Vous êtes ici : Accueil » Afrique de l’Ouest » Côte d’Ivoire » Côte d’Ivoire : Expulsions arbitraires d’habitants de forêts classées

Côte d’Ivoire : Expulsions arbitraires d’habitants de forêts classées

L’agence forestière serait impliquée dans des actes de violence et d’extorsion

D 17 juin 2016     H 05:04     A Human Rights Watch     C 0 messages


Les habitants des forêts classées de Côte d’Ivoire vivent dans la crainte d’expulsions arbitraires, et ont été exposés à des actes d’extorsion et à des violences physiques de la part d’autorités chargées de la conservation des forêts, ont déclaré aujourd’hui Human Rights Watch et le Regroupement des Acteurs Ivoiriens des Droits Humains (RAIDH). Le gouvernement ivoirien devrait mettre un terme aux expulsions forcées, mener des enquêtes et des poursuites pour les violations commises, et introduire une législation qui fournisse aux agriculteurs les protections exigées par le droit international.

La Société de Développement des Forêts (SODEFOR), une agence d’État dépendant du ministère des Eaux et Forêts, expulse régulièrement des agriculteurs sans avertissement préalable, incendiant souvent leurs domiciles et leurs biens au cours du processus. Les agriculteurs sont en outre souvent battus et humiliés pendant les opérations d’expulsion.

« Des familles sont violemment expulsées des terres sur lesquelles elles ont vécu et travaillé pendant des années, et voient tout ce qu’elles possèdent détruit en un instant », a déclaré Jim Wormington, chercheur sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Le manque de surveillance des opérations de la SODEFOR a laissé ces communautés vulnérables aux abus. »

Les 231 forêts classées de la Côte d’Ivoire, des terres de l’État mises de côté pour la conservation, ont été dévastées par la déforestation, et plus de la moitié des quatre millions d’hectares de forêt classée du pays ont été rasés pour devenir des terres agricoles. Dans le cadre de ses efforts pour combattre le changement climatique, annoncés avant la conférence de Paris sur le changement climatique, le gouvernement ivoirien a renouvelé en septembre son intention de restaurer les forêts classées comme partie de son engagement plus large à restituer au moins 20 % de son territoire à la forêt.

Toutefois, si la conservation des forêts peut jouer un rôle important dans la lutte contre le changement climatique, les mesures de protection de l’environnement devraient respecter les droits humains des personnes vivant dans les forêts classées. Le droit international protège en principe toute personne occupant un logement ou des terres contre des expulsions forcées qui ne sont pas précédées d’un avertissement suffisant, ou qui ne respectent pas la dignité et les droits des personnes affectées, qu’elles occupent la terre légalement ou pas.

En mai 2015 et mars 2016, Human Rights Watch et le RAIDH ont mené des missions de recherche d’une durée d’une semaine concernant les forêts classées de Cavally, Goin-Débé et Scio dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Ces forêts, dans lesquelles les plantations de cacao gérées par de petits agriculteurs ont remplacé de vastes étendues de forêts, illustrent le défi auquel est confronté le gouvernement ivoirien dans la protection de l’environnement tout en respectant les droits des agriculteurs.

Human Rights Watch et le RAIDH ont interrogé plus de 85 dirigeants communautaires et syndicaux, des représentants de la SODEFOR, et des agriculteurs, notamment 25 personnes dont les maisons ou les plantations avaient été détruites par la SODEFOR aux cours des opérations d’expulsion s’étendant entre 2014 et 2016.

Aucune des familles expulsées, dont la plupart avaient vécu depuis des années dans l’une des forêts classées, n’avait reçu d’avertissement préalable concernant la date de l’expulsion, comme l’exige le droit international.

Plusieurs personnes interrogées ont montré aux chercheurs les restes calcinés de leurs maisons, leurs possessions noircies toujours visibles à l’intérieur. Les villageois ont affirmé qu’ils n’avaient pas eu la possibilité de récupérer leurs possessions avant que leurs maisons soient incendiées.

« Ma maison se trouvait dans la première cour en entrant dans le campement, et dès que la SODEFOR est arrivée ils ont commencé à mettre le feu aux maisons », a expliqué un agriculteur, qui a précisé que sa maison a été incendiée alors que son nouveau-né dormait à l’intérieur. « Heureusement mon épouse a entendu les tirs et les cris, et elle est revenue en courant à la maison pour sauver l’enfant. La SODEFOR n’avait pas vérifié qui était dans la maison avant d’y mettre le feu. »

Pour les communautés vivant dans les forêts classées, dont la plupart comptent sur leurs terres pour les cultures de rente et vivrières afin de subvenir aux besoins de leurs familles, l’impact de la perte de leurs maisons et de leurs moyens de subsistance de longue date est grave. « Sans notre terre à Goin-Débé, je ne sais pas ce que nous allons faire », a déclaré un agriculteur. « Les personnes que vous voyez aujourd’hui n’ont pratiquement rien à manger…Nous n’avons même pas assez de nourriture pour nous donner l’énergie de travailler. »

Des dirigeants communautaires et des travailleurs humanitaires ont affirmé que la SODEFOR n’avait pas garanti que les familles qui ont été expulsées, et qui sont incapables de subvenir à leurs besoins, ont accès à une solution de relogement convenable ou à des terres cultivables, comme l’exige le droit international.

De nombreux dirigeants communautaires et agriculteurs ont également affirmé que des agents de la SODEFOR utilisaient régulièrement la menace d’expulsion pour solliciter de l’argent ou autres ‘cadeaux’, y compris du bétail. « Il m’a dit qu’un commandant d’une ville voisine allait venir », a dit un agriculteur, relatant un appel récent d’un officier de la SODEFOR. « Alors j’ai compris que cela voulait dire que la réception que nous leur donnons devrait être plus importante que d’habitude. »

Un agriculteur a indiqué qu’il avait versé 75 000 francs CFA (125 US$) à un agent de la SODEFOR en février 2015 pour épargner sa plantation pendant une opération d’expulsion. Mais quand la SODEFOR est revenue en décembre 2015 il n’était pas dans sa plantation, et il n’avait pas pu faire le paiement nécessaire pour protéger ses récoltes. « J’ai perdu 18 hectares qui ont été soit brûlés soit détruits », a-t-il dit. « Je n’étais pas là pour les persuader de ne pas le faire. »
Les agriculteurs qui omettent de donner de l’argent aux agents de la SODEFOR risquent également d’être arrêtés et de faire l’objet de poursuite. Le code forestier de la Côte d’Ivoire pénalise l’agriculture en forêt classée sans approbation préalable, et la SODEFOR arrête et place souvent en détentions les agriculteurs au cours des opérations d’expulsion.

Des dirigeants communautaires ont toutefois indiqué à Human Rights Watch que l’engagement ou non de poursuites à l’encontre des agriculteurs dépend fréquemment de leur capacité à payer les agents de la SODEFOR pour obtenir leur libération. Un acheteur de cacao a déclaré qu’après avoir été arrêté à Goin-Débé, les agents de la SODEFOR lui ont dit : « Donne ce que tu peux et on te laissera tranquille. » Il leur a donné 200 000 francs CFA (334 US$) et a été relâché.

Human Rights Watch et le RAIDH ont également documenté plusieurs incidents où les opérations d’expulsion se sont accompagnées de violences contre les agriculteurs arrêtés ou détenus par la SODEFOR. Trois agriculteurs ont expliqué que des agents de la SODEFOR, à leur arrivée dans leur village en janvier 2016, les avaient forcés, ainsi que plus d’une dizaine d’autres jeunes hommes, à s’allonger sur le ventre, puis les avaient frappés sur le dos et les fesses à coups de bâtons, de ceintures et du plat de machettes.

Les agriculteurs ont ensuite été conduits par la SODEFOR jusqu’à une ville voisine, où les agents de la SODEFOR ont dit à l’un des détenus de faire semblant de tourner une vidéo pendant que d’autres prisonniers étaient battus. « Ils nous ont obligés d’assumer la position de la prière, les genoux pliés et regardant vers l’avant », a expliqué l’un des agriculteurs, qui a dû recevoir des soins pendant trois jours à l’hôpital à la suite des violences. « Ils lui ont dit de tenir un morceau de bois sur l’épaule, comme s’il nous filmait avec une caméra – Je suppose que c’était une façon de nous humilier. »

Pour empêcher de futures violations, le gouvernement ivoirien devrait immédiatement cesser les expulsions forcées, jusqu’à ce qu’il adopte une législation octroyant aux occupants des forêts classées une protection contre les expulsions arbitraires, et il devrait trouver une solution à long terme qui conserve les forêts classées tout en protégeant les droits des habitants. Les agents de la SODEFOR impliqués dans des violences physiques, des actes d’extorsion ou de criminalité devraient faire l’objet d’enquêtes et de poursuites.

« Un arrêt immédiat des expulsions forcées est le seul moyen d’empêcher de nouvelles exactions », a déclaré Bamba Sindou, Coordinateur général du RAIDH. « La Côte d’Ivoire devrait de toute urgence enquêter sur les violations présumées de la part de la SODEFOR et mener des poursuites à l’encontre des agents impliqués dans des actes criminels. »