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Sénégal : Le procès Habré n’a été à ce jour qu’une illusion

Après le nouveau faux-bond du Sénégal, les victimes demandent l’extradition de l’ancien dictateur tchadien vers la Belgique

D 3 juillet 2011     H 04:24     A Human Rights Watch     C 0 messages


(Dakar, le 9 juin 2011) - Le retrait du Sénégal des discussions engagées avec l’Union africaine au sujet de la création d’une cour chargée de juger l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré était le « coup de trop », a déclaré ce matin une coalition de victimes et d’organisations de défense des droits humains.

Opérant un véritable changement de stratégie, les membres de la coalition, qui commencent à perdre tout espoir de voir un jour Habré jugé au Sénégal, où il vit en exil depuis deux décennies, ont annoncé qu’ils feraient pression pour que celui-ci soit extradé vers la Belgique, qui en avait déjà fait la demande en 2005, et l’a réitérée en 2011.

« Nous aurions voulu que Habré soit jugé sur le continent africain », a déclaré Jacqueline Moudeina, présidente de l’Association Tchadienne pour la Promotion et la Défense des droits de l’Homme (ATPDH), avant d’ajouter : « Mais après onze ans de reports successifs et de déceptions, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ! Il faut voir la réalité en face, en prétendant vouloir juger Habré, le Sénégal nous a bercés d’illusions. »

Le 30 mai dernier, la délégation sénégalaise a - de façon inattendue et sans fournir aucune explication - coupé court aux discussions qui devaient être engagées avec l’Union africaine (dont les membres s’étaient déplacés spécialement jusqu’à Dakar), sur les modalités de mise en œuvre d’une juridiction spéciale pour juger Hissène Habré, comme l’avait préconisé la Cour de Justice de la Communauté Economique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).

Hissène Habré est accusé de milliers d’assassinats politiques et de torture systématique alors qu’il dirigeait le Tchad de 1982 à 1990, avant de se réfugier au Sénégal.

Le retrait de la délégation sénégalaise s’inscrit dans la lignée de plus d’une décennie de manœuvres dilatoires entreprises par le gouvernement du Président Abdoulaye Wade (voir annexe).

En 2000, le doyen des juges d’instruction sénégalais avait inculpé Habré mais, suite à des immixtions politiques dénoncées par les Nations unies, les tribunaux sénégalais se sont déclarés incompétents. Les victimes se sont alors tournées vers la Belgique, et en 2005, après quatre ans d’enquête, un juge belge a émis un mandat d’arrêt international à l’encontre de l’ancien dictateur. Le Sénégal a pourtant refusé d’accéder à la demande d’extradition.

En 2006, le Président Wade a accepté le mandat octroyé par l’Union africaine de juger Habré « au nom de l’Afrique », mais a passé ensuite quatre ans à s’opposer au démarrage de l’instruction tant que l’intégralité du financement du procès ne serait pas mise à sa disposition par la communauté internationale. Enfin, une Table ronde des donateurs réunis à Dakar le 24 novembre 2010 a permis de mobiliser 8,6 millions d’euros. Depuis, le Sénégal a rejeté les différentes propositions avancées par l’Union africaine afin de créer une juridiction spéciale telle que mandatée par la CEDEAO.

Hissène Habré a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, avant d’être renversé par l’actuel Président Idryss Déby Itno et de fuir vers le Sénégal. Son régime à parti unique a été marqué par une forte répression et des atrocités à grande échelle, notamment des vagues d’épuration ethnique. Des documents de la police politique de Habré, découverts par Human Rights Watch, ont révélé les noms de quelques 1 208 personnes exécutées ou décédées dans les geôles de la dictature. Les documents retrouvés font état de 12 321 victimes de violations des droits de l’homme. Une Commission d’Enquête tchadienne a également constaté que Habré avait vidé les caisses de l’État avant de fuir vers le Sénégal.

Les organisations membres de la coalition - l’ATPDH, l’Association des Victimes des Crimes du Régime de Hissène Habré (AVCRHH), la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO), la Ligue Sénégalaise des Droits Humains, la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH), Agir Ensemble pour les droits de l’homme et Human Rights Watch - rappellent qu’au regard de la Convention des Nations unies contre la torture, le Sénégal a une obligation juridique de juger ou extrader Hissène Habré. En effet, en 2006, le Comité des Nations unies contre la torture avait condamné le Sénégal pour violation de ses obligations en tant qu’État partie et l’avait exhorté à faire juger Habré.

L’immobilisme du Sénégal avait notamment conduit la Belgique en 2009 à saisir la Cour Internationale de Justice (CIJ) pour le contraindre à engager des poursuites contre l’ancien président ou à l’extrader vers la Belgique. L’affaire est actuellement pendante devant la Cour de La Haye et une décision n’est pas prévoir avant le courant de l’année 2012.

« Avec cette manœuvre inattendue, honteuse et franchement décevante, le Président Wade vient de tomber définitivement le masque » a déclaré Alioune Tine de la RADDHO, basée à Dakar. « Aujourd’hui, l’ultime alternative pour éviter l’impunité des crimes de masse reprochés à l’ex-dictateur Hissène Habré est son extradition vers la Belgique, pour qu’il y soit jugé. Voici la conséquence de l’inaction d’Abdoulaye Wade, un chef d’État prétendument panafricain. »

Hissène Habré au Sénégal - 21 ans d’impunité

Décembre 1990 - Le Président tchadien Hissène Habré est chassé du pouvoir et s’enfuit au Sénégal.

26 janvier 2000 - Sept victimes tchadiennes déposent une plainte contre Habré à Dakar.

3 février 2000 - Le juge sénégalais Demba Kandji inculpe Habré pour complicité de tortures, actes de barbarie et crimes contre l’humanité.

18 février 2000 - Les avocats de Habré déposent une requête en annulation devant la Cour d’appel de Dakar pour que l’affaire soit abandonnée.

30 juin 2000 - Le Conseil Supérieur de la Magistrature, présidé par le chef d’État sénégalais Abdoulaye Wade, mute le juge Kandji, lui retirant l’enquête Habré. Le président de la Cour d’appel de Dakar est promu.

4 juillet 2000 - La Cour d’appel de Dakar déclare que les tribunaux sénégalais sont incompétents car les crimes auraient été commis en dehors du territoire national. Cette décision et les circonstances qui l’ont entourée ont été vivement critiquées par les Rapporteurs des Nations unies sur l’indépendance des juges et des avocats et sur la torture. Les victimes interjettent appel.

30 novembre 2000 - Des victimes tchadiennes vivant en Belgique portent plainte contre Habré à Bruxelles.

20 mars 2001 - La Cour de Cassation sénégalaise déclare que Habré ne peut être jugé parce que les crimes dont il est accusé n’ont pas été commis au Sénégal.

7 avril 2001 - Le président Wade demande à Habré de quitter le Sénégal.

23 avril 2001 - Le Comité des Nations Unies contre la Torture (CAT) demande au Sénégal d’empêcher Habré de quitter son territoire.

27 septembre 2001 - Le président Wade accepte de maintenir Habré au Sénégal, le temps que soit examinée une demande d’extradition. « Si un pays, capable d’organiser un procès équitable - on parle de la Belgique - le veut, je n’y verrais aucun obstacle. »

19 septembre 2005 - Après quatre années d’instruction, ayant donné lieu à une mission au Tchad, un juge belge délivre un mandat d’arrêt international contre Habré pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture. La Belgique demande son extradition au Sénégal.

15 novembre 2005 - Les autorités sénégalaises arrêtent Hissène Habré.

24 novembre 2005 - Le procureur de la République demande à la Cour d’appel de Dakar de se déclarer incompétente pour statuer sur la demande d’extradition.

25 novembre 2005 - La Cour d’appel de Dakar se déclare incompétente pour statuer sur la demande d’extradition. Habré est remis en liberté.

27 novembre 2005 - Le Sénégal demande au Sommet des Chefs d’État et de Gouvernement de l’Union africaine de désigner "la juridiction compétente pour juger cette affaire".

24 janvier 2006 - L’Union africaine crée un « Comité d’Éminents Juristes Africains » (CEJA) chargé d’examiner les options disponibles pour juger Habré.

18 mai 2006 - Le Comité des Nations Unies contre la Torture décide que le Sénégal a violé la Convention des Nations Unies contre la Torture et lui demande d’extrader ou de juger Habré.

2 juillet 2006 - Sur la base du rapport du CEJA, l’Union africaine demande au Sénégal de juger Habré « au nom de l’Afrique ». Le président Wade accepte d’exécuter cette décision.

31 janvier 2007 - L’Assemblée Nationale sénégalaise adopte une loi qui permet à la justice sénégalaise de connaître des actes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture, quand bien même ils auraient été commis hors du territoire Sénégalais. Le Sénégal amendera ensuite sa Constitution.

Juillet 2007 - Les chefs d’État suisse et français sont les premiers à promettre au Sénégal de l’assister pour instruire et juger cette affaire.

16 septembre 2008 - Quatorze victimes déposent plainte auprès d’un procureur sénégalais, accusant Habré de crimes contre l’humanité et d’actes de torture.

2008 - 2010 - Le Sénégal refuse de faire progresser le dossier tant que l’intégralité des fonds nécessaires à la conduite du procès n’aura pas été versée et le président Wade menace d’expulser Habré. L’Union européenne et l’Union africaine envoient plusieurs délégations afin de négocier avec le Sénégal. Ce pays réclame d’abord 66 millions d’euros, puis 27 millions, avant de finalement accepter un budget de 8,6 millions d’euros.

19 février 2009 - La Belgique demande à la Cour Internationale de Justice (CIJ) d’ordonner au Sénégal de poursuivre ou d’extrader Habré. Le 28 mai, la CIJ accepte l’engagement solennel du Sénégal d’empêcher Habré de quitter son territoire dans l’attente de sa décision au fond.

18 novembre 2010 - La Cour de Justice de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) décide que le Sénégal doit juger Habré en créant une juridiction « spéciale ou ad hoc à caractère international ».

24 novembre 2010 - A l’issue d’une table ronde des bailleurs de fond, 8,6 millions d’euros sont promis, couvrant l’intégralité des estimations budgétaires. Le ministre de la Justice du Sénégal déclare que cette réunion est « le parachèvement d’un long processus devant aboutir au procès juste et équitable ».

10 décembre 2010 - Le président Wade déclare : « Que l’Union africaine reprenne son dossier... sinon Hissène Habré, je vais le renvoyer quelque part. Moi maintenant, j’en ai assez... je vais m’en débarrasser. Point final. »

12 janvier 2011 - Le Comité des Nations Unies contre la Torture réplique à cette déclaration de Wade en rappelant au Sénégal son « obligation » de poursuivre ou extrader Habré.

13 janvier 2011 - Le président Wade rejette le plan de l’Union africaine pour faire juger Habré par un tribunal composé de juges sénégalais et internationaux sur le modèle du tribunal qui juge les Khmers Rouges au Cambodge.

31 janvier 2011 - L’Union africaine appelle au commencement « rapide » du procès en prenant en compte ladécision de la CEDEAO.

4 février 2011 - Le président Wade déclare : « Et on nous dit maintenant, le Président de la Commission de l’Union africaine, hier, maintenant il faut créer une autre juridiction, fondée sur je ne sais quel principe, pour juger Hissène Habré. J’ai dit, arrêtez ! Là pour moi c’est fini. Je suis dessaisi. Je le remets à la disposition de l’Union africaine. »

24 mars 2011 - Le Sénégal et l’Union africaine annoncent un accord sur la création d’ « une Cour international ad hoc » pour juger Habré et conviennent de se réunir en avril pour finaliser les Statuts et règles de la Cour.

30 mai 2011 - Le Sénégal se retire de la réunion qui devait aboutir à la finalisation des Statuts et règles de la Cour.