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Angola : un pouvoir immensément riche, mais qui a peur…

D 10 février 2017     H 05:11     A Michel Cahen     C 0 messages


Nous publions le seconde partie de l’entretien avec un des meilleurs spécialistes de l’Afrique Lusophone, Michel Cahen, directeur de recherche CNRS à la Casa de Velázquez (Madrid) et à l’Instituto de Ciências Sociais (Lisbonne). Cet entretien a eu lieu au mois de mai et éclaire la passation de pouvoir entre José Eduardo Dos Santos et João Lourenço son ministre de la défense

Q. : Peux-tu nous rappeler le processus de décolonisation en Angola ?

Comme on le sait, le 25 avril 1974 un coup d’état militaire a mis à bas le régime fasciste portugais qui était au pouvoir depuis 1930. L’armée a pris le pouvoir parce qu’elle était épuisée par dix ans de guerre coloniale.
En Angola, les Portugais tenaient le coup militairement parce que les mouvements de libération étaient divisés et se faisaient la guerre, autant entre eux que contre les Portugais.

Il s’agissait du MPLA (Mouvement Populaire de Libération de l’Angola) d’une part, qui était principalement implanté dans les zones Mbundu, dans les classes moyennes et le petit peuple urbain de la capitale Luanda, et d’autre part du FNLA (Front National de Libération de l’Angola) qui était issu d’une formation Bakongo liée à une branche de l’ancienne famille royale Kongo et soutenu par Mobutu (Zaïre) et par les Américains.

En 1965 un troisième mouvement était apparu, l’UNITA (Union Nationale pour l’Indépendance Totale de l’Angola) qui était une scission du FNLA et qui était formé principalement de ressortissants du grand peuple du centre sud de l’Angola, les Ovimbundu. Mais en citant ici des noms de nations précoloniales, je ne suis pas en train de dire que ces trois mouvements furent des mouvements strictement ethniques, ils ont tous des trajectoires historiques dans un espace angolais qui n’était absolument pas national. Les socialisations de leurs membres avaient été différentes, par exemple pour le MPLA il s’agit d’une population urbaine à Luanda, de vieilles élites créoles descendant de marchands d’esclaves africains, mais marginalisées par la colonisation.

Pour le FNLA, effectivement, ce sont majoritairement des Bakongo mais pas seulement (il y a aussi des Cabindas), et on trouve des gens expulsés de leurs terres, lors du boom caféier des années 1950, qui s’étaient réfugiés à Kinshasa et Brazzaville. Quant à l’UNITA elle était très proche de l’église congrégationaliste américaine dans le centre sud du pays. Ce que je veux dire, c’est que les socialisations, les trajectoires des membres de ces mouvements, sont complètement différentes.

Q. Peut-on considérer ces trois organisations comme des mouvements de libération ?

Oui bien sûr, même s’il faut faire des analyses différenciées du fait de leurs trajectoires et de leurs histoires différentes. Mais le fait d’obliger les mouvements de libération africains à accepter l’espace colonial (l’« Angola ») a posé d’énormes problèmes. Par exemple, à l’origine du FNLA il y avait l’UPNA (Union des Populations du Nord de l’Angola) en fait une organisation ethnique ou nationaliste dont le rêve était la reconstitution d’une entité Bakongo qui avait existé pendant plusieurs siècles et qui aujourd’hui est divisée entre le nord de l’Angola, Cabinda, le sud du Congo Kinshasa, le sud du Congo Brazzaville et le sud du Gabon.

Dans le contexte des années 1974/75, c’est le MPLA qui a le mieux réussi, non pas dans une implantation rurale qui était très faible, mais grâce au lien avec l’irruption du mouvement social urbain. L’histoire a montré que les uns comme les autres n’étaient pas forcément plus progressistes, malgré les alignements du MPLA avec Cuba et l’Union Soviétique, du FNLA avec les États-Unis et le Zaïre et de l’UNITA, qui était maoïste jusqu’en 1974, et qui a procédé à un fantastique retournement en devenant l’allié de l’apartheid.

Il faut bien comprendre que les alignements internationaux, pour ces partis, sont des choses qui viennent « après » et ne les caractérisent pas totalement. Ce sont des partis qui ont une historicité propre à l’intérieur du pays et qui, ensuite, cherchent des appuis cela s’exprime par des alignements internationaux, mais ces alignements internationaux ne sont pas fondateurs de l’identité politique, même au moment où le MPLA se réclame du marxisme-léninisme, après l’indépendance. Il ne faut absolument pas le comparer avec le parti communiste cubain ou le parti communiste vietnamien, le marxisme est ici un pur instrument qu’ils abandonneront quand ils n’en auront plus besoin.

Q. Ensuite il y a eu la guerre civile…

Effectivement une guerre civile entre les trois mouvements, ce qui a internationalisé le conflit puisque le MPLA était soutenu par les Cubains et l’Union Soviétique pendant que le FNLA et l’UNITA étaient soutenus par Mobutu, les Américains et l’Afrique du sud. Cette guerre civile ne s’est arrêtée qu’en 2002, avec la défaite militaire de l’un des camps, quand le dirigeant dictatorial de l’UNITA fut tué grâce aux renseignements fournis par les États-Unis et Israël (qui entre temps s’étaient alliés au MPLA) et qui ont permis de localiser ce dirigeant.

En fait, il y a eu une succession de trois guerres civiles en Angola. À la fin du processus, le conflit était devenu assez ethnicisé, des deux côtés d’ailleurs ; le MPLA a fait des massacres d’Ovimbundu et l’Unita ne jurait que par eux, mais cela n’est pas venu spontanément. Cela a été un processus de dégénérescence d’une guerre civile qui en fait a duré, si on prend les premiers combats entre les groupes, de 1962 à 2002 ; donc le processus d’ethnicisation de la guerre civile n’a été que l’ultime phase d’un conflit entre des trajectoires sociales extrêmement différentes dans un espace colonial et non-national.

Q. Et ensuite, après la guerre civile ?

Si l’Unita a été vaincu militairement, elle existe toujours comme parti politique, même minoritaire, elle a eu 15% des voix dans des élections soit frauduleuses, soit sous la main très lourde du néo-patrimonialisme autoritaire du MPLA. Des tas de gens, qui avant étaient du côté de l’UNITA, sont passés du côté du MPLA, comme accommodement avec le vainqueur. Entre 2002 (fin de la guerre civile) et 2013, quand les prix du pétrole étaient très hauts, l’élite angolaise s’est enrichie scandaleusement, à un niveau vraiment incroyable, voulant faire de Luanda le Dubaï de l’Afrique. Par exemple, la fille du président, Isabel dos Santos, a acheté de nombreuses entreprises au Portugal dans les télécommunications, les médias, le secteur bancaire, l’industrie, l’énergie, etc… ; elle les a achetés comme moyen de faire sortir les capitaux de l’Angola, alors que tout cet argent serait si utile dans le pays. Ce qui intéresse ces gens-là évidemment n’est pas le Portugal lui-même, mais l’ancienne métropole est une porte d’entrée dans l’Union Européenne, vers la City de Londres, et pourquoi pas Washington.

Ils ont donné quand même quelques miettes à la population, épuisée par des guerres civiles qui ont duré encore dix ans de plus que celle du Mozambique et donc le président-dictateur José Eduardo dos Santos est apparu comme l’ingénieur de la paix. Il avait vaincu l’UNITA et on lui donnait crédit d’avoir ramené la paix. Mais maintenant cela fait pratiquement 15 ans de paix et la situation des gens ne s’améliore absolument pas. Et le prix du pétrole (98% des ressources en devises du pays) a dégringolé à partir de 2013, avec une incidence directe sur le budget du pays. Le budget étant en diminution de 50%, les budgets de l’éducation, de la santé, etc… ont été divisés par deux. Évidemment cela ne gêne pas beaucoup l’élite, mais explique qu’elle a très peur en ces temps actuels de restriction, de l’émergence d’un nouveau mouvement social.

Q. Quelle est la situation politique et sociale du pays ?

Dans ce contexte est apparu un mouvement contestataire, tout à fait indépendant des partis traditionnels de l’opposition que sont le FNLA (qui est très petit mais existe toujours), l’Unita qui a 15% des voix et une scission de l’UNITA – qui s’appelle CASA – et puis le seul parti de gauche qui s’appelle le Bloc Démocratique qui a des liens avec le Bloc de Gauche au Portugal, mais qui n’a pas de députés. Ce mouvement contestataire est venu d’étudiants et de jeunes professeurs d’université, ils se considèrent comme le « mouvement révolutionnaire », en abrégé « revus » (prononcer « révouch », abréviation de revolucionários en portugais), ils ont fait des manifestations très courageuses, leur modèle étaient les révolutions arabes, sauf que c’étaient des manifestations dont le maximum de participants n’était que de 300 personnes.

À Luanda les « quartiers du sable », les Muceques qui sont les quartiers populaires, n’ont absolument pas bougé car ils sont fortement pris en main par le pouvoir. Cela pourra venir, mais les manifestations sont très férocement réprimées, il y avait plus de policiers que de manifestants…

Q. La presse s’est fait écho du procès du rappeur Luaty Beirão et des ses compagnons qui, depuis, ont été libérés. Peux-tu revenir sur cet épisode ?

Ce groupe de jeunes intellectuels « revus » dont certains, c’est le cas du rappeur Luaty Beirao, sont issus de familles de grands dignitaires du MPLA, exprime une espèce de crise générationnelle qui se fait jour au sein même de l’élite. Majoritairement ce ne sont pas des gens qui viennent des quartiers populaires, ce sont des intellectuels venus de l’élite et qui se dressent contre la pourriture de ce gouvernement immensément riche dans un pays immensément pauvre.

Effectivement ils ont fait plusieurs manifestations depuis 2013 qui ont eu très peu de succès, mais ils recommençaient très courageusement et, récemment il y a huit mois, ils ont tous été arrêtés sous l’inculpation de tentative de préparation d’actions violentes pour renverser le président. En réalité, c’était exactement le contraire, ils théorisaient sur le pacifisme et étudiaient des ouvrages pacifistes, de désobéissance civile et donc ils avaient prévu tout un schéma de mobilisations civiles qui n’auraient, très probablement pas marché, tant que les quartiers populaires ne se mettront pas en mouvement. Mais le pouvoir a eu peur. Cela prouve que ce régime dictatorial s’est auto-intoxiqué parce que, en réalité, ce petit groupe de jeunes courageux ne présentait absolument aucun danger pour lui.

Ce n’est pas parce qu’on a une quinzaine d’intellectuels dans leur coin qui font de petites manifestations que les gens vont bouger, mais le pouvoir a eu peur parce que ce n’était pas un groupe armé, mais un groupe civil, qui d’ailleurs a été emprisonné 6 mois en préventive et dont le procès a eu lieu en juin 2016, il y a un appel en cours et ils sont condamnés à des peines lourdes allant de 2 à 8 ans de prison [NDLR : depuis, ils ont été graciés], sans parler du fait qu’il y avait deux militaires dans leur mouvement qui, eux, ont disparu ; ils sont probablement morts. En fait on en a beaucoup parlé, parce que c’est un mouvement symboliquement important et à cause de la notoriété du rappeur, mais socialement cela n’a pas encore débouché sur une expression populaire.

En Angola aucune émeute urbaine n’a eu lieu, mais le jour où cela viendra ce sera pire qu’au Mozambique [NDLR : il y a a eu des émeutes de la faim à Maputo en 2008 et 2010], parce que Luanda est une ville monstrueuse de six millions d’habitants. Depuis la fin de la guerre civile, les trois quarts de la population de l’Angola vivent sur la côte et la moitié vit dans la cité de Luanda.

Les quartiers populaires sont des espèces de favelas gigantesques et sont très maltraités par le pouvoir parce que les autorités expulsent, par la force, une partie de ces quartiers populaires pour construire des condominiums privés pour l’élite, avec fil de fer barbelés et hauts murs. Le processus est très simple : « si vous êtes propriétaires, montrez-nous les papiers », mais les gens sont là depuis trois générations et n’ont jamais eu de papiers pour prouver qu’ils sont propriétaires de leur petite baraque et donc ils sont expulsés, parfois très loin sans aucune compensation, et donc la situation sociale est très tendue.

Jusqu’à présent cela n’a pas provoqué d’émeutes, mais le jour où les Muceques descendront dans l’ancienne ville coloniale pour attaquer et piller, cela fera très mal. La réponse du pouvoir sera très violente aussi : je n’ai aucun doute sur le fait que la garde présidentielle, ou la police militaire de l’Angola, n’hésiteront pas à faire un massacre de masse pour rétablir l’ordre.

Q. Peux-tu nous dire quelques mots sur le Bloc Démocratique en Angola ?

C’est un parti assez ancien. Auparavant c’était le FPD (Front Pour la Démocratie) qui avait été créé principalement par des survivants de l’OCA (Organisation Communiste Angolaise), un groupe maoïste pro-albanais en 1975. L’OCA elle-même venait des Comités Amílcar Cabral (CACs) formés par des étudiants révolutionnaires en 1974-75, qui pratiquaient une sorte d’entrisme dans le MPLA.

Les CACs ont été dissouts par le pouvoir dès l’été 1975 et l’OCA s’est alors créée sous une forme clandestine. L’OCA était très stalinienne, elle n’était pas contre le parti unique mais, ayant conclu que le MPLA ne pourrait pas être le parti révolutionnaire, elle voulait créer elle-même ce parti révolutionnaire qui, dans la conception d’alors, serait également unique ! Ses dernières cellules ont été détruites en 1979, certains de ses militants ont émigré (surtout au Portugal), d’autres se sont tus pendant des années ou ont changé d’opinion, etc.

Ceux qui sont restés fidèles à un idéal émancipateur ont créé le FPD en 1991 quand il y a eu un tournant semi-pluraliste lors de la tentative d’élections générales faite cette année-là. C’était un parti assez respecté parce que très éthique, il n’y a pas de corrompus en son sein – une rareté locale !.

C’est un parti composé d’intellectuels, mais dont les membres animent des ONG intéressantes. Même devenus légaux, ils ont été victimes du harcèlement du pouvoir. Par exemple, pour présenter des candidats aux élections, il faut des récépissés d’agrément émis par l’administration, mais si les autorités ne délivrent pas ces récépissés avant la date-limite de dépôt des candidatures ils ne peuvent pas présenter de candidats… Ils n’ont donc eu aucun élu.

Ensuite, pensant résoudre ces problèmes, ils ont déposé de nouveaux statuts et ont changé de nom pour Bloco democrático. En fait, cela n’a rien arrangé. C’est un petit parti mais c’est vraiment le seul parti de gauche angolais et ce n’est pas un groupuscule volatile qui va disparaitre dans quinze jours, c’est un petit noyau de gens qui ont des liens avec le mouvement révolutionnaire des jeunes intellectuels dont j’ai parlé, des liens certes indirects, mais ils les soutiennent vraiment alors que les autres partis d’opposition, comme le FNLA ET l’UNITA sont tout à fait séparés de ce mouvement.
Ils ont été proches d’une importante ONG, SOS HABITAT qui a fait un très bon travail dans les Muceques en luttant contre les expulsions.

C’est un parti qui est faible et qui, en particulier, a encore été incapable à ce jour de créer autour de lui une dynamique unitaire ; il faut dire qu’eux-mêmes ont une vision assez négative de l’unité de l’opposition car ils pensent que tous les partis de l’opposition sont achetés par le pouvoir ou que, s’ils étaient au pouvoir, ils feraient la même chose que le MPLA. Le Bloco n’a donc pas de véritable politique unitaire ni de stratégie de pouvoir ce qui, à mon avis, l’empêche de se développer.

Mais en tout cas, c’est un parti digne avec des gens courageux et qui, si le mouvement social se réveille et que les Muceques commencent à défendre les jeunes intellectuels emprisonnés par le pouvoir, pourrait un jour avoir une plus grande importance, notamment s’il y a des élections locales. Jusqu’à présent, 42 ans après l’indépendance, il n’y a jamais eu d’élection locale, il n’y a pas de Maire de Luanda, c’est une gestion directe par l’État.
S’il y avait des élections locales, notamment à Luanda, c’est sûr que le MPLA perdrait ces élections, que l’opposition gagnerait et au sein de cette opposition il est bien possible que le Bloc Démocratique, qui dans la ville de Luanda est bien connu ainsi que dans certaines villes de province, auraient des élus et des conseillers municipaux.

Le Bloc Démocratique est aussi le seul parti angolais qui a une position correcte sur la question de Cabinda où il y a encore une guérilla de basse intensité menée par le FLEC (Front de Libération de L’enclave de Cabinda). C’est un territoire qui n’a pas de continuité territoriale avec l’Angola, qui était un morceau de l’ancien royaume du Congo qui était lui-même une colonie portugaise séparée. Jusqu’en 1956, c’était le Congo portugais, au côté des Congo français et belge. C’est seulement en 1956 qu’il a été fondu avec l’Angola et ensuite, lors des négociations de 1975 pour la décolonisation, le principe de l’intangibilité des frontières coloniales a été accepté et donc Cabinda devait faire partie de l’Angola. Mais les Cabindais ne l’ont jamais accepté.

Au Cabinda, il y a une répression féroce sur tout ce qui bouge, notamment l’église catholique, mais la guérilla qui se maintient à un bas niveau d’intensité s’est fait connaitre d’une mauvaise manière en 2008 lors de la Coupe d’Afrique des nations de football (CAN). En effet, elle avait attaqué l’autocar de l’équipe du Togo, qui traversait l’enclave, faisant plusieurs morts. Il faut dire que le FLEC aussi est un mouvement coupé en plusieurs factions (les mauvaises langues disent qu’il y a une faction par compagnie pétrolière), mais en tout cas le Bloc Démocratique reconnait le problème des Cabindais et ne les traite pas de « terroristes », de « séparatistes », etc. et considère que les Cabindais devront être consultés sur leur appartenance à l’Angola, que ce soit pour une autonomie ou une indépendance complète.

Une jonction entre le mouvement révolutionnaire, les mouvements sociaux et le bloc démocratique serait la seule petite lumière au fond du tunnel en Angola.

Post-scriptum (janvier 2017) : le président José Eduardo dos Santos a annoncé son retrait du pouvoir en 2018. Dans la mesure où la personne du président est aussi la clé de voûte d’un richissime système néo patrimonial, il est possible que ceci entraîne une relative instabilité du pouvoir, des luttes internes au MPLA. Mais sans unité de l’opposition, rien de crédible ne sera possible…

Propos recueillis par Paul Martial