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L’audit de la dette publique camerounaise, une nécessité démocratique

D 7 mai 2014     H 22:41     A Françoise Wasservogel, Jean-Marc Bikoko     C 0 messages


Jean-Marc Bikoko, tu as 57 ans, tu es Camerounais, enseignant, géographe et économiste. Tu as un long parcours de combats syndicaux. Peux-tu nous en dire un peu plus ?

En effet, syndicaliste depuis longtemps, je deviens d’abord Président du Syndicat National Autonome de l’Éducation et de la Formation (SNAEF), puis Président de la Centrale Syndicale du Secteur Public (CSP) en 2000. Depuis 2006, je suis le coordinateur de la Plate-forme d’Information et d’Action sur la Dette au Cameroun (PFIAD) dont l’objet est « d’informer les citoyens sur l’évolution et les caractéristiques de la dette du Cameroun, et les alerter pour des actions si nécessaires afin que plus jamais la situation du sur-endettement ne revienne ». La PFIAD regroupe 6 organisations (syndicats, société civile et représentations religieuses). Nous avons le projet de lancer un audit de la dette publique camerounaise de 1944 à 2013.

En quoi une organisation comme le CADTM international est-elle utile ?

J’ai découvert le CADTM à Yamoussoukro (Côte d’ivoire) en 2004. En mars 2013, j’ai rencontré Éric Toussaint (président du CADTM Belgique) au Forum Social Mondial à Tunis. La Plate-forme (PFIAD) a adhéré au CADTM lors de l’Assemblée mondiale du CADTM au Maroc, en mai 2013.

La Plate-forme organise des conférences de petits et grand formats, dont les thématiques sont liées aux questions économiques et à la dette. Nous invitons des personnes ressources. Par exemple, Jean Merckaert |1| est venu à Yaoundé nous parler des liens entre crise mondiale et impact sur les économies périphériques. Nous avons invité Éric Toussaint à venir en novembre 2014, au moment de la session budgétaire.

L’expérience et les publications du CADTM sur les mobilisations et les luttes sociales dans de nombreux pays nous sont très précieuses. Nos comités de réflexion s’appuient sur vos analyses de la dette et sur vos conseils pour lancer un audit. Le CADTM pourrait outiller la PFIAD sur les techniques d’animation de notre réseau et nous aider dans notre projet d’audit de la dette publique camerounaise. Au Sud, nous avons besoin de votre expertise.

Peux-tu nous dresser un historique de l’endettement du Cameroun ?

Comme tous les pays qui accédaient à l’indépendance, le Cameroun a tout de suite hérité de la dette coloniale.
L’État a ensuite mis en place une planification quinquennale des politiques agricole et industrielle. À partir de 1973, un afflux de capitaux a été imposé au pays pour la réalisation de quelques éléphants blancs, dont l’exemple le plus frappant est la construction de la SONORA, la raffinerie de pétrole, qui a alourdi la dette publique sans rien apporter aux populations, au contraire. Techniquement, la SONORA ne peut pas raffiner le pétrole lourd produit au Cameroun. Il faut donc importer le pétrole que la SONORA raffine, ce qui est le comble pour un pays producteur.

Un certain nombre de déséquilibres économiques de ce genre ont incité le Cameroun à chercher de plus en plus de financements à l’extérieur. La dette publique a augmenté. En 1986, le Cameroun était en quasi banqueroute.
En 1987, à l’occasion d’une rencontre avec le Chancelier allemand Edmund Kohl, Paul Biya, Président du Cameroun, déclare que « le Cameroun n’est pas la chasse gardée de la France ». Ceci a déclenché les foudres de la France, son principal bailleur de fonds. La France a immédiatement exercé une forte pression sur la dette camerounaise.

Ceci nous amène aux relations entre le Cameroun et les institutions financières internationales, n’est ce pas ?

En effet, dans le bras de fer dont je viens de parler, le FMI et la BM ont soutenu la France. Ces institutions ont « accordé » des prêts au Cameroun pour « l’aider à éponger ses dettes ». En fait, le Cameroun a été soumis à 4 plans d’ajustement structurel successifs, de 1988 à 1996. Les conditionnalités ont entraîné une dégradation sévère des conditions de vie des populations.
Les salaires de la fonction publique ont été diminués de 70 % et le nombre de fonctionnaires réduit de façon drastique.
Les instituts de formation d’enseignants et de personnels paramédicaux ont été fermés.
Les entreprises d’État (eau, électricité) et celles dans lesquelles l’État était actionnaire majoritaire (cacao, produits vivriers etc.) ont été privatisées.
Le code du travail a été libéralisé.
Tous les secteurs ont été touchés.

En 1994, la dévaluation de 50 % du Franc CFA a mis le coup de grâce à la population camerounaise. Il suffit d’imaginer l’impact de cette dévaluation sur le pouvoir d’achat d’un fonctionnaire dont le salaire avait déjà été diminué de 70 %.

En quoi la question de la dette reste-t-elle d’actualité en Afrique ?

L’impact de la dévaluation du F CFA a été le même dans les 14 pays de la Zone Franc : les États membres de l’Union monétaire ouest africaine (UMOA), ceux de l’Union monétaire d’Afrique centrale (UMAC) et les Comores.
En Afrique en général, l’endettement ne fait vivre que le FMI et la BM. Ils l’entretiennent, l’échelonnent, ce qui l’augmente sans cesse. C’est une spirale qui empêche tout développement humain des populations africaines.

Officiellement, en 1999, quand les IFI (institutions financières internationales) ont mis au point le dispositif des DSRP (Documents de stratégie pour la réduction de la pauvreté), ils devaient recevoir un large appui de l’opinion publique. Or ces projets ne correspondaient pas aux besoins réels des populations. Aujourd’hui, on constate que ces DSRP sont un échec puisque la pauvreté s’est aggravée en alimentant la dette publique.
Depuis 2010, la nouvelle feuille de route du Cameroun est le Document de Stratégie pour la Croissance et l’Emploi (DSCE) qui a remplacé le DSRP. Donc le nom a changé mais les mêmes politiques d’ajustement structurel sont appliquées !

Quelles sont les luttes syndicales en Afrique, au Cameroun en particulier, face aux politiques néolibérales ?

Les luttes syndicales en général sont compliquées en Afrique. Je vais parler du Cameroun plus particulièrement. Comme partout, les syndicats sont censés défendre l’intérêt des salariés et œuvrer pour la défense des intérêts communs. Or, dans nos pays, les gouvernements se préoccupent plus de leurs propres intérêts que de celui des populations. Les fonctionnaires profitent souvent de ces manœuvres. Nombre d’entre eux sont milliardaires. Il n’y a jamais de preuve envers qui que ce soit sur la corruption, mais il est évident qu’il y a pots de vin, népotisme et surévaluation des offres pour que telle ou telle entreprise, publique ou privée, obtienne un marché. Beaucoup de salariés en profitent au passage.

Les résistants et dénonciateurs du système sont mis au banc de la société. Les syndicalistes qui sont identifiés comme tels sont jugés critiques de la « gouvernance » et subissent des représailles. J’en suis un parfait exemple.

Au mieux, nous sommes mis au placard, l’avancement de nos carrières est bloqué ou nos salaires sont suspendus. Nous pouvons subir des affectations disciplinaires ou être révoqués. Au pire, nous sommes arrêtés, persécutés.
Les mouvements des syndicats et de la société civile sont très souvent réprimés, mais nous continuons à lutter malgré tout.

Dans ce contexte difficile, penses-tu qu’un audit de la dette camerounaise soit possible ?

Oui, nous sommes optimistes car aujourd’hui, les arrestations sont médiatisées, ce qui fait réagir les bailleurs.
De nombreuses personnalités camerounaises ont été approchées pour ce projet d’audit, l’ancien archevêque de Douala, le Cardinal Christian Tumi, des professeurs d’université et des leaders politiques dans l’opposition. Ils sont prêts à nous suivre. Nous avons le projet de créer un Comité scientifique pour travailler à cet audit. Comme je l’ai dit, nous comptons sur la présence d’Éric Toussaint lors de la session budgétaire fin 2014 pour finaliser ce projet. L’expérience et l’expertise du CADTM nous seront d’une aide inestimable et nous vous en remercions d’avance.

Interview de Jean-Marc Bikoko par Françoise Wasservogel (CADTM France)

Notes

|1| Jean Merckaert est rédacteur en chef de la Revue Projet. Il a animé, pour le CCFD-Terre Solidaire, des collectifs d’associations et de syndicats sur la dette des pays du Sud et la lutte contre les paradis fiscaux, et dirigé de nombreux rapports, dont "L’économie déboussolée" (déc. 2010) et "Biens mal acquis, à qui profite le crime ?" (juin 2009). Il est membre du conseil d’administration de l’association Sherpa et cofondateur de la plate-forme paradis fiscaux et judiciaires.