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Conflit et bétail au Soudan du Sud : une crise « au ralenti »

D 4 février 2015     H 05:46     A IRIN     C 0 messages


Avec 11 millions de têtes, on dénombre davantage de bovins que d’habitants au Soudan du Sud, où le bétail joue un rôle social et économique prépondérant. Depuis 13 mois, la guerre civile a perturbé les routes de transhumance et les foyers de maladie habituels, engendrant de nouveaux cycles de violence et mettant en péril la cohésion sociale du pays.

Au Soudan du Sud, l’élevage de bétail menace de « perdre sa capacité de résilience, de ne plus être économiquement viable, de cesser de constituer un mode de vie viable », a dit Sue Lautze, la responsable pays de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), à IRIN.

À la suite des déplacements massifs de bétail, « les conflits tribaux, les razzias de bétail et les flambées épidémiques se sont intensifiés, atteignant des niveaux sans précédent qui menacent cheptel national et mettent à mal le tissu social, politique et économique du Soudan du Sud », rapporte la FAO.

John Mabil est un éleveur nomade de 25 ans, qui travaille aussi comme professeur. Il en subit déjà les conséquences.

« Je suis fichu », a-t-il dit depuis Djouba.

Son périple a commencé chez lui, à Bor, la capitale de l’État du Jonglei. Les conflits l’ont poussé à fuir, d’abord vers l’État des Lacs voisin, puis à Djouba et enfin à Kakuma, un camp de réfugiés du nord du Kenya.

Dans ce camp, il a élaboré un plan : il a imaginé vendre quelques-unes de ses 25 bêtes pour financer des études en Ouganda. Il retournerait dans un Soudan du Sud en paix une fois son diplôme en poche, pour y trouver un meilleur emploi. Il utiliserait les bêtes restantes comme apport pour une dot, se marierait et fonderait une famille. Et, avec le temps, il finirait par oublier la guerre.

Risques d’infection

De retour à Djouba en janvier, Mabil a reçu un appel de son père à qui il avait confié son bétail. Onze bêtes étaient mortes. Plusieurs autres étaient malades et avaient de grandes chances de mourir à leur tour. Mabil a dit qu’il lui a fallu faire une croix sur l’université : tous ses projets tombaient à l’eau.

À en croire les symptômes décrits - diarrhées accompagnées de saignements, perte d’appétit - les animaux ont probablement succombé à la fièvre de la côte Est, une maladie vectorielle à tiques très répandue dans le sud-est du pays, où le père de Mabil a emmené paître le troupeau. Conscient des risques d’infection, il ne se serait jamais aventuré aussi loin en temps normal, mais c’est le seul endroit où il a eu le sentiment de pouvoir échapper à la guerre.

Comme lui, des milliers d’éleveurs nomades ont été contraints d’abandonner les routes de transhumance habituelles dans une quête désespérée de sécurité, selon un rapport de la FAO alertant d’une « nouvelle crise survenant au ralenti ».

La FAO estime qu’au moins 80 pour cent de la population sud-soudanaise dépend - dans une certaine mesure - de l’élevage de bétail, qui constitue la principale source d’alimentation de nombreux groupes (adolescents, mères allaitantes, éleveurs).

Mais le bétail représente bien plus que de la nourriture. « Pour se marier, il faut du bétail », a dit Mme Lautze. « Pour résoudre un conflit sans risquer d’être tué, il faut du bétail. Pour célébrer un événement ou se faire pardonner quelque chose, il faut du bétail. Le bétail est un formidable moyen de subsistance. »

Biens escomptables

Le bétail représente également « le principal bien escomptable de la plupart des Sud-soudanais », a dit Lindsay Hamsik, la porte-parole de Mercy Corps - une organisation à but non lucratif spécialisée dans le relèvement à long terme. Cela signifie que si un proche parent tombe malade ou que la nourriture vient à manquer, on vend une vache pour acheter des médicaments ou de la nourriture.

Les Nations Unies et les ONG apportent leur concours, mais traditionnellement c’est le gouvernement sud-soudanais - pleinement conscient de la primauté sociale et économique du bétail - qui est aux commandes en matière de protection et de santé animale. L’armée et la police se déploient sur tout le territoire pendant la période de soudure afin de dissuader les voleurs de bétail, et les vétérinaires prêtent main-forte au niveau communautaire pour la vaccination.

Mais le conflit l’emporte désormais sur les animaux. D’après Mme Lautze, le gouvernement a réaffecté à l’effort de guerre les ressources autrefois destinées au bétail. Le budget national actuel prévoit 130 millions de dollars environ, à redistribuer entre toutes les activités liées aux ressources naturelles - les projets ayant trait au bétail, mais également l’aide alimentaire d’urgence et les salaires des agents de protection de la faune. À titre de comparaison, le budget de la sécurité s’élève à plus de 1,3 milliard de dollars. Mme Lautze a dit que le ministère des Ressources animales, où travaillent ses principaux partenaires gouvernementaux, est privé d’électricité depuis bien avant Noël. De leur côté, les acteurs humanitaires manquent de fonds pour compenser toutes les compressions budgétaires.

Les conséquences sont d’ores et déjà visibles. Il plane un risque immédiat de violence, lié à la fois aux razzias de bétail et aux rixes entre agriculteurs et gardiens de troupeaux se disputant les mêmes terres.

Selon la FAO, « des déplacements massifs et longue distance de bétail ont eu lieu entre les États affectés par les conflits et les régions agricoles situées en dehors des zones de pâturage habituelles ».
De plus, « les régions dans lesquelles se sont établis les troupeaux ont assisté à un afflux continu de bétail, concentré sur des zones réduites. Ce déferlement d’animaux met à mal les structures de pouvoir locales, pèse sur la disponibilité des ressources naturelles et modifie la typologie des maladies ». Tout cela conduit à des confrontations.

Le père de Mabil, par exemple, a essuyé des menaces alors qu’il conduisait son troupeau à travers des terres agricoles dans le sud-est du pays. Les agriculteurs, exaspérés par les dommages que le bétail inflige à leurs cultures, « deviennent hostiles », a dit Mabil.

« Ils ont tué des vaches, et lorsqu’on leur a demandé des explications, ils ont commencé à se battre », a-t-il dit. Les fonctionnaires sont trop peu nombreux pour intervenir en qualité de médiateurs dans ces conflits, de même que les agents de sécurité pour assurer le maintien de la paix.

Et puis il y a les maladies. La fièvre de la côte Est, mais aussi la fièvre aphteuse, qui peut gâcher la production de lait, et la trypanosomiase, qui se transmet par la mouche tsé-tsé et affaiblit les animaux jusqu’à la mort. Avec les affrontements, il est impossible de tenir des statistiques sur la morbidité et la mortalité du bétail, a dit Mme Lautze, mais les rapports isolés suffisent à donner l’alerte. Plus tôt ce mois-ci, une communauté a perdu 8 000 têtes de bétail contaminées par la douve du foie, un parasite qui se traite facilement en temps normal. « Nous ne devrions pas voir ce genre de problèmes », a-t-elle dit.

Comme dans la plupart des crises, les familles les plus défavorisées du Soudan du Sud sont les plus gravement touchées, a dit Mme Hamsik de Mercy Corps.

« Les cheptels les plus modestes accuseront davantage le coup. Les petits cheptels appartiennent généralement à des familles vivant dans l’insécurité alimentaire », a-t-elle dit. Sans même parler de décès, il suffit parfois qu’une seule vache tombe malade pour entraîner la ruine d’une famille. Au-delà de la perte de lait comme source d’alimentation immédiate pour le foyer, la vache a moins de chances de se reproduire et sa valeur marchande décline.

L’ampleur de la crise actuelle dépasse largement l’échelle individuelle des foyers, et a le potentiel de faire plonger des communautés entières.

Des marchés menacés

Avec le recul des garanties, les commerçants ont de plus en plus de difficultés à s’approvisionner, surtout là où les affrontements ont dévié les routes de commerce habituelles et ont fait monter les prix en flèche. Il existe un risque de tarissement des marchés, qui en temps normal subventionnent les récoltes d’une communauté et permettent aux populations - y compris aux agriculteurs et aux commerçants - de passer la période de soudure. Dans les régions les plus touchées par le conflit, nombre de marchés connaissent déjà des difficultés. Cela pourrait s’avérer catastrophique, surtout pour les 2,5 millions de personnes dont les experts internationaux prédisent qu’elles seront en situation d’insécurité alimentaire grave d’ici mars de cette année.

À cela s’ajoutent les conséquences à long terme. « L’impact des crises affectant le bétail dépasse la simple sécurité alimentaire », a dit Mme Hamsik. Les mariages et les études ont été mis entre parenthèses, et il est devenu plus difficile d’échapper à la pauvreté.

La FAO tente déjà de mettre sur pied un système de vaccination à la hâte, afin de contrer certaines maladies émergentes, en commençant par la distribution de réfrigérateurs fonctionnant à l’énergie solaire pour stocker les vaccins avant leur inoculation. Mais l’organisation part de rien ou presque.

La paix est véritablement la seule solution viable, a dit Mme Lautze, pour permettre aux gardiens de troupeau de regagner leurs itinéraires habituels, de remettre leurs bêtes sur pied et de reconstruire les marchés et les communautés. Mais si les affrontements se poursuivent - et ça a été le cas ce mois-ci - les éleveurs du pays « vont perdre les troupeaux dont ils ont besoin pour se relever durablement ».