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La trajectoire déplorable du stalinisme sud-africain

D 30 juin 2014     H 05:30     A Claude Gabriel     C 0 messages


En décembre dernier, le syndicat de la métallurgie (Numsa) a tenu un congrès de rupture avec la centrale historique Cosatu en lui faisant procès d’appuyer la politique libérale de la coalition au pouvoir formée par l’ANC et le Parti communiste.

Ce 11 février, la direction du Cosatu prend acte de cette rupture et met à son ordre du jour l’expulsion du syndicat dissident. Dans cette déclaration, un argument se singularise particulièrement pour entériner la scission sans autre tentative de maintenir l’unité syndicale : le Numsa a décidé de suspendre son versement financier au profit du Cosatu … et du parti communiste.

Un étrange attelage

L’arrivée au pouvoir de l’ANC en 1994 se fit sous couvert d’une « coalition » avec le Parti communiste sud-africain et la centrale syndicale majoritaire Cosatu. L’acceptation de cet assemblage par la classe dirigeante blanche et ses soutiens internationaux semblaient se justifier par le haut niveau de conflictualité sociale qu’avait connu le pays depuis la fin des années 1970. Les longues années de négociations qui avaient précédé avaient donné le temps nécessaire aux protagonistes pour se mettre d’accord sur le fond, sur le système économique, sur le maintien de la propriété industrielle, sur un programme de « reconstruction ». Mais il fallait donner le change aux populations noires au nom de la « révolution démocratique » et même du socialisme, terminologie massivement utilisée dans les luttes ouvrières et celles des townships. En proclamant l’existence d’une coalition tripartie dans laquelle le syndicat et le PC proclamaient haut et fort leur attachement au socialisme, l’illusion était garantie.

Toutes formes de coalition peuvent exister. Mais celle-ci a sa singularité : le PC est financé par les syndicats. Les locaux du parti sont situés dans l’immeuble du Cosatu et payés par celui-ci. L’osmose entre directions syndicales et état-major du PC est totale, le tout sous le parapluie bienveillant de l’ANC et donc aussi du gouvernement, qui profitent de ce lien organique avec la « classe ouvrière » et « son parti ».

Le calcul se révéla très vite faisandé. En quelques mois, la corruption a englouti dirigeants syndicaux et cadres du PC. On ne comptait plus les anciens secrétaires généraux devenus businessmen, dirigeants de fonds de pension ou heureux acquéreurs d’actions minières. Mais le souffle de la liberté et l’espoir né des luttes précédentes limitaient la lucidité du plus grand nombre. Il fallut attendre le remplacement de Mandela par Mbeki et surtout l’arrivée de Zuma à la présidence pour que les faits s’imposent à une part importante de la population. Ce qu’a reflété au demeurant la décision de rupture du Numsa.

L’affaire est en train de mal tourner et c’est une chance. Trop c’est trop dans un pays voué aux politiques libérales. Il est de plus en plus difficile de prétendre gouverner au nom du peuple et des opprimés, notamment après l’assassinat par la police de 34 mineurs grévistes à Marikana en 2012. Tout le montage bureaucratique prend l’eau. Avec le départ du Numsa, d’autres vont suivre. Mais comment en est-on arrivé là ? L’histoire est ancienne et se confond avec celle du stalinisme.

Une longue trajectoire stalinienne

Le PC sud-africain a été fondé en 1921. Très vite, il s’attachera aux thèses politiques staliniennes. Durant trente ans, il est pour beaucoup composé de blancs mais pas exclusivement. Quand, après la seconde guerre mondiale, les luttes d’émancipation prennent leur essor un peu partout dans le monde, il se rapproche du mouvement nationaliste noir, l’African National Congress ; au point de mordre sur ses rangs et d’influencer son élaboration politique. Plusieurs thèmes vont être ainsi transférés du PC vers l’ANC. D’abord, au début des années 1960, c’est la décision très discutable de la « lutte armée » (avec sa part de mimétisme du modèle algérien entre autres). Ce choix, qui se réduisit très vite à une simple propagande armée (pose d’explosifs ici ou là essentiellement), avait deux conséquences qui intéressaient directement Moscou dans cette région (tout près des luttes armées du MPLA en Angola et du Frelimo au Mozambique) : d’une part se positionner comme pourvoyeur d’armes et d’autre part comme prestataire d’entraînement militaire et politique dans les camps situés à l’extérieur de l’Afrique du Sud et nourris par une exfiltration constante de militants venant de l’intérieur.

Le second apport, si l’on peut dire, de Moscou via le PC fut celui de la théorie du « colonialisme d’un type spécial », sorte de mouture locale de la théorie de la « révolution démocratique ». Puisque l’Afrique du Sud n’était, selon le PC, qu’un pays colonial tardif, avec toutefois la présence d’une réelle classe dirigeante blanche locale, il fallait d’abord combattre pour un État démocratique, débarrassé de ses lois raciales, avant de poser la question sociale. La Charte de la Liberté, le programme de l’ANC, était dans cette épure, même si elle pouvait apparaître plus radicale à certains égards en posant la revendication des nationalisations et de la réforme agraire.

Quand le mouvement de masse repartit à l’offensive au tout début des années 1980, le PC était devenu peu ou prou une sorte de poisson pilote de l’ANC principalement dans les bases extérieures en Angola, en Zambie, à Londres. Mbeki, futur président, fut par exemple membre de son comité central. Le PC se posait en représentant, unique évidemment, de la « classe ouvrière » au sein du futur dispositif démocratique. C’est au nom de ce monopole prolétarien qu’il monta en première ligne, entre 1982 et 1986, pour dénoncer (déjà à l’époque) les syndicalistes indépendants qui osaient défier la ligne de l’ANC en défendant une perspective socialiste et l’idée d’un parti des travailleurs sous l’influence de l’exemple brésilien. « Économicistes », « gauchistes », « révolutionnaires de salon » constituaient l’arsenal de caractérisations du PC à propos de ces syndicalistes.

Mais les choses de gâtèrent car le mouvement populaire prenait de l’ampleur. Le syndicalisme sud-africain renaissant gagnait en influence en posant la question de l’exploitation sociale des Noirs. Le PC fit alors un virage radical pour se présenter comme le défenseur du socialisme. S’autoproclamant l’unique parti d’avant-garde et représentant du prolétariat, il couvrait ainsi le flanc gauche de l’ANC alors que se multipliaient les grèves dans les mines et les entreprises.

Or, l’ironie voulut que ce virage opportuniste soit pris alors que commençaient les négociations entre Mandela en prison, l’ANC en exil et les grands patrons sud-africains, dans un environnement mondial marqué par la perestroïka de Gorbatchev et les grandes négociations Est-Ouest. Le PC joua alors un rôle peu reluisant. À l’intérieur, une campagne de boycott scolaire était lancée avec pour mot d’ordre « pas d’éducation sans libération ». Ce mouvement, différemment encadré selon les lieux, pris très vite un cours très anarchique et de nombreux parents commencèrent à renâcler en voyant leurs jeunes enfants partir ainsi à l’assaut du système dans un très grand désordre politique et organisationnel. Le PC lui adoptait alors une propagande totalement délirante : parlant de « zone libérées » et de double pouvoir, évoquant l’existence de tribunaux populaires dans les quartiers… Étrange positionnement, alors qu’il était investi dans des négociations au sommet visant tout bonnement à mettre en place une transition pacifiée, très éloignée même des revendications de la fameuse Charte de la Liberté.

La fin d’une histoire

C’est dans ce contexte que le PC accéda au pouvoir au côté de l’ANC, avec moult adhésions croisées entre les deux structures. Il participait d’un côté aux compromis avec le patronat et l’ancien parti au pouvoir et se prévalait, de l’autre, du souffle socialiste né du mouvement populaire des années 1980. Et il apportait avec lui le contrôle total de la direction du Cosatu. Le PC autoproclamait le lien indéfectible et organique entre le « parti d’avant-garde » du prolétariat et le syndicat. Raison de plus, n’est-ce pas, pour se faire financer par les cotisations syndicales ! Cette posture hautement stalinienne, bureaucratique et corruptive est désormais en crise ouverte.

Mais la direction du Numsa, désormais sortie de ce piège, aurait tout intérêt à ne pas reproduire le même schéma, entre le futur parti ouvrier qu’elle appelle à construire et la recomposition syndicale en cours. Elle doit elle-même tirer les leçons de son histoire récente, ne pas simplement l’expliquer par la trahison du PC et de la direction du Cosatu. Une évaluation poussée des phénomènes bureaucratiques est nécessaire, ainsi que du lien soi-disant organique entre parti et syndicat. Attention aux auto-proclamations « marxistes-léninistes » quand on dirige des centaines de milliers d’ouvriers ayant peu de rapport avec l’histoire du communiste européen !

Pour l’heure, la direction du Numsa invite les forces – que nous pourrions qualifier de gauche radicale – à discuter de l’avenir et de la reconstruction d’un mouvement ouvrier. Elle le fait sans sectarisme, même si la frontière entre syndicat et parti reste très vague dans ses écrits. Elle n’appellera donc pas à voter pour la coalition au pouvoir et cesse de financer le PC. Tout le monde s’accorde à dire que l’ANC sortira vainqueur mais d’une courte tête cette fois-ci, tant est forte la désillusion et donc l’abstention.

Cette rupture est un événement d’une grande ampleur qui se cumule avec le massacre de Marikana. Quelle que soit sa dynamique future, elle illustre la fin annoncée, lamentable et affligeante, d’un parti stalinien. ■

Claude Gabriel