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Soudan : Dangereuse impasse à Abiyé

D 23 octobre 2013     H 05:39     A IRIN     C 0 messages


NAIROBI - La région d’Abiyé était supposée être un « pont » entre le Soudan et le Soudan du Sud, un symbole de la manière dont deux voisins peuvent surmonter la guerre et entrer dans une nouvelle ère de paix, un modèle de résolution des problèmes à l’amiable. Au lieu de cela, elle reste embourbée dans une crise qui ne fait qu’empirer et qui freine le moindre rapprochement entre Khartoum et Juba.

Les racines de cette crise, qui concerne l’identité souveraine de la région, remontent à près d’un siècle. Les espoirs de voir la situation résolue ce mois-ci par un référendum risquent d’être réduits à néant : les préparatifs nécessaires ne sont pas en place et Khartoum ne veut pas qu’un tel vote ait lieu maintenant.

Résultat, selon le dernier rapport du secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, destiné au Conseil de sécurité, une zone de 10 500 km2 à cheval sur la frontière est maintenant en proie à « un dangereux vide politique et administratif [...] très préoccupant », où la situation devient « de plus en plus intenable » et pourrait « dégénérer en violence interethnique ». [ http://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/N1348378.pdf ]

Une Force intérimaire de sécurité des Nations Unies pour Abiyé (FISNUA), comptant environ 3 881 soldats, y a été déployée avec pour mandat de démilitariser la région, d’empêcher les incursions transfrontalières, de faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire et de protéger les civils contre toute menace de violence.

Le présent briefing donne un aperçu analytique de cette impasse.

Quel est l’objet du référendum ?

Le référendum a pour but de permettre aux habitants d’Abiyé de décider s’ils veulent que leur région continue à faire partie du Soudan ou qu’elle soit restituée au Soudan du Sud, 98 ans après en avoir été séparée d’un trait de plume colonial. Un différend entre Khartoum et Juba au sujet du droit de vote a empêché la tenue du référendum programmé pour début 2011, tandis que les habitants de ce qui était alors la région autonome du Soudan du Sud votaient dans le cadre d’un autre référendum qui a ouvert la voie à la sécession de la région en juillet de cette même année.

La plupart des résidents permanents d’Abiyé appartiennent à l’ethnie Ngok Dinka, dont une grande partie a soutenu les rebelles du sud dans la guerre civile de 1983-2005 contre Khartoum. Ce conflit avait été en partie déclenché par le non-respect de l’une des dispositions du traité de paix de 1972 qui prévoyait la tenue d’un référendum d’autodétermination à Abiyé.

Pendant environ six mois de l’année, la région d’Abiyé accueille également environ 150 000 éleveurs pastoraux nomades de l’ethnie soudanaise Misseriya (et 1,6 million de têtes de bétail), dont de nombreux membres ont combattu au sein de milices pro-Khartoum pendant la guerre civile.

Les Ngok Dinka et le gouvernement du Soudan du Sud se sont opposés aux efforts menés par Khartoum pour permettre aux Misseriya de participer au référendum. Ils invoquent le fait que les Misseriya ne sont pas des résidents permanents et que les droits de pâture qu’ils craignent de perdre sont en réalité protégés par des accords juridiquement contraignants, notamment par l’Accord de paix global de 2005 qui a mis fin à la guerre civile entre le Nord et le Sud.

Quels sont les enjeux ?

« Riche en pétrole » était une bonne description d’Abiyé après que cette ressource y a été découverte en 1979. Mais les frontières de la région ont été redessinées en 2009 par décision de la Cour permanente d’arbitrage, qui a placé les champs pétrolifères de Heglig et de Bamboo en dehors d’Abiyé et laissé seulement le champ pétrolifère de Deffra, plus petit, à l’intérieur des frontières. La sécession du Sud a toutefois privé le Soudan d’environ 75 pour cent de sa production de pétrole. C’est pourquoi, comme le dit John Ashworth, analyste chevronné et conseiller des Églises du Soudan et du Soudan du Sud, « même un maigre pourcentage en plus n’est pas négligeable ». [ http://www.irinnews.org/report/85384/sudan-backslaps-and-caveats-over-abyei ]

« Il est possible que l’exploitation du pétrole d’Abiyé pendant le plus longtemps possible soit aussi un objectif à court et moyen terme, en supposant que le pétrole finisse par tarir ou qu’Abiyé soit restituée au Soudan du Sud. Ainsi, chaque jour où Khartoum parvient à garder la mainmise sur Abiyé, sa politique de retardement et de procrastination lui rapporte un dividende », a-t-il ajouté.

En matière de ressources naturelles, l’eau (notamment le fleuve Kiir, connu aussi sous le nom de Bahr al-Arab), les pâturages et quelques terres arables sont les principales richesses d’Abiyé. Le bien qui a le plus de valeur actuellement est peut-être l’intérêt politique : ni Juba ni Khartoum ne peuvent se permettre de perdre ce qui est devenu un jeu à somme nulle. Pour le Soudan du Sud et la plupart des Ngok Dinka, Abiyé fait historiquement et culturellement partie du Sud. Le gouvernement de Juba brandit cette cause pour unir sa population disparate.

Par ailleurs, les Ngok Dinka font un lien entre leur sécurité physique et leur appartenance au Soudan du Sud et leur droit de tenir un référendum est inscrit dans l’Accord de paix global.

Le président soudanais, Omar Al-Bachir, déjà critiqué pour avoir « perdu » le Sud en faveur de son « ennemi », est confronté à une agitation sociale généralisée et « déterminé à ne perdre aucune autre partie du Soudan », a dit M. Ashworth. M. Al-Bachir ne peut pas non plus se permettre de s’attirer l’hostilité des Misseriya, qui ont déjà reproché à Khartoum de ne pas protéger totalement leurs intérêts. Comme la plupart des groupes d’éleveurs pastoraux de la région, les Misseriya ont tendance à porter des armes légères.

Quand le référendum devrait-il avoir lieu ?

Ce mois-ci (octobre 2013), conformément à une Proposition sur le statut final d’Abiyé faite par le Groupe de haut niveau de l’Union africaine (AUHIP) présidé par l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki. Le Soudan du Sud et le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine soutiennent cette proposition selon laquelle seuls les « résidents permanents » ont le droit de voter. Khartoum n’a pas adhéré à cette proposition, arguant que des instances administratives paritaires devaient d’abord être rétablies à Abiyé. Cela a valu à Khartoum d’être encore accusée d’avoir recours à une stratégie de retardement pour éviter la tenue du référendum. [ http://www.rssnegotiationteam.org/uploads/1/2/8/8/12889608/auhip_proposal_on_the_final_status_of_abyei.pdf ]

Les Ngok Dinka ont refusé d’envisager une telle administration paritaire depuis l’assassinat de leur chef suprême, Kuol Deng Kuol, en mai 2013, lors d’une embuscade tendue par une milice misseriya, alors qu’il voyageait sous la protection de la FISNUA.

« Un référendum approuvé par la communauté internationale et organisé par les deux États [en octobre 2013] est extrêmement peu probable. Cela est impossible d’un point de vu fonctionnel, étant donné le manque de planification à l’heure actuelle », a dit Akshaya Kumar, expert de la politique entre le Soudan et le Soudan du Sud travaillant pour le projet Enough Project, qui a récemment publié une chronologie détaillée des derniers évènements liés à Abiyé.

Les préparatifs du référendum ont-ils déjà commencé ?

En l’absence d’accord concernant le droit de vote, aucun préparatif conjoint au référendum n’a été fait et la commission bilatérale conçue pour surveiller le processus n’a pas encore été constituée, ni la force de police ou les structures de gouvernances paritaires prévues pour Abiyé dans un accord signé en 2011. [ http://www.logcluster.org/ops/sdn11a/abyei_agreement/at_download/file ]

Les Ngok Dinka insistent, avec le soutien de Juba, sur la tenue d’un référendum, avec ou sans la participation de Khartoum. (Voir la partie sur les risques, ci-dessous). Des milliers de Ngok Dinka, qui avaient quitté leur maison après l’assassinat de Kuol Deng Kuol, et environ 120 000 autres qui avaient fui lorsque l’armée soudanaise, soutenue par les milices misseriya, avait envahi Abiyé deux ans auparavant, sont rentrés chez eux à cette fin. Des inscriptions sur les listes électorales ont eu lieu dans certaines zones du Sud. Le président du Soudan du Sud, Salva Kiir, a ordonné que les personnes originaires d’Abiyé puissent prendre congé pour retourner chez elles et participer au référendum.

Quels sont les risques à l’heure actuelle ?

Selon une récente synthèse de la situation publiée par Small Arms Survey, de nouveaux affrontements entre Misseriya et Ngok Dinka « risquent fortement de se produire » si un référendum unilatéral a réellement lieu. [ http://www.smallarmssurveysudan.org/facts-figures/borderdisputed-areas/abyei.html ]

M. Ban a noté dans son rapport que les leaders misseriya avaient « menacé publiquement de mener des actions violentes, et même une guerre, si un référendum avait lieu [...] sans leur participation ». Le rapport précise qu’une « hausse du nombre d’incidents liés à la sécurité [a déjà été observée], risquant à chaque fois de dégénérer en raison de l’armement des deux communautés ».

« Nous voulons que le gouvernement [de Khartoum] soit clair avec nous [...] Dans le cas contraire, nous allons jouer notre rôle dans la libération de notre terre dans la guerre et la paix » , a dit en août Mukhtar Babu Nimir, chef suprême des Misseriya.

Le ministère des Affaires étrangères soudanais, Ali Karti, a averti en septembre que toute tentative d’imposer une solution unilatérale risquait d’ouvrir « les portes de l’enfer ».

Des milliers de Ngok Dinka sont descendus dans les rues d’Abiyé en septembre pour manifester contre le peu de progrès réalisés en vue du référendum. Ils ont également appelé au retrait du champ pétrolifère de Diffra d’un contingent de la police pétrolière soudanaise, dont la présence à Abiyé viole les accords bilatéraux.

L’AUHIP a évoqué, dans un rapport publié en juillet, des craintes que l’impasse concernant Abiyé « menace de mener à des explosions de violence qui risquent de dégénérer en conflit généralisé entre les deux États ». [ http://appablog.wordpress.com/2013/07/31/report-of-the-african-union-high-level-implementation-panel-for-sudan-and-south-sudan/ ]

« Les résidents Ngok Dinka craignent que le gouvernement du Soudan et les Misseriya soient en train de mener un programme d’implantation dans le nord d’Abiyé afin de changer la situation démographique sur le terrain [...] soit pour s’assurer que les Misseriya puissent prétendre au droit de vote afin de faire pencher les résultats du référendum en leur faveur, soit pour faciliter une partition de facto de la région d’Abiyé », poursuivait le rapport.

« De leur côté, certains Misseriya craignent que les Ngok Dinka soient en train de préparer des représailles pour se venger de l’assassinat de leur chef suprême. Ils s’inquiètent également de ce que les Ngok Dinka puissent tenter d’utiliser la date butoir d’octobre 2013 pour créer un fait accompli. »

Si des hostilités majeures venaient à éclater à Abiyé, il est difficile de savoir quelle serait la réaction de la FISNUA, car son mandat porte sur la prévention des conflits et l’acheminement de l’aide humanitaire. La FISNUA a cependant le pouvoir d’utiliser la force pour protéger les civils en cas de « menace imminente de violences physiques ».

Et ensuite ?

Pour les chefs Ngok Dinka, ainsi que pour certains analystes, le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine ne doit pas se contenter d’approuver la proposition de l’AUHIP et doit annoncer un échéancier concret pour le référendum.

Au vu de l’incapacité du Conseil de paix et de sécurité de faire appliquer ses décisions, des voix se sont élevées pour que l’affaire soit transmise au Conseil de sécurité des Nations Unies et pour que ce dernier place Abiyé sous protectorat des Nations Unies.

Le 23 août, le Conseil de sécurité a appelé à une reprise immédiate des négociations sur le statut final d’Abiyé.

Cependant, pour les Ngok Dinka, pour Juba, et pour d’autres, il n’y a plus rien à négocier. Tout est clairement établi dans les accords existants tels que l’Accord de paix global et la proposition de l’AUHIP, et la communauté internationale, plutôt que d’être « en connivence avec la dérobade de Khartoum », devrait insister pour que ces accords soient pleinement appliqués.

Faute de cela et la crise d’Abiyé s’étant distillée en un différend apparemment sans solution, il est difficile d’imaginer comment sortir de cette impasse.

« Cela devient une simple question de mobilisation. Aucun des deux camps ne veut participer au référendum à moins d’avoir plus d’électeurs que l’autre et tous deux vont tenter d’implanter plus d’habitants dans la région et de les faire inscrire [sur les listes électorales] pour faire pencher la balance en leur faveur », a dit Jérôme Tubiana, membre d’International Crisis Group et auteur d’une récente analyse des relations entre les deux Soudan. [ http://www.foreignaffairs.com/features/letters-from/sudan-and-south-sudan-inch-toward-war ]

« Abiyé risque ainsi de devenir un problème enkysté comme le Sahara occidental », a-t-il dit, ajoutant qu’il était presque impossible d’évoquer des solutions d’atténuation de la crise telles que le partage du pouvoir maintenant qu’un référendum a été promis aux Ngok Dinka et même accepté par Khartoum dans l’Accord de paix global.

M. Tubiana a appelé à adopter une vision plus large de la crise d’Abiyé.

« La véritable question est de savoir si la frontière doit être ethnique. Pourquoi les Dinka ne pourraient-ils pas être des citoyens soudanais et les Misseriya des Sud-soudanais ? Cette question va au-delà de la région d’Abiyé et s’étend à toutes les régions [attenantes à] la nouvelle frontière. L’UA insiste pour que cette frontière soit une "frontière souple". Il est temps de donner corps à cette idée et de définir quelles sortes de libertés doivent être accordées aux personnes vivant de chaque côté : liberté de circulation, libre-échange, droit de vote, double citoyenneté. »

« Tout devrait être ouvert aux discussions et Abiyé ne devrait plus être une impasse, mais un modèle de frontière souple. Ces discussions ne devraient pas seulement impliquer les gouvernements : les communautés frontalières devraient y participer, notamment les Ngok Dinka et les Misseriya se trouvant à Abiyé. »

Kush, une organisation non gouvernementale de construction de la paix de Juba, a défendu dans un récent rapport une solution similaire pour résoudre la question du référendum, avertissant qu’un simple scrutin avait peu de chances d’apaiser les animosités sur le terrain. À peine dix pour cent des Ngok Dinka déplacés interrogés par Kush estimaient qu’une résolution pacifique de la crise était probable. [ http://www.kushworld.org/wp-content/uploads/2013/08/Stabilizing-Abyei.pdf ]

Selon le rapport, en l’absence de changements radicaux concernant la « sécurité, l’économie, la gouvernance, l’état de droit et le bien-être sociale de la population en général », Abiyé ne connaîtra pas de paix durable.

Source : http://www.irinnews.org/reportfrench.aspx?reportID=98935