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Affaire Sankara, un pas en avant, deux pas en arrière ?

D 9 janvier 2016     H 05:22     A Bruno Jaffré     C 0 messages


Alors que le Burkina a lancé un mandat d’arrêt international à l’encontre de Blaise Compaoré et qu’il s’apprête à demander son extradition, on apprend que les résultats des test ADN effectués sur les corps exhumés, ne permettent pas d’identifier les corps. Quelles incidences ces derniers développements peuvent-ils avoir sur la suite de l’Affaire Sankara ?

Le 21 décembre, jour anniversaire des 66 ans de Thomas Sankara, on apprenait coup sur coup, la demande d’extradition de Blaise Compaoré, l’impossibilité d’identifier les corps exhumés par les tests d’ADN, et la constitution d’une alliance entre l’UNIR PS (Union pour la renaissance, parti sankariste), avec le MPP (Mouvement du peuple pour le progrès) tout nouveau parti, vainqueur des élections formé à partir d’une scission du CDP, le parti de Blaise Compaoré environ un an avant l’insurrection d’octobre 2014.

Nous ne commenterons ici que les deux premières nouvelles.

Mandat d’arrêt lancé contre Blaise Compaoré

Contrairement à ce qui a été annoncé dans nombre de médias, la demande d’extradition de Blaise Compaoré n’a pas encore été notifiée a-t-on appris lors d’une conférence de presse de la direction de la justice militaire à Ouagadougou le 23 décembre 2015. Seul un mandat d’arrêt international a été lancé le 4 décembre à l’encontre de Blaise Compaoré a-t-on appris pour les chefs d’inculpation suivants : « Attentat contre la sûreté de l’Etat, complicité d’assassinat, complicité de recel de cadavres ». Le dossier n’a pas encore été transmis mais serait en cours de constitution.

Le commissaire du gouvernement n’a pas semblé optimiste dévoilant lui-même l’argument que pourraient utiliser les autorités ivoiriennes : « Parmi les causes qui peuvent entraîner le refus d’extradition, il y a la mort. Si la peine prévue, c’est la mort, un Etat peut refuser d’extrader une personne. Dans les chefs d’inculpation, il y a la complicité d’assassinat qui prévoit la peine de mort ».

Par ailleurs la complexité des relations entre le Burkina et la Côte d’Ivoire ne vont pas dans le sens d’une satisfaction rapide de cette demande d’extradition de Blaise Comparé.

L’imbroglio des relations entre le Burkina et la Côte d’Ivoire

Blaise Compaoré a été exfiltré en Côte d’Ivoire, parce qu’il a des liens étroits avec ce pays. Il est marié à une ivoirienne qui était une protégée d’Houphouët Boigny. Rappelons qu’Allassane Ouattara a été considéré un moment comme son probable dauphin. Par ailleurs les rebelles ivoiriens ont lancé l’assaut pour déstabiliser le pouvoir de Laurent Gbagbo à partir du Burkina Faso. Blaise Compaoré a ainsi contribué à l’installation d’Allassane Ouattara, qui tient en partie sa position de Président de Côte d’Ivoire aux rebelles, dont Guillaume Soro, l’actuel Président de l’Assemblée nationale, était le chef.

Plusieurs enregistrements ont été diffusés où l’on entend des conversations entre Guillaume Soro et Djibril Bassolé, impliqué dans le coup d’Etat de Gilbert Diendéré de septembre 2015. Guillaume Soro est désormais dans une posture difficile, accusé lui aussi d’être impliqué. Le rapport de la commission d’enquête sur ce coup d’Etat http://courrierconfidentiel.net/index.php/affaires-brulantes/1166-commission-d-enquete-sur-la-tentative-de-coup-d-etat-voici-le-rapport rendu public fait état d’une somme de 50 millions de FCFA, destinée aux putschistes récupérée à la frontière ivoirienne. Plusieurs observateurs font par ailleurs d’une lutte engagée pour la succession d’Allassane Ouattara âgé de 74, et d’une rivalité supposée avec le ministre de l’intérieur ivoirien Hamed Bakayoko qui ne chercherait qu’à piéger son rival !

Pour autant les nouvelles autorités au Burkina sont-elles prêtes à engager un bras de fer avec Alassane Ouattara ? Dans le numéro de Jeune Afrique du 20 décembre 2015 (source http://www.pressreader.com/france/jeune-afrique/20151220/281745563342068/TextView), Benjamin Roger rappelle l’ancienneté des relations entre Alassane Ouattara et Roch March Christian Kaboré qui datent du début des années 80. Le père de ce dernier était vice-gouverneur de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) alors que Alassane Ouattara occupait le poste de conseiller spécial du gouverneur. Depuis Roch l’appellerait « tonton » et « Lorsque Ouattara succède à Laurent Gbagbo, début 2011, Kaboré comme les autres caciques du régime Compaoré figure parmi les premiers soutiens. ». Lorsque Roch Kaboré, Simon Compaoré et Salif Diallo créent le MPP, Alassane Ouattara tente une médiation « entre son frère Blaise et son neveu Roch ». Sans succès, « Ouattara doit désormais jongler entre amitié indéfectible pour Blaise Compaoré et son affection pour son rival » (NDLR Roch Kaboré).

Ajoutons que Roch Marc Christian Kaboré va lui devoir jongler entre les promesses de justice qu’il réitère à chaque occasion et son affection pour Alassane Ouattara. Sans compter sur la France, dont les troupes ont exfiltré Blaise Compaoré du Burkina, et qui n’a sans doute pas intérêt ce qu’un procès public rappelle ses liens étroits avec Le régime de Blaise Compaoré.

Ainsi l’extradition de Blaise Compaoré va être bien difficile à obtenir et l’on peut d’ores et déjà prévoir une rude bataille.

Les tests ADN ne permettent pas d’identifier les corps exhumés

On se rappelle que l’une des premières promesses de Issac Zida, devenu premier ministre, reprise par le Président de la transition Michel Kafando, était de satisfaire la demande de la famille Sankara de vérifier que le corps enterré dans sa présumée tombe était bien le sien. Toutes les tombes ont été exhumées, bien que certaines familles n’y fussent pas favorables. Les avocats ont ensuite dû batailler pour obtenir qu’un juge soit nommé pour que ces identifications permettent de relancer l’enquête.

Sept mois après les exhumations, les autorités judiciaires ont convoqué les familles pour les informer. Selon Bénéwendé Sankara, avocat de la famille Sankara ,interrogé à la sortie de l’audience, « l’expertise scientifique conclut qu’il n y a pas d’ADN détectable ».

Colère des familles. Elles ne semblent pas avoir été préparées à une telle absence de résultat. Pour la plupart d’entre elles, il s’agit aussi de pouvoir récupérer les restes de leur famille et faire leur deuil. Or il n’est même pas sûr qu’elles puissent le faire. On leur a signifié en effet que la décision de la restitution ou non des restes serait d’ordre politique.

Les tests d’ADN pratiqués sur des os présentent en effet des difficultés comme l’indique un site faisant la promotion commerciale de ces tests. : « Les os sont des échantillons difficiles d’analyse. En général plus l’échantillon est ancien, moins il y a de possibilité de trouver de l’ADN. De plus, plus l’os est fin, moins il y a de possibilité de trouver de l’ADN en bon état. Il est indispensable d’utiliser des os récents et de diamètre important (Fémur, Sternum). Le taux de réussite d’obtention d’ADN est de 80 % ». Cependant un site du CNRS (voir (http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosevol/decouv/articles/chap7/barriel.html))explique, « Depuis une dizaine d’années, l’extraction et l’amplification (multiplication) de l’ADN (acide désoxyribonucléique) à partir de restes anciens de plantes et d’animaux ont été rendues possibles grâce au développement des techniques de la biologie moléculaire. ». Suit surtout un très long développement scientifique expliquant les difficultés de conservation de l’ADN mais aussi la possibilité de récupérer l’ADN dans les os.

On peut aussi supposer que les méthodes employées dans les laboratoires scientifiques sont plus élaborées que ceux des laboratoires de la police judiciaire. Les questions fusent cependant dans une époque où l’on parle d’ADN récupéré sur des fossiles très anciens. Il y avait douze corps et dans aucun d’entre eux on aurait trouvé un ADN utilisable ? A-t-on fait le maximum ? Le doute est là. Et les tentatives des autorités judiciaires comme des avocats pour expliquer que ses absences d’identification par l’ADN ne remettent pas en cause la poursuite de l’instruction ne suffisent pas à calmer la déception et la colère.

Fallait-il confier les tests à un laboratoire de la police judiciaire française ?

La question mérite d’être posée. Des témoignages accusent la France d’avoir participé à un complot visant à assassiner Thomas Sankara (voir http://thomassankara.net/spip.php?article794 et https://www.youtube.com/watch?v=4GAxbGbWdjM). Le refus du Président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone de répondre positivement à la demande d’enquête parlementaire sur l’assassinat de Thomas Sankara (voir https://blogs.mediapart.fr/bruno-jaffre/blog/110915/affaire-sankara-claude-bartolone-place-la-france-en-retard-sur-le-burkina) , en évoquant des arguments fallacieux, illustre le blocage sur cette question. Ce déni, l’ambassadeur du Burkina a employé le terme de « fantasme », ne fait qu’augmenter la suspicion.

Loin de nous l’idée de remettre en cause la compétence du laboratoire de la police de Marseille. Mais outre les accusations contre la France, quelques antécédents auraient dû peut-être inciter la justice burkinabè à la prudence et à s’adresser à des laboratoires dans d’autres pays, ce qui aurait au moins diminué la suspicion.

Quelques antécédents qui auraient du inciter à plus de prudence

Ainsi la mort du juge Nébié, membre du conseil constitutionnel, en mai 2014, a donné lieu à deux expertises. La première réalisée au Burkina quelques heures après sa mort, effectuée à l’aide d’une imagerie par résonnance Magnétique (IRM) concluait à un homicide volontaire. Mais une autopsie confié à un légiste français, conclura à une mort accidentelle. Un collectif pour la vérité sur la mort de ce juge a été constitué au Burkina remet en cause cette expertise. Le juge Nébié était en effet opposé à la modification de l’article 37 de la constitution qui aurait permis à Blaise Compaoré de se représenter. C’est l’obstination de Blaise Compaoré qui a provoqué l’insurrection l’obligeant à démissionner et à fuir sous la protection des troupes d’élite françaises du COS (Commandement des opérations spéciales) basées à Ouagadougou L’enquête est depuis au point mort. Plus grave le juge chargé de l’enquête vient de décéder par intoxication alimentaire !

Yasser Arafat, gravement malade, est évacué après plusieurs semaines de négociation, fin octobre 2004, pour être hospitalisé à l’hôpital d’instruction des armées Percy de Clamart. L’autopsie pratiquée par les médecins militaires français ne révèle aucune trace de poison connu. L’affaire est relancée en octobre 2013 par un article signé par 6 experts scientifiques suisses établissant la possibilité d’un empoisonnement par le polonium 210. D’autres experts contesteront ces affirmations. L’agence fédérale russe rejettera aussi l’hypothèse d’une empoisonnement, sans toutefois publier de rapport scientifique. Les experts français qui ont été sollicités de nouveau n’ont pas confirmé la thèse de l’empoisonnement, reprenant pour l’essentiel les documents produits par leurs collègues en 2004. En septembre 2015, le tribunal de Nanterre a prononcé un non-lieu mais l’avocat de Mme Arafat a fait appel.

Le disparition du dossier du juge Borrel. Le magistrat français Bernard Borrel avait été retrouvé assassiné à Djibouti le 19 octobre 1995, son corps en partie dénudé et calciné. Les autorités françaises et djiboutiennes avaient rapidement conclu à un suicide, avant que le dossier ne soit requalifié en assassinat .L’instruction du dossier a subi de nombreuses manipulations, falsifications, omissions d’éléments du dossier, etc.. A tel point que la Commission Européenne des droits de l’homme a condamné la France « pour violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit à un procès équitable ». Selon Le Figaro du 12 novembre 2015, « C’est l’un des grands dossiers qui empoisonnent la vie politico-judiciaire française ». Or en novembre 2015, on apprenait que l’ensemble des scellés de l’affaire qui étaient entreposés au palais de justice de Paris, avaient disparu !

Quel avenir pour le dossier Sankara et des personnes assassinées avec lui ?

Dans l’immédiat, les avocats peuvent demander une contre-expertise. Ils peuvent le faire pendant quinze jours après la communication des résultats. Comme nous l’avons vu, il existe de multiples raisons pour le demander. Et comme la promesse du Président Kafando d’identifier les corps n’est pas tenue, cette contre-expertise s’impose et l’Etat burkinabè qui doit tant à Thomas Sankara. Il peut débloquer la somme nécessaire. Ce ne sont pas les Burkinabè qui le lui reprocheront.

Le juge a entendu de nombreux témoins. Douze personnes sont inculpées, dont plusieurs militaires du commando qui ont assassiné Thomas Sankara et Diendéré qui était déjà le chef de la sécurité présidentielle dont dépendait ce commando. Sans doute ces témoignages sont-ils suffisants pour inculper Blaise Compaoré, mais pour l’instant le juge militaire n’a pas communiqué sur les éléments versés au dossier, si ce n’est sur les personnes inculpées. Le Chef du commando, Hyacinthe Kafando, qui s’est opposé par le passé à Diendéré est en fuite. Ces derniers jours des rumeurs de tentative d’évasion de ce dernier circulent au Burkina Faso ce qui n’est pas sans augmenter l’inquiétude.

On regrettera cependant que le juge ne semble pour l’instant pas s’intéresser au volet international de l’affaire. Pour s’informer sur cette question on pourra se reporter au dossier constitué par le Réseau Internationale « Justice pour Sankara justice pour l’Afrique » à http://thomassankara.net/spip.php?article1766. Le nouveau gouvernement, qui sortira des élections ne fera certainement pas preuve d’un zèle particulier pour interpeller la France sur cette question. Les gagnants des élections, étaient présents au dernier congrès du parti socialiste. Ils se réclament de la social-démocratie et ont frappé à la porte de l’Internationale socialiste, dont ils sont peut-être djéà membres.

Le non reconnaissance des corps par l’ADN peut affaiblir l’accusation notamment au cours du futur procès. Certaines familles ont affirmé avoir reconnu les corps au vue d’effets personnels retrouvés autour. D’autres non. On ne sait trop comment les noms figurant sur les tombes ont été déterminés, mais il est fort à craindre que ceux dont les noms étaient indiqués puissent reposer à un autre endroit. Bénéwendé Sankara avait déclaré après la divulgation des résultats de l’autopsie « En ce qui concerne le président Sankara, on a noté que des orifices ont été faits au niveau de la poitrine, des cuisses, des bras et sous les aisselles » : précisant « ... au regard des objets qu’on a déjà pu identifier, tout semble indiquer que la tombe présumée est celle de Thomas Sankara, sous réserve du test ADN. » (voir http://lepays.bf/assassinat-de-thomas-sankara-le-doute-est-leve-sous-reserve-du-test-adn-dixit-me-sankara/ ).

En l’absence de résultat des tests ADN, l’autopsie pourrait-elle alors être utilisée ? Le président du Mouvement burkinabè des droits de l’Homme et des peuples (MBDHP), Chrysogone Zougmoré, ne voulant pas remettre en cause les compétences des experts qui ont recherché les ADN, a déclaré « ce qui est souhaitable et s’il existe d’autres techniques d’identification que ces techniques soient utilisées et explorées afin que des éléments de vérité puissent éclater sur ce dossier » mais il n’a pas déclaré lesquelles.

L’affaire Sankara a fait un grand bond en avant grâce à l’insurrection. Mais il reste encore beaucoup à faire. L’avenir du dossier apparaît désormais tout autant judiciaire que politique.

Une nouvelle expertise pourrait permettre à ce que le traitement de cette affaire puisse continuer dans une certaine sérénité. Dans le cas contraire le doute risque de s’installer durablement.