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Les disparus du Burundi

D 23 septembre 2017     H 05:05     A David Gakunzi     C 0 messages


Que l’on évoque les disparitions forcées et on pense de suite, principalement, aux dictatures sud-américaines des années 70-80. Ce crime est, hélas, également, aujourd’hui encore, une tragique réalité au Burundi.

Silence. Faire taire. Des coups. Des coups sur la porte. Des ordres. Des ordres hurlés : « Ouvrez ! Ouvrez sinon… » Arrêté. Arrêté manu militari et forcé de monter dans un véhicule. Destination ? Inconnue. Enlevé. Enlevé aux siens. Enlevé chez soi. Ou au détour d’un chemin. Ou ailleurs : sur son lieu de travail, dans un bar, au cours d’une rafle, d’une rafle fortuite… Arrêté, enlevé n’importe où, n’importe quand. Enlevé devant ou hors témoins. Arrêté, enlevé, insulté, frappé, cogné, brutalisé, séquestré, porté disparu.

Inquiétude. Sans sommeil. Les proches et les amis, sans sommeil. L’attente. L’angoisse. On guette. Où ? Par où commencer les recherches ? Frapper aux portes de la terreur instituée ? Se jeter ainsi soi-même dans la gueule du loup ? Risquer à son tour le précipice ? Que faire ? Que faire lorsque l’Etat n’est plus rempart protégeant la vie ? Que faire lorsque la vie est ainsi à découvert ? Se tourner du côté du monde et hurler de toutes ses tripes, sa détresse ? « Tabariza ! Risque de torture et d’assassinat ! »

Enlevé. Séquestré. L’interrogatoire. Qui était avec toi ? Des coups. Fauteur de troubles ! Insurgé ! Des coups. Mujéri ! Des coups ! Traître ! Ennemi de la nation ! Des coups. Avoue ! Des coups. Tes complices ! Des coups. Fini ! C’est fini pour toi ! Des coups. Les suffocations. Les brûlures. Les injections. Les mutilations. Les coups. Les coups répétés. Les coups pour briser. Briser méthodiquement. Le fouet. Le bâton. Les baïonnettes. L’électricité. Suspendu. Suspendu dans le vide. Suspendu, les bras ligotés dans le dos. La torture. La cruauté. Les cris. Les hurlements. La douleur. La douleur à jamais gravée dans le corps. Toute la douleur du monde. Du sang. Du sang sur les murs. Du sang sur le sol. Flaques de sang. Le sang en flaques. Le calvaire. Supplicié. La mort. La mort mille fois par jour. L’enfer. L’enfer dans le secret. L’enfer dans le tas et la solitude. La vie qui ne pèse plus grand-chose ; la vie qui ne signifie plus rien. Rien du tout. La vie ? Le néant. Disparu.

Disparus. Des jours et des jours qui traînent et tournent comme des siècles et les bourreaux, galonnés ou bureaucrates de service, questionnés, interrogés par la conscience universelle déroulant la même formule n’exerçant aucun regret : « Disparus, vous avez dit disparus ? N’importe quoi ! Notre pays est un véritable îlot de paix. Un vrai paradis paisible. »

Et les noms comptés et recomptés ; les noms appelés ? La longue liste des noms appelés sans écho ? Réponse solennelle des bourreaux, la capacité morale totalement abdiquée et la cruauté en réjouissance : « Vous savez, il y a parfois des personnes qui disparaissent de manière volontaire ; ils partent, on les cherche et on ne les retrouve pas, et plus tard, des années plus tard, on les retrouve dans d’autres pays. Ils avaient décidé eux-mêmes de disparaître et ils ont changé de nom. »

Cynisme sans réserve et paradoxe. Paradoxe : les bourreaux, le rire de fête, se réjouissent, se félicitent publiquement de « l’écrasement » des « ennemis de la nation » et dans le même élan, démentent la commission des actes célébrés. Ils nient. Les bourreaux nient : « La disparition est un fantasme ; les meurtres, une divagation. Les disparus sont ailleurs. Les disparus sont partis en exil. » La disparition n’existe pas ; la réalité n’existe pas. L’acte : la destruction. Le discours : la négation. La destruction des hommes peut continuer.

Destruction jusqu’aux cadavres des personnes enlevées. Destruction jusqu’à la vie de ceux que l’on a envoyé tuer et profaner les cadavres. Aucune trace. Aucun témoin. Rien ne doit filtrer. Mutisme. Tout le monde, bouche cousue.

Chagrin sans trêve. Le vide. La peine. Mais dans le cœur et la mémoire, un brin d’espérance … On espère toujours… Peut-être que… Un bruit sur la porte ? Le téléphone qui sonne ? C’est peut être…

A voix basse. On parle à voix basse. On chuchote… On murmure… On espère. Peut-être bien qu’un jour… On rêve… Les embrassades… Les retrouvailles. Sa voix… Le timbre de sa voix… Son sourire… Son rire… Son humour… Sa beauté… Ses passions… Ses colères… Au-dessus de la douleur, on visite le temps et les couleurs passés qu’on voudrait présents. Il s’appelait… Il s’appelle… Elle s’appelait… Elle s’appelle… Elle était… Elle est… On respire les souvenirs communs. Il est vivant ! Elle est vivante ! Destination inconnue et la mort en ligne d’arrivée ? On refuse. Et où le corps ? Enterré ? Où ? Dans une fosse commune ? Jeté ? Où ? Dans une rivière ? Au bord d’une route ? Les circonstances ? Oui, les circonstances ? Impossible de savoir.

On imagine. On imagine les dernières heures de la victime. On imagine l’horreur. Car au regard des corps non identifiés, retrouvés ici et là, retrouvés, abandonnés, jetés dans les rues, jetés sans forme comme on jette des détritus ; car au regard de ces corps retrouvés martyrisés, ligotés, mutilés, torturés, dégradés, désacralisés ; car au regard de ces corps dispersés, exhibés au regard de tous comme pour semer l’épouvante ; car au regard de ce déni d’humanité due aux vivants et aux morts…

L’effroi. La terreur. Terreur, lâcheté et zombification. Le pays peuplé d’ombres en instance, en latence. Le pays hanté par des noms et des visages sans droit de cité. Et ceux qui voient et ne veulent pas voir. Plus de responsabilité de chacun envers chacun. Et les autres, tous les autres, l’âme dévorée, la bave des bourreaux divaguant dans leur bouche tels des Zombis ventriloques : « Les Disparus ? Rumeurs. Rumeurs propagées par les ennemis de la nation. Rumeurs. Ces soi-disant disparus sont partis en voyage. Ces soi-disant disparus ont décidé de changer d’identité. Aucun disparu. Aucun disparu dans notre belle république où règnent la paix et la concorde nationale. »

La terreur a décidé : les disparus n’existent pas. Punto final. Nulle rive en consolation pour les proches. Il n’y aura ni salut ultime aux dieux de l’univers, ni bénédictions, ni cortège funèbre. Nulle séparation entre les morts et les vivants. Le mort ne sera pas mis en terre. Car où ? Où le temple de l’esprit ? Où le corps ? Où la mort achevée ?

Chagrin sans trêve. Le vide. La peine. Mais dans le cœur et la mémoire, un brin d’espérance … On espère toujours… Peut-être que… Un bruit sur la porte ? Le téléphone qui sonne ? C’est peut être… Peut-être qu’un jour… Partager encore un verre… Contempler ensemble les étoiles… Ecouter le bruit des gouttes de pluie ricochant sur le toit de la maison… Discuter des heures et des heures… Se chamailler, se raccommoder… A pied, flâner librement dans les rues… Rire ensemble aux éclats… Le disparu n’est plus là mais il est toujours là : ni mort, ni vivant.

Et chaque matin, on se pousse, on s’éloigne d’hier, on monte à travers les saisons vers l’autre rive, le battement troué d’absence, troué de silence. On se pousse. Entre les vivants et les disparus, on pousse les murs de la nuit, on se pousse vers la clarté : l’épouvante passera, le cauchemar passera. A l’horizon, la beauté n’est pas morte.

David Gakunzi

Source : http://www.parisglobalforum.org