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Mali et contradictions d’un anti-impérialisme conventionnel

D 4 mars 2013     H 14:55     A Claude Gabriel     C 0 messages


Sans exception, toutes les composantes de la gauche de la gauche ont pris position contre l’intervention française au Mali. C’est en soi rassurant sur l’existence d’une gauche anti-impérialiste dans notre pays. Mais comment prendre ce problème sans pour autant le simplifier et sans solliciter le réel pour l’aligner sur ce que l’on sait dire par tradition ?
Commençons par le plus saillant. Certains n’ont pas hésité à mobiliser les richesses de la langue française pour aboutir à une volontaire sous-estimation de l’horreur que représente l’oppression des islamistes radicaux. Ainsi pondérée, la voie est toute tracée pour proclamer que la raison publique de l’intervention de la France n’est qu’un « prétexte » ou un « paravent ». Ce qui laisse entendre implicitement que la grande majorité des Maliens n’ont pour le moment rien compris des enjeux qui se jouent dans le Nord de leur pays.
Mais si l’argument géopolitique du gouvernement français est aussi fallacieux (ce ne serait pas la première fois sans aucun doute), quelle est la vraie raison ? Selon toutes ces prises de position, l’intervention française aurait comme seule et véritable raison la défense d’intérêts économiques pris au premier degré. Ainsi, pourrait-on faire de l’intervention française au Mali un copié-collé des politiques de la canonnière comme au Gabon en 1964 pour sauver le régime de Léon M’Ba et le contrôle à venir de l’économie pétrolière.

Une guerre pour l’uranium ?

Quels sont donc ces intérêts économiques de la France dans l’affaire malienne qui justifieraient en soi une aventure militaire pareille ? Deux arguments sont employés par les uns ou les autres. Le premier est celui des intérêts miniers d’Areva au Niger ; le second est plus évasif, pointant les potentiels miniers non encore exploités au Nord Mali. Si ce dernier n’a guère d’intérêt démonstratif, qu’on me pardonne, le premier argument est effectivement à retenir comme une hypothèse sérieuse. Ce qui ne signifie pas qu’elle puisse en être la seule raison ! La politique a besoin de dialectique.
Le Niger est en effet le quatrième pays ressource pour l’uranium (9% de la production mondiale – sources Areva) derrière le Kazakhstan (35%), le Canada et l’Australie. Areva exploite aujourd’hui des gisements situés au Niger mais aussi au Canada, au Kazakhstan. Demain, ses sources d’uranium vont se diversifier : le minerai devrait aussi provenir de Namibie, Centrafrique, Mongolie, Afrique du Sud. En attendant, et malgré un contentieux avec le gouvernement du Niger, Areva anticipe : « En 2010, alors que la part de production consolidée de ses filiales minières a atteint 3 176 tonnes d’uranium pour une production totale de 4 256 tonnes au Niger, AREVA prépare l’exploitation du gisement d’Imouraren. (…) Son rôle est d’assurer l’exploitation du site et une production de 5 000 tonnes d’uranium par an pendant près de 35 ans ». La raison de la tension avec Niamey est connue : les cours de l’uranium ont fortement chuté depuis la catastrophe de Fukushima en mars 2011. Ils sont aujourd’hui autour de 45 à 50 dollars la livre, contre 70 dollars avant l’accident nucléaire, soit une chute de près de 35%. Dans ce contexte le Niger craint que les promesses de recettes fiscales et de royalties ne soient pas tenues (www.niger24.org). Les intérêts d’Areva sont donc très importants dans cette région, même si les réserves d’uranium nigérien placent pour le moment ce pays en sixième position mondiale fort loin du Kazakhstan, du Canada et de l’Australie. La mise en conflit de la région des mines d’uranium au Niger aurait effectivement pour conséquence de réduire les sources de l’entreprise française et de faire grimper le prix du minerai sur le marché mondial.
Mais la question n’est pas là. Est-ce que les intérêts d’Areva et de la filière nucléaire française peuvent justifier en soi une guerre dont chacun convient qu’elle peut s’enliser et coûter très cher ? Est-ce que les intérêts supérieurs d’Areva et d’EDF à eux seuls expliqueraient aujourd’hui l’alignement sur ces entreprises de l’intérêt supérieur de l’État ? Ce n’est pas mon avis. Je comprends que ce raisonnement soit plaisant et rassurant pour une théorie simple de l’impérialisme, construite à l’aune des analyses du néocolonialisme des années 1960. Mais, je ne pense pas que l’on puisse faire reposer l’affaire malienne sur ce seul support.
D’abord parce qu’il n’y avait pas moins de raisons dans la récente période de faire intervenir l’armée française dans d’autres pays africains pour des intérêts économiques aussi importants. En République centrafricaine ou dans l’est de la République démocratique du Congo par exemple : intérêts miniers divers pour la France et les puissances occidentales facilement dissimulables (« prétexte ») derrière le sort des populations. Alors pourquoi ici et pas là ?
À cette étape, on sent bien que quelque chose pêche dans le raisonnement des articles et communiqués mis en cause ici. À lire les écrits des uns et des autres, on ne peut qu’y déceler une vision de l’Afrique noire, homogène et linéaire sur les dernières décennies. Une sorte de continuité depuis les années 1960 et 1970. Ni prise en compte de la modification progressive des leviers et des espaces du néocolonialisme français et britannique (à différencier des mécanismes généraux et universels de la domination du marché et des multinationales), ni différenciation des situations nationales survenue au cours des trente dernières années. Or, l’investissement international lui ne s’y trompe pas et met en œuvre une nouvelle étape (ou au moins sa tentative !) du développement économique inégal de l’Afrique, quelques pays trustant les « prises de risques » du capital (Ghana, Angola, Kenya, Nigeria…), les autres, survivant de quelques miettes. Rappelons, pour être presque complet, ce que tout le monde a qualifié en son temps d’affaiblissement de la « Françafrique ». Affaiblissement ici ou là des positions politiques et économiques françaises, affaiblissement de ses monopoles diplomatiques et militaires. Le Mali est un bon cas d’école : les compagnies minières canadiennes ou sud-africaines participent plus au pillage de ce pays que les firmes françaises. La mondialisation dilue les tutelles anciennes et leur substitue une domination économique plus large et multiforme.
De cela il convient de retenir qu’aucune société subsaharienne n’est aujourd’hui sous le joug singulier comme elles le furent il y a 30 ou 40 ans. Les intérêts économiques des anciennes puissances coloniales se sont affaiblis face aux nouveaux flux d’Investissements directs étrangers (IDE) portés par la mondialisation (Brésil, Canada, Chine, Afrique du Sud, Inde). En 2010, les pays de l’OCDE représentaient environ 40 % des IDE totaux à l’Afrique et leur part reculera probablement dans les années qui viennent, les partenaires émergents accroissant encore leurs investissements en Afrique. L’investissement de portefeuille quant à lui reste marginal. La cartographie des intérêts impérialistes s’est modifiée. Les formes de domination ont bougé. Le marché fait son œuvre ainsi que les institutions mondiales (FMI, BM). C’est comme pour les entreprises : il n’y a pas besoin que le patron soit un « voyou » pour que les mécanismes du marché et les contraintes de compétitivité fassent leur travail.
Alors le Mali ? Selon la CNUCED, le stock d’investissements directs étrangers au Mali était de 1 087 M$ fin 2009. Par comparaison, fin 2009 le stock d’IDE atteignait 6 223 M$ en Côte d’Ivoire, 2 142 M$ en Mauritanie, 1 614 en Guinée-Conakry, 1 363 M$ au Niger. Le Mali représentait en 2010 seulement 4,6% des échanges français en « zone Franc ». Concentrant ses exportations sur l’or, le coton et le cheptel bovin, le Mali n’est qu’un fournisseur négligeable de la France avec des exportations qui ne dépassent pas 10 M€/an en moyenne depuis 5 ans, et sont en baisse dès 2010 (5,8 M €). Aujourd’hui, la France n’est plus le premier investisseur étranger au Mali, sous l’effet de la montée des investissements de l’Afrique du Sud (mines et agroalimentaire) et du Maroc (banques et télécom). En 2010, on recensait près de 60 filiales et sociétés à capitaux français (participations minoritaires incluses). La répartition de leur activité reflète la vraie structure du marché malien puisque ces entreprises opèrent à 85% dans les services et le commerce et à 15% dans l’industrie et 20% dans l’industrie.
Et si l’on prend le Togo – une « néocolonie française » comme dans les années 1970 ? - le Royaume-Uni est devant la France en termes d’investissements directs, elle-même devant l’Inde. Si l’investissement britannique est majoritairement dans les mines, celui de la France l’est essentiellement dans l’industrie, les transports, la communication, la finance et l’assurance et enfin l’hôtellerie.
Les choses ont donc changé. Sauf, semble-t-il, la grille de lecture de l’anti-impérialisme français. Face à l’événement malien, cette dernière reste aussi conventionnelle que possible : les calculs géostratégiques (en l’occurrence ici les risques militaires étendus du djihadisme) ne seraient que des « prétextes » pour des intérêts capitalistes sonnant et trébuchant, les entreprises minières et leurs actionnaires, tout comme pouvait l’être la manie des putschs foccardiens dans les années 1960 et 1970.
Il suffit d’analyser la construction des textes (des uns et des autres) pour subodorer la méthode. L’astuce rhétorique consiste à tout ramener à la seule main invisible de l’impérialisme et à « solidifier » cette construction en mettant en exergue des intérêts d’entreprises comme Areva. L’impression générale qui en ressort est que l’État malien, avant sa débâcle, n’a été qu’un État fantoche, que la formation sociale malienne n’a pas de trajectoire spécifique en dehors de l’étau néocolonial. Et qu’enfin le gouvernement français ne pouvait se lancer dans cette opération militaire précaire qu’en lien avec des intérêts d’entreprises capitalistes, commodément identifiables. Tout cela ayant pour fonction de réduire la question à ce que l’on sait dire et rien de plus. Certains re-convoquent même le thème de « l’allié objectif » dont on connaît la grande valeur dialectique (!) : « Les djihadistes ne sont pas seulement responsables de la souffrance de la population des villes qu’ils occupaient, ils ont réussi à ce que le rêve des puissances impérialistes se réalise : installer durablement leur présence militaire massive qui permettra désormais d’influer fortement sur les destinées des pays de la région et de profiter des richesses minérales du sous-sol » (NPA). « Même combat » donc ! Il ne suffisait pas d’être présent économiquement, culturellement (francophonie oblige) et politiquement… encore fallait-il occuper militairement et massivement la région. Pourquoi ? On ne sait pas. Par contre on apprend à cette occasion que ces puissances au pluriel (F. Hollande porte -flingue des compagnies aurifères canadiennes au Mali !) avaient besoin pour cela de l’excuse djihadiste. Crédible en diable !

L’impérialisme, arroseur arrosé

Il y a deux crises dans l’affaire malienne, l’une proprement locale, l’autre globalement africaine. Une double crise dans lesquelles la main de l’impérialisme est sans doute historique, absolument liée au capitalisme, contenant indubitablement une forte responsabilité française… mais désormais très enracinée dans une histoire malienne spécifique. Il n’est pas la peine de toujours procéder à un flash-back de 40 ou 50 ans pour tout expliquer du présent. On ne le fait pas pour d’autres régions du monde pourquoi le faire sur l’Afrique ? Beaucoup de choses auraient changé chez nous mais pas là-bas ? La responsabilité historique de la France n’en serait pas moins diminuée en introduisant la dynamique indépendante des relations sociales et politiques maliennes.
La surveillance assujettissante du FMI et de la Banque mondiale est-elle identique à l’emprise paternaliste et asservissante du gaullisme ? Les crises politiques africaines d’aujourd’hui sont-elles du même ressort que les coups d’État des réseaux Foccart ? Les formations sociales africaines sont-elles restées essentiellement rurales ? L’organisation politique et économique des micro-bourgeoisies et des petites-bourgeoisies affairistes a-t-elle quelque peu bouleversé les rouages de la domination, sans pour autant parler de souveraineté bien sûr ? Si ces questions ont leur pertinence, alors c’est que l’histoire de l’intervention française ne peut pas s’écrire comme celle des années 1960 et 1970.
L’absence quasi totale d’État et d’institutions dignes de ce nom aujourd’hui au Mali est bien sûr en partie le fruit d’une histoire coloniale et postcoloniale longue. Mais, pour ne prendre que cet exemple, la corruption généralisée qui innerve les relations économiques et politiques n’est pas le souhait des multinationales françaises, soyons-en sûr. Le business et le chaos ne vont pas de pair. Si certains pensent que la décomposition de l’État est le seul résultat des politiques secrètes de la DGSE ou même des politiques délibérées du FMI, ils se trompent encore. Ces aspects de « désintégration » ne sont pas binairement, si je puis dire, le résultat de la seule coercition de l’ajustement structurel.
Les Maliens ont une histoire à eux, ils ont bâti des pratiques sociales et politiques qui, tout au long des dernières décennies, cherchaient à répondre à la pauvreté, à la déficience des institutions, à l’absence d’une bourgeoisie suffisamment structurée pour vouloir un véritable État. La population malienne a résisté comme elle pouvait – pas forcément de manière heureuse - au dénuement et à la pauvreté des revenus du travail en faisant jouer le premier outil disponible de redistribution des revenus, les prébendes régionalo-ethniques, les clans, les réseaux familiaux, le régime étendu des pots de vin etc. Formes empiriques d’adaptation aux lois du marché ! Forme désespérée de réponse au télescopage des rapports sociaux traditionnels et marchands. Au bout du compte, 50 ans après les indépendances, cette trajectoire mène plus souvent au chaos qu’à une formation sociale libérant l’antagonisme envers le capitalisme.
Au Mali (et ailleurs dans la région), l’État est un jeu de patience toujours recommencé. L’armée est un puzzle d’intérêts clientélistes et ethniques, elle n’a aucune capacité militaire sauf quand une fraction décide de faire un coup d’État pour tout autre chose qu’une conviction politique. La faiblesse des ressources économiques fait que les réseaux claniques et ethniques ont constitué depuis longtemps la première planche solide pour établir une confiance, une complicité, un accord commercial ou micro-financier. Au Nord, une relative spécialisation économique recouvre les segmentations ethniques et permet de rapporter les tensions sociales ou de simples concurrences à des faits « tribaux ». C’est peut-être un pragmatisme désespéré mais cela constitue une réponse endogène de la société malienne à la réduction progressive des ressources par rapport à son évolution démographique. La pénurie sculpte les tensions et les conflits.
Et pour ceux qui relèvent de cette tradition, il faut rappeler que même la théorie de la révolution permanente (Trotski) n’exclut pas cette impasse tragique : « Un pays colonial ou semi-colonial arriéré dont le prolétariat n’est pas suffisamment préparé pour grouper autour de lui la paysannerie et pour conquérir le pouvoir est de ce fait même incapable de mener à bien la révolution démocratique ». Et dans le cas qui nous occupe ici, le terme « révolution démocratique » englobe la perspective même d’un État fonctionnel.
Historiquement l’impérialisme a une responsabilité dans cette situation. Énorme ! Majeure ! Quasi exclusive, oui. Mais depuis ? Devons-nous croire cette fable qui laisse entendre qu’un misérable coup d’État d’une partie de l’armée, une oppression spécifique des Touaregs puis le basculement dans le conflit armé, un vide gouvernemental tragique, un intégrisme religieux grandissant dans toute la zone sahélienne, etc. tout cela n’est que le fruit d’une volonté délibérée, d’une sorte de calcul de la France ? Le business, par ses règles, ses formes contractuelles, ses flux financiers exige plutôt un État rationnel, apte à servir les besoins du capital sur le long terme, que ce capital soit étranger ou local. Il y a une nécessaire proportionnalité entre la structure de l’État et la « prise de risques » de l’investisseur. Si les entreprises payent des études coûteuses du genre de celles de la Coface pour connaître les détails du « risque-pays » avant d’investir, c’est que l’absence d’administration, le fait que le financement de telle route finisse sur le compte personnel de tel ministre, les coupures d’électricité journalières, le dysfonctionnement délirant des bus transportant les salariés, les font fuir en général. Ce qui n’exclut ni les aventuriers, ni les tentatives de telle ou telle société de risquer « malgré tout » un investissement. On parle ici de la norme moyenne.

Deux, trois, quatre Somalie ?

La France est intervenue au Mali en expliquant que les groupes armés s’apprêtaient à « foncer » sur Bamako. Vrai ou faux, cela n’a pas d’importance. Ceux-ci pouvaient se contenter tactiquement des bourgades du centre, autour de Mopti, ce qui leur aurait donné une double influence sur le Nord et le Sud. En tous cas, Paris a estimé ne pas devoir attendre l’issue des négociations internationales sur la question. Pourquoi ? Au Nord, la zone frontalière (Algérie, Libye, Niger) était sans doute déjà en partie sous le contrôle de ces groupes depuis un certain temps. La primauté des mines nigériennes d’Arlit (si tel était le cas) aurait nécessité d’intervenir à partir du Niger sur une trajectoire Est-Nord vers le Mali. Quant au Sud malien son intérêt minier ne vaut pas une pareille guerre. Il ne reste donc plus que des considérations géostratégiques sur l’écroulement final de l’entité malienne et son absolu effet « domino » pour les pays plutôt situés sur la couronne Sud du Mali. Hypothèse. Une décomposition étatique accélérée du Mali aurait rendu infiniment plus vaine une intervention internationale dix mois plus tard. Une consolidation de la base arrière de ces groupes dans le Sahara malien aurait peut-être stabilisé l’alliance entre les djihadistes et les Touareg les plus radicaux. Ces groupes fonctionnent avec une grande flexibilité nomade. Autour de bases souvent momentanées, ils procèdent par des incursions (attentats ou opérations d’enlèvement à longue distance puis repli). Ils procèdent par capillarité intrusive, influençant toujours plus loin de nouveaux petites groupes « alliés » par des biais financiers ou des allégeances religieuses. Ce n’est pas une guerre de conquête classique avec ligne de front, prise de contrôle total d’un territoire, mais bien plus un maillage. Leur efficacité politique et militaire – compte tenu de leur objectif prosélyte – tient à des réseaux très légers, nomades (au sens de leur souplesse de déplacement) et reliés à des points plus stables sur leur arrière mais toujours aptes eux-mêmes à être repliés sur des dispositifs plus en retrait et plus sédentaires. En l’occurrence pour le Mali, vers les grottes du Nord-Est, ou vers la Libye, voire le sud de la Tunisie. Cette grande plasticité permet des actes de guérilla mais elle permet surtout de se replier très vite, de disparaître pour éventuellement revenir six mois après.
Leur cristallisation au Mali de ces groupes, avec l’argent et la solidité militaire dont ils disposent, constituait une sérieuse base arrière pour peser progressivement sur toute la région. Vers le Sénégal, le Burkina, le nord de la Guinée et de la Côte d’Ivoire, le Tchad, le Niger, le Nord Bénin, le Cameroun, sans oublier le Nord Nigeria où existent massivement déjà des courants fondamentalistes armés. Tout récemment n’ont-ils pas mitraillé des cliniques à Kano pour s’opposer aux campagnes de vaccinations contre la polio (« complot de l’Occident ») ?
Il y a - bien sûr - une foultitude d’intérêts économiques occidentaux dans cette zone. Mais, je rappelle que la guerre civile au Liberia n’a pas déclenché d’invasion américaine ou française pour sauver les cours du diamant ; ils se sont débrouillés autrement. Je rappelle que l’intervention franco-internationale en Côte d’Ivoire ne s’est franchement pas faite au nom des cours mondiaux du café et du cacao ; ils se sont également débrouillés autrement sur ces marchés. La décomposition des États et la dé-administration de territoires entiers sur la base de conflits fortement ethnicisés posent beaucoup plus de problèmes à l’impérialisme que certaines pertes de récoltes ou des surstocks d’invendus ici ou là. Car, les gouvernements occidentaux n’ont aucune envie d’avoir d’est en ouest deux, trois ou quatre autres Somalie. Cela ne suffit-il pas comme explication plutôt que de simplifier la démonstration et de la resserrer artificiellement sur Areva et l’uranium ?
L’impérialisme a intérêt (oui des intérêts sonnants et trébuchants !) à ce que cette région de l’Afrique ne bascule pas dans le désordre total, dans les conflits islamo-islamiques, dans les enlèvements, dans les attentats, avec des zones et des quartiers sans droit pour les femmes et une partie de la jeunesse happée par des interprétations religieuses obscures, avec de nouveaux reculs de l’État de droit, là où il garde encore timidement un sens (Sénégal par exemple). En Afrique noire, l’impérialisme a intérêt au maintien minimum de quelques grands équilibres économiques, financiers, institutionnels, d’une communauté d’États plutôt que de devoir s’éclipser dans une atmosphère de chaos, de déchaînement des conflits ethnico-régionaux-religieux. Car même l’islam sunnite, rarement intégriste dans des pays comme le Mali ou le Sénégal, n’est pas forcément à l’abri de conflits d’influence et de schismes.
Mais alors quelle divergence de fond avec cette affaire d’intérêts miniers et d’Areva ? La première différence est dans la pondération. Les communiqués et articles sont visiblement construits autour du mobile le plus simple : Hollande, le fantoche des intérêts miniers. Ceci ramène l’impérialisme contemporain et ses contradictions à peu de choses. Mais du même coup, cela permet d’échapper aux questions qui nous sont posées directement. Pourquoi Hollande est-il accueilli comme un libérateur ? Pourquoi une grande partie des populations du Nord comprend que seule l’armée française, aujourd’hui, est à même de limiter les exactions des djihadistes mais également d’empêcher que l’armée malienne pille cette zone et mène des représailles physiques sur les populations Touareg ?
Dans toutes ces prises de position, la question de la souveraineté nationale est absente quand il s’agit des bandes religieuses et mafieuses, sans attache ancienne sur territoire malien (nonobstant les mariages forcés récents avec des femmes Touaregs). Mais elle réapparaît à l’occasion des troupes françaises. Pourquoi cela ? Est-ce parce qu’il y a en l’occurrence deux poids et deux mesures et que les djihadistes auraient quelque chose d’un peu anti-impérialiste ?
Car voilà la seconde différence. Cette manière commune d’aborder le problème conduit peu ou prou à l’omission de la barbarie (ou à sa notable sous-estimation). Or, ce n’est pas la première fois, dans l’histoire du capitalisme, que l’impérialisme ou une fraction de celui-ci intervient (ou est obligé d’intervenir) contre une menace « géostratégique »… et barbare. Certes, les anticapitalistes que nous sommes auraient souhaité que les ouvriers allemands éliminent par eux-mêmes le régime nazi ou que les masses libanaises unifiées puissent se passer de l’ONU en 1978 pour stopper l’armée israélienne, ou que les populations musulmanes de la Bosnie soient capables seules de battre leurs assassins serbes. Mais ce ne fut pas le cas. Le problème n’est donc pas nouveau et il est quasi insoluble pour nous dans certaines circonstances historiques. On peut distribuer des tracts aux populations pour qu’elles comprennent les enjeux internationalistes et de classe. Mais cela s’appelle témoigner pour le futur, un jour… Mais est-ce une analyse concrète de la situation ? Comment se substituer à l’armée française au Mali pour que cesse la terreur au Nord ? Faut-il laisser des centaines de jeunes se faire enrôler comme enfants-soldats, laisser des milliers de femmes à la merci de la guerre immonde que leur livrent ces fous, laisser ces régions à un futur économique fait de rapine, de trafic, de vente d’otages ?
L’islamisme radical/terroriste a beau être largement le produit de la misère, de l’oppression et de la domination, il est une monstruosité réactionnaire, totalitaire. C’est une folie qui menace quiconque : les femmes maliennes, les opposants tunisiens, les enfants vaccinés du Nord Nigeria mais aussi sans doute les gens en France. Prendre des personnes en otages pour les marchander et en faire une opération de « communication » relève de la torture et nous sommes opposés à la torture. Réaliser des autodafés instaure une société de la terreur et de l’obscurantisme. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire, et certainement pas dans l’histoire européenne, que la grande misère libère les pires pulsions parmi les déshérités. Souvent même l’oppression étrangère en fut l’un des moteurs de départ. Et alors ? Est-ce que cela nous donne le droit de sous-pondérer la barbarie ainsi que les problèmes politiques et militaires nouveaux que celle-ci implique ? Il y a eu des gens par le passé pour croire – dans la volonté forcenée de se trouver un « camp » - que la révolution islamique en Iran (détournement de la révolution démocratique contre le Shah) était anti-impérialiste. Est-ce qu’il y a dans ce débat sur le Mali des militants qui pensent qu’il y a tout de même une dose d’anti-impérialisme parmi les groupes terroristes islamiques ?
C’est notre contradiction majeure aujourd’hui dans ce monde globalisé duquel émergent des formes de guerre nouvelle, sans que l’on puisse comme il y a 30 ans affirmer qu’on soutient un « camp » contre l’autre. Les forces sociales auxquelles nous pourrions nous identifier ont fondu pour peu qu’elles aient existé dans certains pays, et pourtant il reste des populations massivement menacées. Oui, nous sommes pris dans cet étau. La faute aux Africains ? Nullement. Car, implicitement ils nous adressent aussi à nous la gauche quelques questions embarrassantes : « pourquoi n’avez-vous pas développé un puissant mouvement social en Europe ayant les moyens d’une aide massive dans ces régions à coup de dispensaires, d’écoles, de puits, indépendamment de vos gouvernements ? Pourquoi avez-vous tant de mal à soutenir les modestes associations et organisations démocratiques à faire face à ce chaos et à affronter les différents clans militaires et affairistes ? Pourquoi sommes-nous encore à la merci du bon vouloir de l’ancienne puissance coloniale alors que tant de gens en France prétendent combattre leur propre impérialisme ? Pourquoi nous demander d’affronter à la fois l’armée et les djihadistes pour imposer un État démocratique, républicain et progressiste, alors que nous n’avons pas d’armes (en avez-vous vous à nous donner ?) et pas de corps social suffisamment solide pour faire masse ? Vous condamnez la main calculatrice de votre impérialisme, mais nous que faisons-nous pendant ce temps-là avec nos femmes violées, des mains coupées, nos jeunes cloîtrés, une lecture religieuse qui nous est étrangère, des couvre-feux terrorisants, des mausolées et notre histoire ancienne brûlés ? Ce sont ces réponses, de votre part, qui feraient sens avec votre demande de retrait de l’armée française. Sinon ? »
La structure des textes que je questionne ici est clairement fondée sur cet échappatoire : ne rien dire de la contradiction qui est la nôtre, déguiser en « exigences » ce qu’est notre terrible impuissance. Et pour faire bonne figure, malgré tout, on passe très vite sur les djihadistes. Certes il n’est pas très bon d’avouer son impotence et de reconnaître pareille contradiction. Admettons. Mais, il est tout de même significatif qu’aucun autre texte, qu’aucun travail parallèle de débat ne soit venu, faute de mieux, tempérer l’aspect rodomontades des communiqués publics.
Je le répète, ces questions ont fait débat sur le Liban en 1978, sur l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 et même… durant la Seconde Guerre mondiale. Pas simple de devoir traiter de problèmes qui éclairent crûment nos propres déficiences. On a polémiqué, on a discuté âprement sans s’accuser de trahison. Mais ce qui est nouveau là sur le Mali et presque inquiétant, c’est que même ce débat-là n’a pas lieu. Parce que c’est l’Afrique et que « là-bas » la figure de l’impérialisme dans sa version simplissime peut faire l’affaire ? Ou que « vite fait sur le grill » personne ne trouvera à redire que François Hollande (pour lequel je n’ai aucune amitié politique !) soit le simple bras armé d’Areva, et que cela fera bien l’affaire ?

Que dire ?

« Notre premier devoir est de… », nous connaissons tous la formule. Il s’agit de « condamner son propre impérialisme » d’abord. Mais est-ce toujours simple et sans tension avec le réel ? Candidats au pouvoir qu’aurions-nous simplement pu dire en héritant de cette situation ? Qu’il faudrait une « solution politique » ? Absolument. Que nous allions arrêter l’énergie nucléaire et rétrocéder les mines au peuple nigérien ? Quand ? Que l’histoire coloniale était responsable d’un découpage territorial absurde ? Et alors ? Qu’il faudrait une armée malienne reconstituée, républicaine, démocratique et pourquoi pas prolétarienne ? Et en attendant ? Cette simple énumération souligne la défausse de tous ces communiqués et articles.
La dénonciation de son propre impérialisme ne peut justifier le point de vue de Sirius sur une guerre dans laquelle, je le répète, il n’y a pas que la main invisible des intérêts français mais aussi une histoire nationale et régionale indépendante contribuant largement à la situation présente. S’il n’y avait plus aucune entreprise occidentale au Mali, si les mines d’Arlit n’existaient pas, s’il n’y avait pas quelques dizaines de milliers de Français au Sénégal, au Burkina et en Côte d’Ivoire, ni une base française à Dakar… Il y aurait tout de même une absence d’État à Bamako et une armée en loque ; il y aurait tout de même les groupes djihadistes dans la région cherchant à imposer leurs lois, leurs trafics, leur guerre sainte contre le monde entier. L’anti-impérialisme de ces groupes est une pantalonnade réactionnaire.
La responsabilité de l’impérialisme est assez lourde et assez systémique pour éviter de tout ramener à des complots. La France n’a pas décidé de précipiter le nord du pays dans la crise Touareg puis dans le chaos. La simple insistance sur les intérêts miniers de la France dans cette région devrait d’ailleurs conduire à la conclusion inverse. Or, certains ont même supputé une volonté de division ethnique et le choix pervers de laisser les groupes islamiques s’implanter au nord pour intervenir ensuite. Confusion entre la tendance objective d’une histoire longue qui dégénère et l’acte délibéré, fomenté, comploté par Chirac puis Sarkozy et Hollande. Laissons aux cendres du maoïsme africain l’explication des conflits ethniques par la simple volonté de l’occident de « diviser pour régner ». Formule à l’emporte-pièce utilisée jusqu’à l’usure pour, surtout, ne pas procéder soi-même à l’analyse des formations sociales et de leur dynamique.
Alors que dire, si ce n’est que faire ? Nous sommes dans une trappe, celle des rapports de force ici et pas seulement là-bas. Nous sommes pris entre les communiqués cinglants de certains exigeant que la troupe française abandonne immédiatement les populations et, venant d’autres mais parfois des mêmes, des revendications dont on a peine à croire qu’elles ne s’adressent pas singulièrement à l’impérialisme français : « La restauration de la souveraineté territoriale du pays doit aller de pair avec la reconstruction d’un État, d’une démocratie, d’une souveraineté sur les ressources naturelles, une renégociation des droits du peuple touareg, un processus national constituant impliquant le peuple malien lui-même ». Ou ailleurs l’exigence que le gouvernement français « cesse son aventure militaire le plus rapidement possible, qu’il instaure une liberté de circulation et d’installation des travailleurs migrants dans un cadre prédéfini et qu’il affirme une totale neutralité dans les pourparlers qui doivent s’engager entre toutes les communautés afin de laisser le Mali retrouver l’héritage socialiste de Modibo Keita et reprendre en main son destin » (FdG).
Même curiosité en ce qui concerne l’exigence de passer la main hic et nunc aux États africains et à leurs armées. Mais avec quel matériel, quelles munitions, quel argent, quels communication et renseignement militaires, quels avions, quelles troupes disciplinées et conscientes d’un acte démocratique ? Avec aucune, pas même celle du Nigeria ou du Tchad. Très vite, il y aura autant de rejet des populations du Nord qu’avec l’armée française et surtout beaucoup plus de rapine et de viols. Rien de tout cela ne serait finalement envisageable sans la présence « technique » et managériale des puissances occidentales. Rebelote !
L’intérêt géostratégique à long terme de la France inclut singulièrement la reconstruction des États, la fin de la corruption, la stabilisation d’une bourgeoisie d’affaires plus encline au contrat qu’au pot de vin, une armée obéissant aux institutions politiques, etc. Mais cela est hors de portée. Quand F. Hollande dit que la mission de la France va jusqu’à la reconstitution d’un État démocratique, on se dit que la situation ne peut que s’enliser et dégénérer. Surtout que Paris ne s’occupe pas de ça ! Ni légitimité ni crédibilité. Ce à quoi nous assistons n’est pas un nouveau coup tordu de l’impérialisme, une de ses conspirations sur le modèle des sixties, mais une étape nouvelle de sa crise sur ce continent. Et dont la principale cause échappe à sa volonté (mais pas à son histoire longue) : décomposition institutionnelle, gabegie économique et crise sociale, tensions ethniques, frontalières et religieuses, fin de la zone tampon saharienne entre Afrique du Nord et Afrique noire. Sa responsabilité ne réside pas dans un sordide réflexe néocolonial et affairiste, mais dans les dégâts sociaux et politiques de la colonisation interminablement reportés de décennie en décennie et sous une forme de plus en plus tragique. Voilà pourquoi cela va durer et peut-être s’aggraver. Voilà pourquoi la feuille de route que se donne Hollande, la reconstitution d’un vrai État démocratique au Mali, est une fanfaronnade.
Mais nous, ne faisons pas semblant de croire que le départ des Français peut se faire sans dégât pour les populations. Les Français partis, ce sera pire pour elles. Car le paradoxe est là : dans certains cas les puissances dominantes démocratiques bourgeoises ont des intérêts qui s’opposent à l’extension de la barbarie.

Claude Gabriel