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Cameroun : “C’est la bourgeoisie bamiléké qui fait peur”

D 3 avril 2012     H 05:04     A Anicet Ekane     C 1 messages


Anicet Ekane. Candidat à la dernière élection présidentielle, l’ancien président du Manidem accuse la quasi-totalité de la classe politique d’instrumentaliser le tribalisme afin de mettre la main sur les richesses du pays.

Ces temps-ci, intellectuels et activistes, échangent de plus en plus, même indirectement, sur les questions ethniques dans notre pays. Pourquoi cela arrive-t-il en ce moment ?

Autant on entendait ces débats en 1990, autant on les entend maintenant.

On se situe dans une phase particulière. Tout le monde sait que l’alternance arrive et il y a des enjeux de pouvoir. Cette mise en évidence de la théorisation du tribalisme est le résultat de l’appât du pouvoir en transition. L’axe nord-sud, toutes les élites dont l’élite bamiléké qui cherche des alliés pour soi-disant partager le pouvoir participent de cette perspective.

Et les hommes politiques, eux, semblent être en retrait…

Les hommes politiques sont en retrait parce que la plupart d’entre eux travaillent sous le prisme du tribalisme. Je vais vous citer des exemples. Au Sdf, John Fru Ndi a déclaré tout de go qu’un Bamileke ne peut pas être secrétaire général de son parti. A l’Upc, vous avez les tribus piliers qui font que les secrétaires généraux doivent être bassa et les présidents, bamileke. A l’époque de la restauration du multipartisme, je m’étais entendu demander ce que moi, un Sawa, venait faire à la tête de l’Upc. Au Rdpc, il y a une hégémonie beti qui ne fait aucun doute. Il y a une ethnicisation de l’Udc. Dans les congrès de l’Udc, à part le français et l’anglais, on parle généralement une autre langue dans les couloirs. A l’Undp, il y a une pratique de cloisonnement ou de promotion des différents responsables en fonction de leur tribu. Je me souviens quand Pierre Flambeau Ngayap a été désigné secrétaire général de l’Undp, Shanda Tonme a déclaré que l’Undp avait fait le choix du nombre et de la puissance économique. Lui, qui se fait passer pour le chantre de la défense des intérêts des peuples bamileke, avait félicité Bello Bouba Maïgari.

Est-ce à dire que le tribalisme arrange à peu près tout le monde ?

Oui, absolument. Quand on parle de fiefs des partis politiques, en réalité on parle de fiefs régionalistes. La plupart des dirigeants politiques de notre pays dessinent leur politique suivant le prisme ethnique. Dans les partis politiques, il y a, comme au niveau du pouvoir, une répartition des postes en fonction des régions et des origines. Mais vous ne le verrez pas au Manidem et dans les partis d’obédience upéciste en dehors de l’Upc gouvernementale où le tribalisme s’est installé de façon totale. Ce prisme tribaliste est dans la pratique de la plupart des hommes politiques qui ne s’en cachent même pas. La plupart des responsables politiques du Nord se définissent comme tels, comme une association, une synergie des hommes politiques du Nord indépendamment de leur orientation politique. Ça pose problème. Jean-Jacques Ekindi est dans la même logique. Et malgré son discours, son terreau politique est un terreau tribaliste. Malgré tout le mal qu’on peut penser du Sdf, ce parti a gagné toutes les mairies à Douala en 1996. Et on a vu Ekindi, à la tête d’une association, « Kond’a mboa sawa », « la renaissance du peuple sawa » pour défiler avec d’autres intégristes dans les rues de Douala. Avec des pancartes sur lesquelles il était écrit « que les Bamileke aillent voter chez eux ». Explicitement et au vu et au su de tout le monde. Ekindi était dans la marche. Et l’administration a laissé faire parce qu’elle était embêtée que le Rdpc ait perdu toutes les municipalités de Douala.

Comment avez-vous vécu les événements de Deido ?

Voilà des événements que des hommes politiques, en mal de popularité dans leur tribu d’origine, ont voulu exploiter…

Vous le dites avec dégoût…

Beaucoup de dégoût. Je ne comprends même pas que les Camerounais qui ne sont pas intégristes régionalistes accordent encore du crédit à des hommes politiques comme Dzongang ou Ekindi. Dzongang a déclaré que les Bamileke apportent une grande contribution dans la richesse du pays. Je veux bien, mais allez voir les Bamileke qui souffrent à Bepanda Yonyon ou à Village, à Douala. Je ne pense pas que ceux-là se reconnaissent dans la production de richesses des Kadji, Fotso et autres. Cet amalgame ne peut être utilisé que par ceux qui veulent se prévaloir de la casquette de dirigeants ethniques. On l’a vu lors de la dernière élection présidentielle quand un certain nombre de candidats ont essentiellement fait campagne dans leur région et y ont eu le maximum sinon l’essentiel de leurs voix.

Au même moment, pourquoi la question de l’ethnie est-elle si taboue ?

C’est parce que les gens sont tribalistes dans la nuit. Le jour venu, ils jouent aux malins. Tous ces hommes politiques, à l’exception de celle de ma famille politique, font de la politique dans l’arrière boutique et dans la nuit dans les associations tribales ou tribalistes. Le jour venu, ils viennent parler d’intégration nationale à la radio ou à la télévision. Ça les arrange parce que chacun est roi et maître chez soi.

En quels termes se pose la question ethnique chez nous ?

Il faut préparer notre pays à l’intégration. Les échanges, les mariages inter-ethniques, le brassage des populations du fait du développement des infrastructures, l’ouverture de nos enfants hors de leur région font qu’on arrive automatiquement à l’intégration. Cette intégration qui brasse les cultures est même freinée de façon théorique par les hommes politiques qui voudraient que le Cameroun soit le résultat d’une balkanisation. Il faut encourager l’intégration par des mesures simples : les internats scolaires, les affectations. Dans ma région d’origine, tous les délégués régionaux des ministères sont des Sawa. Un peu partout ailleurs, c’est la même configuration. On ne peut pas en même temps dire qu’on veut un Cameroun uni, qu’on veut l’intégration nationale, fustiger le Rdpc et se complaire dans cette façon de voir les choses selon laquelle chacun doit diriger chez lui. Et les événements de Deido ont montré que beaucoup ont voulu les exploiter ainsi.

L’intégration nationale a-t-elle reculé ces trente dernières années ?

Je ne pense pas que sous Ahidjo l’intégration a vraiment avancé. On était dans un système de dictature. L’expression des gens était brimée par ce contexte sociopolitique. L’équilibre régional est une politique qui a comme prisme, la région. A un moment donné, à l’avènement de l’indépendance, ça peut être une posture pour encourager un développement harmonieux et équilibré des régions. Mais, c’est en matière de politique économique et industrielle que l’on doit faire en sorte que les régions commencent à s’équilibrer. Ce ne sont pas des mesures administratives qui règlent le problème de l’intégration. Ce qu’Ahidjo faisait, c’était de régler administrativement ces questions. Forcément, le couvercle devait sauter, comme on l’a observé en 1990 avec le multipartisme.

Les Camerounais, au quotidien, ont-ils tendance à se rejeter ?

Je ne crois pas. Il n’y a qu’à voir dans les lycées et les collèges. Nos enfants épousent de façon indifférente les filles de toutes les régions, surtout ceux qui sont partis du pays. Il n’y a pas de rejet naturel. Il y a un contexte sociopolitique qui encourage et stimule ce rejet. C’est quarante cinq ans après le collège que j’ai retrouvé des camarades dont je ne connaissais pas du tout l’origine ethnique. A notre époque, à l’internat, nous ne nous demandions pas d’où venait tel ou tel autre. Allez voir maintenant dans les collèges, les lycées et les universités. Vous y avez des associations des ressortissants de tel village ou de tel bled. Heureusement, il n’y en a pas de Bomono. C’est le politique qui est responsable de cette situation. C’est le manque de démocratie qui confine les gens à des replis identitaires. Et c’est en faisant sauter le couvercle que les gens se démasquent. C’est pour cela qu’il est important que l’on lance le débat sur le tribalisme, le régionalisme, la protection des minorités, la question des allogènes.

Mais nous sommes différents les uns des autres…

Oui, et le mal vient de l’exploitation des différences à des fins peu reluisantes. Il faut une révolution mentale pour nous débarrasser du tribalisme instinctif. Je pense en effet qu’il existe deux types de tribalisme. Le tribalisme conscient et même théorisé et le tribalisme instinctif. Je fais cette différence parce qu’il y a très peu de gens qui s’avouent tribalistes. Ils utilisent la formule bien connue « je suis ne suis pas tribaliste mais je n’aime pas les Bamileke, je n’aime pas les Beti ». Certains, tribalistes en réalité, laissent croire que c’est l’introduction des notions autochtones et allogènes dans la Constitution qui a accentué le tribalisme dans le pays. Je pense que c’est faux. Ces termes ont été introduits par la Tripartite parce qu’il y avait une dérive tribaliste dans le pays que l’on ne peut pas nécessairement mettre à l’actif du pouvoir. Je peux pardonner au tribalisme instinctif révélé par exemple dans une interview un peu idiote du cardinal Tumi, qui avait dit que le tribalisme au Cameroun se résumait à ce que les autres ethnies sont jalouses des Bamileke parce qu’ils sont travailleurs et leurs paysans se lèvent tôt. Tous les paysans de ce pays se lèvent tôt le matin et travaillent dur du fait de l’âpreté de la vie en campagne. C’était instinctif et je crois que le cardinal s’est amendé. J’avais écrit un texte sur le prétexte beti. Des gens profitent de ce qu’ils appellent la soi-disant confiscation du pouvoir beti pour faire du tribalisme par réaction. Le peuple beti est otage d’un pouvoir non pas beti mais d’un pouvoir hégémonique beti où la bourgeoisie beti est hégémonique. C’est de ça qu’il s’agit. Mais c’est un pouvoir de toutes les bourgeoisies du pays qui se partagent les richesses. A Kondengui aujourd’hui, il n’y a pas que les Betis. C’était un prétexte pour théoriser, développer et intensifier un tribalisme anti-Beti avec la théorie du pays organisateur. Il faut sortir de ça. Les Betis ne sont pas au pouvoir. Le pouvoir actuel a à sa tête une caste hégémonique.

Mais c’est au nom de la démocratie que les régionalismes s’expriment aussi, non ?

Non, ce n’est pas au nom de la démocratie. C’est la lutte pour le pouvoir qui a excité, par les appétits, le régionalisme. C’est facile de dire « votez pour moi parce que je suis Bafang et parce que je vais défendre les intérêts des Bafang ». C’est trop facile parce que les jeunes Bafang diplômés et qui n’ont pas de travail, les jeunes Sawa qui manquent d’emplois voient leur désarroi exploité. Ceux qui le font sont nantis, ils ne peuvent pas se faire agresser, ils n’empruntent pas les bend skin. C’est facile d’exploiter ces instincts primaires lorsqu’on veut se faire une clientèle politique.

Est-ce à dire que vous renvoyez dos-à-dos les pouvoirs Ahidjo et Biya ?

Non, les contextes sont différents. Le régime Biya se développe dans un contexte pluraliste où on sort de la dictature. Tout ce qui a été brimé, réprimé, confiné remonte à la surface. C’est bien et c’aurait été encore mieux de lancer le débat de façon ouverte. Mais au lieu de cela, on règle le problème par des artifices, des compromis et des compromissions, des tractations plus ou moins louches.

Notre pays ne s’est-il jamais résolument engagé dans la voie de l’intégration nationale ?

Pas du tout. Les pouvoirs dictatoriaux jouent sur la division : diviser pour mieux régner. C’est impossible qu’un pouvoir dictatorial fonde sa politique sur l’intégration, sur la volonté de faire en sorte que les Camerounais se sentent fils d’une même nation. Si les Camerounais abandonnent le repli identitaire, aucun pouvoir non populaire ne peut diriger notre pays.

Appartenir à une ethnie est-elle un avantage et à une autre, un inconvénient ?

Je suis très amusé quand j’entends les gens dire « je suis fier d’être Sawa, je suis fier d’être Bamileke ». Mais, c’est un accident que votre père ait rencontré votre mère. Imaginez un garçon dont le père biologique est Bamileke et qui est élevé à Douala. Il aura toutes les habitudes et les réflexes d’un « nkwah », comme on dit chez les Bamileke. Et l’inverse est vrai. Le milieu social fabrique les individus. C’est ça qui fait en sorte que l’individu est fabriqué par l’environnement et pas par le gêne bamileke ou sawa. Je ne suis pas fier d’être Sawa, je suis fier de ce que je suis devenu, un militant politique ardu. Je me suis battu pour le devenir. Mais le fait que mon père soit de Bomono, je n’ai aucune fierté à en tirer. A la limite, je peux être fier de ce que mon père a réalisé. Je peux être fier de ce que les Um, Moumié et Ouandie ont fait parce qu’ils sont des Camerounais. Parce que je me réclame d’eux. Je suis fier des Milla, Kunde et Eto’o parce que nous sommes de la même nation. Mais être Sawa, je ne vois pas en quoi c’est extraordinaire.

Peut-on valablement parler d’un tribalisme d’Etat dans notre pays ?

On peut en parler parce que dans des pouvoirs forts, vous avez l’hégémonie d’une élite. Et l’élite beti est hégémonique dans ce pouvoir. Forcément, elle se sert de cette hégémonie pour mettre en place une structure étatique qui renforce sa région d’origine. Cette élite excite et caporalise les masses pour leur faire admettre que ce pouvoir leur appartient. Ce qui est totalement faux. Allez voir ce qui se passe en pays beti. Moi, je connais toute la région du Sud en particulier et même la région du Centre. Il n’y a pas région plus enclavée que le Sud. Pourtant, c’est la bourgeoisie politico-administrative du Sud qui est au pouvoir. En revanche, à l’Ouest, les infrastructures ne manquent pas. C’est l’hégémonie d’une bourgeoisie. Ce ne sont pas les Betis et les Bulu qui sont au pouvoir. Donc, le tribalisme d’Etat est lié à la nature néocoloniale du régime qui est là pour diviser les Camerounais

Dans ce contexte, il semble bien qu’il y ait un problème particulier, celui des Bamileke…

Le problème bamileke est en réalité un problème de pouvoir. La bourgeoisie bamileke, sur le plan économique, est une bourgeoisie puissante. Elle a donc des appétits, des envies d’avoir une place plus importante dans le système du fait qu’elle a l’atout économique qui, même minime du fait du poids des multinationales, est réel. Forcément, cela provoque des sueurs froides aux autres bourgeoisies. On va donc vite à l’assimilation et à l’amalgame en considérant qu’il faut avoir peur de tous les Bamileke. Comment peut-on avoir peur des pauvres gars qui souffrent à Bepanda et à Village et qui n’ont pas de quoi manger ?

Sur quoi devrait-on déboucher ?

Si on continue comme cela, on va vers la déflagration. Certains disent qu’il n’en sera rien parce que nous avons plusieurs ethnies. C’est un faux argument. Tout récemment, à Deido, imaginez que dans l’enchainement des représailles, une famille de Deido ait brûlé. Que, par la suite, une famille ait brûle à Bepanda… Contrairement à ce qu’on pense, on peut rapidement déboucher sur une déflagration qui embraserait le pays. La crise économique, le chômage, la misère, le désarroi des gens les ramènent à des instincts primaires très dangereux. Lorsqu’on fait la justice populaire, c’est parce que les gens pensent qu’on leur prend le peu qu’il leur reste. Mais quels sont les responsables de cette paupérisation ? C’est le milliardaire bamileke qui s’est enrichi avec la fraude douanière ou les impôts non payés. C’est le fonctionnaire beti qui a détourné l’argent du pays et reste impuni. C’est l’élite bourgeoise du Nord qui s’est enrichie au détriment des douanes dans l’importation du riz, du sucre ou de la farine. Ce n’est pas le pauvre Camerounais qui se débrouille chaque jour pour survivre.

Devrait-on pénaliser plus franchement le tribalisme ?

En réalité, quand on pénalise, on essaye de trouver une solution administrative à un problème politique. Il faut poser le problème ethnique au Cameroun et en discuter ouvertement. Comment un homme politique, pendant la présidentielle, peut-il se prévaloir d’être le candidat d’une région ? C’est contraire à la Constitution. Un candidat comme celui-là devrait être disqualifié. Si la situation se développe comme on le voit, il y a de quoi être inquiet. Mais je compte, avec d’autres patriotes, sur le patriotisme des Camerounais, sur la mutation de cette société de façon dialectique et pas à travers la misère et le chômage.

Propos recueillis par
Stéphane Tchakam

Source : http://www.quotidienlejour.com

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