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Tchad : aporie géopolitique et silence international avant la présidentielle

D 6 avril 2016     H 12:07     A Collectif de Solidarité avec les Luttes Sociales et Politique en Afrique     C 0 messages


A quelques jours de l’élection présidentielle des 10 avril et 9 mai organisée sans processus électoral crédible, Idriss Déby tente d’empêcher la contestation. L’ancien chef d’Etat major de l’armée tchadienne sous Hissène Habré, arrivé au pouvoir avec l’aide des services secrets français, n’a jamais été réellement élu. Il a à son palmarès, 4 présidentielles, 3 législatives, et 1 référendum pour supprimer la limitation à 2 mandats présidentiels de la constitution. En 25 ans de pouvoir, Idriss Déby est devenu un spécialiste de la désorganisation de l’opposition, du vote multiple et de la substitution des Procès Verbaux. Les conditions d’un démarrage de processus électoral, liberté d’expression, liberté de la presse, liberté de s’organiser pour l’opposition, n’ont jamais été accordées.

Après la suppression du nombre de mandats en 2005, les rébellions se sont multipliées, compliquant encore la poursuite du processus de démocratisation. L’Accord politique en vue du renforcement du processus démocratique au Tchad’ du 13 août 2007 portant sur l’organisation des élections, soutenu par Union européenne[1], n’a jamais été appliqué[2]. En février 2008, Idriss Déby a éliminé physiquement son principal opposant, le mathématicien Ibni Oumar Mahamat Saleh, alors porte parole de la Coordination des Partis politiques pour la défense de la Constitution (CPDC).

Après le report des législatives de 2015, pour la présidentielle de 2016, Idriss Déby a accepté une partie de l’accord de 2007, introduire la biométrie électorale. Sans surprise, le gouvernement tchadien a choisi Morpho, filiale de Safran dont l’Etat français est actionnaire à hauteur de 15,4%, entreprise proche de l’armée française depuis l’élection en Côte d’Ivoire en 2010. Cette biométrie a permis d’améliorer le fichier électoral et devrait permettre de limiter les votes multiples. L’introduction de la biométrie ne s’est cependant pas faite de manière transparente. Après qu’une une clause du contrat de Morpho n’ait pas été respectée concernant l’authentification biométrique pendant la distribution des cartes biométriques, un conflit a persisté.

Des ministres et des dirigeants d’entreprises publiques et privées ont été mobilisés pendant le recensement électoral et ont distribué de l’argent. Selon le chef de file de l’opposition, Saleh Kebzabo, 200 000 mineurs ont dû être ensuite enlevés du fichier, et des fraudes ont été organisées à l’aide de faux certificats de naissance. Des réfugiés soudanais et centrafricains ont été enrôlés, à l’intérieur ou à l’extérieur des camps de réfugiés du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR)[3]. La population de plusieurs régions a été gonflée. La Commission électorale nationale indépendante (CENI) est totalement acquise au président. La presse libre n’existe quasiment pas et les media publics font campagne pour le président sortant. Le parti au pouvoir, le Mouvement patriotique du salut (MPS) et l’armée contrôlent l’administration. De faux petits partis ‘alliés’, plus de cent, sont financés pour communiquer vers l’étranger. Des candidats ont été exclus, dont, pour des motifs saugrenus, Ngarlejy Yorongar, leader du parti Fédération action pour la République (FAR).

La population ne supporte plus le chef de l’Etat. Depuis début février et l’affaire du viol d’une adolescente, fille d’un opposant, par des proches du pouvoir, la peur commence à « changer de camp ». De nombreux petits rassemblements ont lieu, les marchés deviennent des espaces de débat, où les origines régionales se mélangent. La jeunesse tchadienne commence à sortir comme d’autres jeunesses africaines. En outre, le président est malade et fait des allers-retours entre l’hôpital américain à Paris (Neuilly) et le Tchad, ce qui accentue le rejet d’un cinquième mandat.

La société civile sait qu’une fois de plus le chef d’Etat n’est pas prêt à accepter les règles du jeu de la démocratie. Renforcée par l’Union des syndicats tchadiens (UST), elle se mobilise dans la non-violence contre le cinquième mandat, et le maintien au pouvoir à vie, par des opérations « villes mortes », synonyme de grève générale, ou des « journées sifflées », symbolisant le coup de sifflet final.

De 1990 à début 2016, le président n’a jamais autorisé les manifestations. En 2015 et début 2016, il a laissé a plusieurs reprises l’armée tirer sur des manifestants, montrant qu’il n’hésiterait pas à faire tirer quel que soit le nombre de morts. Le 23 février, la marche organisée par les partis politiques a été interdite et Idriss Déby a sorti dans les rues de Ndjaména la Garde nationale et nomade, alors que des dizaines de milliers de lycéens s’apprêtaient à rejoindre la marche. Malgré cela, le lendemain, la ‘ville morte’, organisée par le collectif ‘Cà suffit !’ a connu un succès populaire.

Le collectif ‘Cà suffit !’ appelle à la grève à partir du mardi 29 mars et à une marche 5 avril[4]. Craignant cette protestation inédite, Idriss Déby essaye de neutraliser la société civile. Les forces de l’ordre ont arrêté le porte parole de la coalition ‘Ça suffit !’, Mahamat Nour Ahmat Ibedou[5], le leader du mouvement citoyen Iyina (‘on est fatigué’), Nadjo Kaina Palmer, le secrétaire général de l’Union des syndicats du Tchad, Younous Mahadjir, et la porte-parole de la coalition ‘Trop c’est trop’, Céline Narmadji. En France, le porte-parole du Ministère des Affaires étrangères et du Développement international (MAEDI), le 23 mars, s’est contenté sur cette question de rappeler un « attachement au respect, partout dans le monde, de la liberté de manifester pacifiquement. »[6]

Une fois de plus, la répression au Tchad se déroule sous les yeux des conseillers militaires français, nombreux en raison de l’opération Barkhane, dont des coopérants militaires travaillant par exemple à une « politique de ressources humaines »[7]. Le président de l’Union africaine en 2016 est resté très proche des militaires français depuis 25 ans. La lutte contre le terrorisme dans le Sahel lui a permis d’attendre du soutien en échange des services rendus aux gouvernements occidentaux. Depuis l’alliance militaire franco-tchadienne au Mali[8] et malgré l’aide d’Idriss Déby à la Séléka en 2013 en Centrafrique[9], le soutien occidental aux démocrates tchadiens est resté conditionné aux stratégies militaires. Ce choix univoque met en danger la stabilité du Tchad à plus long terme. Le président tchadien actuel empêche le développement d’une culture démocratique structurée dans un pays très marqué par les stratégies de résistance armée.

Idriss Déby veut s’imposer au premier tour par des résultats fictifs et le déploiement de la Garde présidentielle Direction Générale des Services de Sécurité des Institutions de l’Etat (DGSIE), comme Denis Sassou Nguesso vient de le faire en République du Congo. Des logiques identiques conduiront à des crises identiques. Une mascarade électorale de plus sera difficilement supportée par la population. Le Tchad ne peut plus être considéré comme une zone militaire et un réservoir de mercenaires pour des opérations de la paix.

Le Collectif de Solidarité avec les Luttes Sociales et Politiques en Afrique demande au gouvernement français de :

 faire pression sur le gouvernement tchadien pour que soient respectées les libertés constitutionnelles, en particulier le droit de manifester, et les droits humains pendant la période électorale, et que soient libérés les prisonniers de la société civile,

 exiger, avec l’Union européenne, que le processus électoral, pour l’instant peu crédible, le redevienne en particulier le jour du scrutin et au moment du rassemblement des résultats et de la publication de résultats détaillés vérifiables, et que la fin du processus électoral soit accompagnée d’un dialogue inclusif avec les partis d’opposition véritables,

 dénoncer toute fraude, tout manquement à la transparence garantissant la valeur des résultats, et toute inversion de résultat probable qui pourraient advenir au premier et second tour de la présidentielle,

 considérer au niveau de l’Union européenne, la qualité du processus électoral, en vue d’adapter la coopération française et européenne à l’absence de démocratie au Tchad et d’aider le Tchad se démocratiser,

 considérer et réviser la lutte contre le terrorisme en évitant le soutien d’un régime non-démocratique et la confusion entre personnalité au pouvoir et fonction présidentielle,

 réorienter la politique française en Afrique dans le sens d’un soutien accru à la démocratie, en limitant l’influence de la politique de défense et sécurité et de ses acteurs, en particulier à Djibouti et au Tchad.

14 signataires : Forces vives tchadiennes en exil, Rassemblement National Républicain (RNR, Tchad), Union pour le Salut national (USN, Djibouti), Alliance Nationale pour le Changement Ile-de-France (ANC-IDF, Togo), Fédération des Congolais de la Diaspora (FCD, Congo Brazzaville), Union des Populations du Cameroun (UPC), Collectif des Organisations Démocratiques et Patriotiques de la Diaspora Camerounaise (CODE, Bruxelles et Paris), Conseil National pour la Résistance - Mouvement Umnyobiste (CNR-MUN/Cameroun), Mouvement pour la Restauration Démocratique en Guinée Equatoriale (MRD), Amicale panafricaine, Afriques en lutte, Parti Communiste Français (PCF), Parti de Gauche, Europe Ecologie les Verts (EELV).

 [1] http://eeas.europa.eu/chad/accord_politique_2007_fr.pdf
 [2] 24.12.8, Coordination des Partis politiques pour la défense de la Constitution (CPDC) http://ambenatna.over-blog.com/article-26159352.html
 [3] Saleh Kebzabo en conférence à Paris le 27.2.16 + http://www.rfi.fr/afrique/20151228-tchad-saleh-kebzabo-appelle-dialogue-idriss-deby-pouvoir-etat-election
 [4] http://www.rfi.fr/afrique/20160323-tchad-greve-emprisonnements-societe-civile-Iyina-suffit-deby
 [5] Egalement secrétaire général de la Convention Tchadienne de défense des droits de l’homme (CTDDH)
 [6] http://basedoc.diplomatie.gouv.fr/vues/Kiosque/FranceDiplomatie/kiosque.php?fichier=bafr2016-03-23.html#Chapitre1
 [7] Amiral Marin Gillier, 5.2.14, http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-cdef/13-14/c1314033.asp#P8_269
 [8] Tchad 2013 : la réhabilitation impossible d’un dictateur notoire, 15.12.13, http://electionsafrique.org/Tchad-2013-la-rehabilitation.html
 [9] Influence et implication d’Idriss Déby en Centrafrique de mi-2012 à janvier 2014, 5 mars 2013, http://electionsafrique.org/Influence-et-implication-d-Idriss.html