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Sénégal : Question foncière

D 8 novembre 2013     H 05:02     A Ibrahima Séne     C 0 messages


Thème : La question foncière : accaparement des terres, montée de l’agro-business, etc. et impact sur l’avenir des paysans et producteurs du Sénégal

Introduction

La problématique de la question foncière est souvent approchée du point de vue juridique, la transformant ainsi en débats entre juristes, sociologues et autres socio anthropologues, alors qu’elle touche les fondements économiques et sociaux de l’exploitation agricole.

C’est la raison pour laquelle, il est essentiel de prendre en compte, dans cette problématique, non seulement la situation réelle de l’appropriation foncière, mais aussi, son évolution dans le temps.

C’est dans cet esprit que nous avons construit cette introduction à cette Conférence.

L’évolution des exploitations agricoles, par rapport aux superficies cultivées sous pluie, s’est effectuée en quatre grandes périodes, durant ces 50 ans d’Indépendance de notre pays. Ce sont :

La période des indépendances, celle sous L.S.Senghor, celle sous Abdou Diouf, et celle sous Wade.

I) La situation foncière en 1960

Selon les données du « Rapport Cinna –Ceressa » qui a inspiré l’élaboration du Premier Plan de Développement Economique et Social du Sénégal sous le Président DIA, en 1960, les Chefs de ménage sans terre constituaient 20,9 % des exploitations agricoles, et ceux qui avaient des superficies variant entre 01 et O3 hectares (ha), faisaient 30,62 %, ceux, avec des superficies entre quatre et six hectares, 20,13%, tandis que les 28,3 % des exploitations agricoles qui restent avaient plus de six (6) hectares.

Incontestablement, en 1960, 51,5% d es exploitations agricoles constituaient la classe des paysans pauvres, astreints au travail manuel de la terre, tandis que les 20,13 %, à l’étroit sur leur terre, constituaient une classe moyenne émergente, et les 28,3% des exploitations agricoles restantes, constituaient la pépinière d’une bourgeoisie rurale, à côté de l’aristocratie coutumière et religieuse.

C’est cette structuration du monde rural qui était à la base de l’option « coopérativiste » de Mamadou Dia, qui était, depuis les élections cantonales de 1957, le Président du Conseil du Gouvernement Autonome du Sénégal, institué par la Loi Cadre de 1956.

Le Président Dia envisageait une réforme foncière pour « donner la terre à ceux qui la cultivent » pour répondre à l’aspiration vers la modernisation, des 51,5 % des exploitations agricoles pauvres, et à celle des 20,13 % de la classe moyenne paysanne, c’est-à-dire à 71,6% des ménages ruraux.

Par contre, Majmouth Diop, en contradiction flagrante avec le « Manifeste du PAI » qui revendiquait « la terre à ceux qui la cultivent, et les entreprises aux travailleurs », estimait dans « Classes et lutte ses classes au Sénégal » que « l’absence de faim de terre, ou de faim tout court, compliquait la tâche des révolutionnaires » !

Cette vision a longuement handicapé le travail du PAI en milieu rural, et plus généralement, la gauche, qui continue à voir dans le monde rural, une classe sociale homogène.

II) Les Inflexions sous Senghor

La chute du Président DIA en 1962 ne lui a pas permis de mettre en œuvre cette option de réforme foncière qui devait octroyer la gestion de celle-ci aux collectivités locales, qu’il avait projeté de créer dans le cadre de la Réforme Administrative et Territoriale qu’il envisageait d’entreprendre.

Cependant, après sa chute en 1962, la Réforme foncière tant attendue, revêtit la forme de la Loi sur le « Domaine national », institué par la Loi 64-46 du 7 juin 1964, qui assujettit l’accès à la terre, à la « capacité de la mettre en valeur », privilégiant ainsi les paysans aisés.

Ainsi, à la place de « la terre à ceux qui la cultivent » comme option de Dia en matière de Réforme foncière, L. S. Senghor opposait « la terre à ceux qui peuvent la mettre en valeur. »

C’est le prélude de la privatisation des terres.

Cette option vers les paysans riches fut confortée par la décision de confier au Sous Préfet, les prérogatives d’attribution des terres du Domaine National, qui a exercé cette prérogative de 1964 à 1972.

Ce n’est qu’en 1972, que la Loi 72-25 du 19 Avril 1972 instituait la Communauté Rurale, pour gérer les terres du Domaine National, tout en conférant le « droit d’affectation et de désaffectation des terres » au Président du Conseil rural, et à l’Administration territoriale, le contrôle à priori et le pouvoir d’approbation.

Les Conseils ruraux étaient en partie constitués de membres élus au suffrage universel, et en partie, de membres désignés par les coopératives agricoles.

Ainsi, les coopératives agricoles, qui jusqu’ici jouaient le rôle de substitution aux « Traitants » dans la collecte des arachides, et aux commerçants, dans l’approvisionnement des producteurs en facteurs de production et en « vivres de soudure », décrochaient le pouvoir de cogérer les terres du Domaine national avec des Conseillers élus, dans le cadre du Conseil rural.

Mais cette réforme a été accompagnée par la marginalisation de du « Service National d’Animation Rurale », pour privilégier des « services d’encadrement technique » des producteurs d’arachides, dans la mise en œuvre de la politique de mécanisation, à traction animale, de la production agricole, qui devait se substituer au travail manuel de semis, d’entretien des cultures et de récolte, comme première phase de la modernisation de l’agriculture.

La substitution du travail mécanique au travail manuel fut donc une véritable avancée dans le sens du progrès social et de la modernisation de la production agricole.

Mais cette nouvelle technologie nécessitait un minimum de « trois hectares » par exploitation familiale, pour être généralisée en campagne.

Ainsi, les 51,5 % de paysans, avec des superficies inférieures à trois hectares, devaient pouvoir accéder à la terre par une réforme foncière, pour ne pas être exclus de cette première phase de la modernisation de l’agriculture.

C’est ce que la réforme foncière, que préconisait Dia durant son règne, devait régler en priorité, pour que la coopérative agricole qui fut instituée comme instrument de mise en œuvre de sa politique agricole, puisse s’acquitter correctement de sa mission de libération du monde rural, et de la modernisation de la production agricole.

La résistance du monde rural, face à la réforme foncière de Senghor, s’organisait tant au sein de la coopérative, qu’au sein du Conseil rural, contre l’accaparement des terres de la collectivité locale par les nantis, et le bradage de leur patrimoine foncier, d’abord par l’Administration territoriale, puis par le Président du Conseil rural, de connivence avec les sous Préfets et l’aristocratie coutumière et religieuse.

Ainsi, une double lutte sociale s’était enclenchée dans le monde rural.

Dans l’une, les paysans se présentèrent dans la coopérative agricole comme une couche sociale homogène face à l’Etat, contre sa politique de spoliation des producteurs d’arachides qui s’exprimait dans la fixation unilatérale des prix producteurs et des facteurs de production pour canaliser à son profit le maximum du « surplus agricole ».

Et dans l’autre, au sein du Conseil rural, en deux couches sociales antagoniques, constituées des pauvres (51,5% des exploitants agricoles) et des paysans moyens (20,13% des exploitants agricoles), face aux couches aisées du monde rural, et à l’aristocratie religieuse et coutumière, liée à la production d’arachides, (28,4%), qui dominaient les Conseils ruraux, et qui, à travers le Président du Conseil rural, obstruaient leur accès à plus de terre dont ils ont besoin pour participer à cette première phase de modernisation de notre agriculture par la mécanisation à traction animale.

Cette lutte a abouti au transfert des « prérogatives d’affectation et de désaffectation des terres » du Domaine national, des mains « du Président du Conseil rural, au Conseil rural lui-même » par le Décret 80-1051 du 14 octobre 1980.

La présence des coopératives agricoles, comme catégorie économique et sociale distincte, pour veiller aux intérêts de ses membres au sein des Conseils ruraux, était donc devenue un moyen efficace pour la redistribution des terres au bénéfice des « sans terres » et de ceux qui butaient sur une insuffisance de terre pour accéder à la mécanisation agricole mise en œuvre par l’Etat.

C’est l’une des raisons pour lesquelles, l’Etat y a mis fin, sous couvert de « démocratisation » du Conseil rural, en décidant de l’élection de tous les membres du Conseil rural, au suffrage universel direct.

Malgré cela, c’est grâce aux acquis de 1980 en termes de « démocratisation » de l’affectation des terres, acquise sous la pression des représentants de la coopérative, que la situation foncière des exploitations agricoles des ménages pauvres et des exploitations moyennes, s’était considérablement améliorée, pour répondre aux exigences foncières de la mécanisation agricole.

En effet, en 1998/99, selon les données du « Recensement Général de l’Agriculture » (RGA) du Ministère de l’Agriculture, la proportion des exploitations pauvres de moins de trois (3) hectares est de 23,1%, contre 51,5 % en 1960, et celle des exploitations moyennes est de 4,3%, contre 20,13% en 1960.

Même la proportion des paysans sans terre est tombée légèrement à 18,9% contre en 1998/99, contre 20,9 % en 1960.

Mais cette évolution dans l’appropriation foncière a permis l’explosion du nombre de grandes exploitations de plus de 06 hectares qui est passé de 28,4 % en 1960, à 72,1 % en 1998/99.

Ainsi, à la veille de l’Alternance en 2000, de bonnes perspectives d’intensification de l’Agriculture par la traction bovine équipée de « polyculteur », et par la petite motorisation (mini-tracteur) s’offraient à 72,1% des exploitations agricoles familiales qui possédaient plus de six (6) hectares, alors qu’en 1960, 71,6% des exploitations agricoles avaient moins de six (6) hectares !.

Les freins à cette modernisation ne sont plus d’ordre foncier, mais résidaient dans le marché des produits agricoles et celui des facteurs techniques de production, qui furent durement affectés par les politiques de libéralisation imposées par les Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) des années 80 et 90.

Cette évolution de l’appropriation foncière s’est produite sous le régime d’Abdou Diouf

III) L’évolution des exploitations agricoles en matière foncière sous Abdou Diouf

Pour réaliser cette performance, une âpre lutte sociale s’était déclenchée autour de la réforme de la Loi sur le Domaine national, que les « Programmes d’Ajustement Structurel » (PAS) exigeaient de l’Etat, pour promouvoir le « secteur privé », à travers la privatisation des terres agricoles, et le retrait de l’Etat des fonctions de crédit et de commercialisation en direction des producteurs ruraux.

C’est dans ce cadre, qu’un « Plan d’Action Foncier » (PAF) fut élaboré sous le Président Diouf en 1996, pour convaincre le FMI et la Banque mondiale de sa bonne volonté.

Le PAF analysait trois options soumises aux protagonistes de la Réforme de la Loi sur le Domaine national : ce sont :

  Le statu quo foncier ;

  La libéralisation qui entraîne la privatisation totale des terres ;

  L’option appelée » mixte » qui consiste à attribuer aux Communautés rurales des pouvoirs de cession de la terre, en plus de son pouvoir d’attribution en vigueur.

Dans ce débat, l’Association des Présidents de Communautés Rurales (APCR) avait opté pour une « variante de l’option mixte » qui consiste en « l’érection du Domaine national en Domaine privé des Collectivités locales qui y exercent les pouvoirs d’affectation, de désaffectation et de cession en propriété privée sur décision du Conseil rural ».

Cette option faisait l’objet de rejet de certains milieux ruraux et de l’Etat, au motif qu’elle ouvrirait la voie à une spéculation foncière au profit de potentats locaux qui contrôlaient les Conseils ruraux, et était perçue par ses adversaires comme étant une forme de « régularisation des ventes illégales de terre » déjà effectuées par certains Président du Conseil rural.

Pour le « Conseil National de Concertation des Ruraux", (CNCR) qui regroupe les Unions nationales des coopératives rurales et la Fédération des ONG du Sénégal (FONGS), il se dégage l’option de distinguer d’une part, les terres déjà affectées du Domaine national pour transformer le « Droit d’usage » en titre foncier négociable dans des « marchés fonciers » à créer, et d’autre part, les terres du Domaine national non encore affectées que devraient gérer des « Comités villageois de terroir ».

Les producteurs moyens, dotés de 4 à 6 hectares, qui constituaient 17,5 % des ménages ruraux, trouvaient leur compte dans cette option du CNCR, étant donné qu’ils pouvaient, à travers les « marchés locaux », s’acheter, à vil prix, les terres des de 32,1 % d’exploitants exclus de la mécanisation, pour élargir leur domaine, et créer ainsi les conditions foncières nécessaires à leur accession à la deuxième phase de modernisation de notre Agriculture, la « motorisation », grâce au crédit foncier hypothécaire auquel ils rêvaient d’accéder.

La transformation du « Droit d’usage » en titre foncier permettrait ce tournant.

La gestion des « terres non encore affectées », par des « Comités villageois », constitueraient leurs « réserves foncières », qu’ils pourraient s’approprier au marché, dés qu’elles seront l’objet d’affectation comme « Droit d’usage » avec titre foncier privé.

Dans cette option, pour éviter de transformer le monde rural en jungle dans une course vers l’accès à ces réserves foncières, le CNCR proposait de l’accompagner d’un « Plan cadastral rural », et d’une élaboration d’un « Plan d’occupation des sols » pour chaque Communauté rurale.

Le CNCR a cherché aussi, par cette option, à rallier, les paysans riches, charmés par la possibilité de posséder un « titre foncier rural », de rentrer dans les « marchés fonciers locaux », et d’accéder au crédit foncier hypothécaire.

Les paysans pauvres, composés de paysans sans terre et des exclus de la mécanisation agricole, opposaient une vive résistance face aux deux options présentées par l’Association des Présidents de Communauté rurale et par le CNCR , pour défendre l’option de la « terre à ceux qui la travaillent » afin de pouvoir accéder à suffisamment de terre leur permettant de participer à la modernisation de la production agricole, et d’exercer « un travail décent pour vivre à la sueur de leur front, grâce à leur coopérative agricole au niveau de chaque Collectivité locale.

Face à cette polarisation du monde rural, la privatisation des terres du Domaine national, exigée par les PAS, n’a pas abouti sous Diouf, qui a su user de dilatoire pour ne jamais la mettre en œuvre.

Cette lutte paysanne autour de l’appropriation des terres de culture avait permis des avancées certaines pour les populations rurales, qui en 1960, comptaient 20,9 % de ménages sans terre et 30,6% exclus de la mécanisation de la production agricole pour insuffisance de terre, et qui en 1999/98, voyaient leurs proportions respectivement à 18,9% et à 4,2%.

Dans ce contexte, où 72, 1% % des ménages avaient au moins 6ha, que l’option CNCR trouvait toute sa justification sociale, même si elle excluait les 23,1% d’exploitations pauvres de moins de 03 hectares dont 18,9% de « sans terre », et les 4,2% de petites et moyennes exploitations agricoles familiales.

Ainsi, plus de 27% des exploitations agricoles « pauvres » et moyennes » étaient exclues des bénéfice de l’approche de la privatisation des terres du CNCR, au profit de plus de 72% d’exploitations agricoles « riches », disposant de six (6) hectares et plus, et qui espéraient trouver dans la « privation », une opportunité de se moderniser grâce à leur accès éventuel au crédit hypothécaire, une fois qu’ils seraient minus d’un titre de droit foncier.

Cependant, l’Alternance de 2000, contrairement aux attentes, s’est orientée vers la mise en œuvre intégrale des exigences des PAS dans le secteur rural, tant au plan de la réforme foncière, qu’au plan de la privatisation du « marché des produits agricoles », et du « marché des facteurs techniques de production ».

IV) La question foncière rurale sous Wade

Wade, par sa politique agricole, a ruiné les exploitations agricoles familiales, en les ramenant à des situations foncières pires qu’avant l’Indépendance.

La tendance à la réduction du pourcentage de paysans sans terre et de ceux exclus de la mécanisation de l’agriculture pour insuffisance de terre observée en 1998/99, s’est inversée brutalement, pour dépasser leur proportion de 1960.

Ainsi, selon les données de l’ »Enquête de Suivi de la Pauvreté au Sénégal » (ESPS) I (2004-05), la proportion des ménages sans terre est de 24,6 % des ménages ruraux en 2004/2005, contre 18,9% en 1998/99, et 20,9% en 1960, tandis que ceux qui avaient entre 01 et trois (3) hectares, exclus de la mécanisation, qui étaient de 4,2 % en 1998/99, se retrouvent avec une proportion de 32,1 %.

Donc, les ménages ruraux exclus de la mécanisation de l’Agriculture par les conséquences des politiques agricoles de Wade, ont atteint une proportion de 56,7%, alors qu’en 1960, ces ménages ne représentaient que 51,6 %.

En outre, l’évaluation du « Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté » au Sénégal » (DSRP) II, la pauvreté rurale, en 2004/2005, était estimée à 55,6% des ménages ruraux.

Donc la pauvreté a, désormais, véritablement un visage social en milieu rural, et se trouve parmi les 56,7% de ménages exclus de la mécanisation de l’agriculture pour insuffisance de terre.

Les paysans moyens, avec 04 à 06 ha, voyait leur proportion augmenter de 4,3% en 1998/99, à 17,5 % en 2004/2005, ont été, après les petits producteurs d’un à trois hectares, les secondes victimes les plus durement touchées par les conséquences néfastes de la politique de Wade en direction du monde rural.

De 72% d’exploitations agricoles de Plus de six (6) hectares en 1998 /99 sous le régime de Diouf, le monde rural s’est retrouvé en 2004/05, sous le régime de Wade, avec plus de 74% d’exploitations agricoles avec moins de six (6) hectares dont 24,6% « sans terre » !

Ceux qui étaient attirés par l’option de Wade, qui leur donnait l’illusion, que la privatisation des terres serait entreprise à leur bénéfice exclusif, durent se rendre compte qu’ils n’avaient pas encore suffisamment compris, que Wade voulait privatiser les terres dans le but précis de les céder aux investisseurs étrangers les plus offrant, et non, aux paysans riches et moyens qui aspiraient à la deuxième phase de la modernisation de notre production agricole, la « motorisation » ( tracteur ).

Ainsi, ce sont ces victimes de la politique agricole de Wade, qui représentent près de 74,2 % des exploitants ruraux, qui, se sont retrouvées derrière le CNCR, et qui se sont ’opposées farouchement aux objectifs fonciers du Chef de l’Etat, dans cette privatisation des terres du Domaine national.

C’est grâce à cette combativité, que Wade était contraint de soustraire le volet foncier de la « Loi d’Orientation Agro Sylvo-Pastorale » (LOASP) qu’il a fait voter, à son corps défendant, par l’Assemblée nationale.

Cependant, avec l’option de réforme foncière du CNCR, les paysans « sans terre », qui sont 24,6% des ménages, et les 32,1% des petits exploitants, soit, 56,7% des ménages ruraux, ou l’on compte les 55,6% de ménages pauvres, perdront définitivement l’espoir d’exercer le « métier d’agriculteur » institué par la LOASP, pour gagner décemment leur vie.

Ainsi le CNCR est traversé par une double contradiction, l’une avec l’Etat en temps que représentant des 74,2% des exploitations agricoles victimes de la politique de Wade, et l’autre, en son sein entre les 56,7% exclus de la modernisation et qui rejettent l’option « privatisation » du CNCR, et les 17,5% des exploitations qui voient dans cette option une opportunité.

Après la crise alimentaire mondiale de 2008, Wade mit à profit le contexte pour lancer son option de réforme foncière sous forme d’un projet de loi12/2010 portant « régime de la propriété foncière », par lequel s’est exprimée sa volonté politique :

a) de dessaisir l’Assemblée nationale et le Conseil rural de leurs prérogatives respectives dans le Domine foncier que la Constitution et la Loi sur le Domaine National (DN) leur ont conférées,

b) de confisquer les terres des communautés rurales non encore affectées, qui constituent pourtant leurs « réserves foncières », et

c) d’exproprier les terres déjà affectées aux paysans pauvres et moyens, sous prétexte « d’insuffisance de mise en valeur ».

Ce projet de loi fut adopté sous forme de Loi n°2011-07 du 30 mars 2011 portant régime de la Propriété foncière. Elle a été publiée dans le JO n°6607 du 13 août 2011.

Mais malgré le fait de l’avoir fait adopter par sa « majorité mécanique » à l’Assemblée nationale, et même de le publier au Journal officiel, Wade hésitait encore de l’appliquer devant le tollé général suscité par cette Loi, et les risques de confrontation avec les ruraux sous l’égide du Conseil National de Concertation des Ruraux (CNCR) à un an des élections présidentielles.

Il s’était donc abstenu de faire adopter un projet de Décret en attendant des moments plus appropriés.

V) L’évolution de la question Foncière sous le Président Macky Sall

Avec la nouvelle Alternance, le chantier de la Réforme foncière a été repris et une Commission nationale mise en place pour organiser de larges concertations en vue de le finaliser.

Le Président de la Commission, après avoir présenté sa feuille de route, avait mis l’accent sur les avancées de la Loi 11/2010 portant « transformation des permis d’habiter et autres titres similaires en titres fonciers » et les problèmes rencontrés dans la gestion des terres dans le cadre de la Loi sur le Domaine National (DN).

L’on s’attendait donc à ce que la Commission se mette au travail, mais, à la surprise générale, deux évènements se produisirent :

D’abord, le Gouvernement du Sénégal issu de l’Alternance du 25 mars 2012 venait d’adopter, récemment, en Conseil des Ministres, un projet de Décret portant application de la loi n°2011-07 du 30 mars 2011 portant « Régime de la Propriété foncière » qui a été publiée dans le JO n°6607 du 13 août 2011.

Ensuite, ce sont les complaintes publiques du Président de la Commission qui rendait public le manque de moyens qui l’empêchait de travailler.

Du coup, la Commission de réforme foncière, avec ce nouveau Décret et sans budget, devenait sans objet. C’est ce que comprit son Président qui vient de rendre le tablier.

Le nouveau régime semble donc s’inscrire dans le même sillage que Wade en ce qui concerne la réforme foncière et le type d’Agriculture à promouvoir comme le laissent croire les éléments suivants.

En effet, il y a son option pour une Politique d’Aménagement de 9 « Domaines Agricoles Communautaires » pour 30.000 hectares pour la création de 300.000 emplois en 5 ans, sous l’égide de l’ « Agence Nationale d’Insertion et de Développement agricole » (ANIDA) qui est une réplique fidèle du « Plan REVA » de Wade transformé en Agence.

Ensuite, en mettant en œuvre avec la Banque mondiale le « Projet de développement inclusif et durable de l’agrobusiness du Sénégal » (PDIDAS), a pour objectif la mise en valeur de 10.000 hectares, répartis en une vingtaine de blocs irrigués dans 41 villages de 9 communautés rurales, pour la promotion de l’agriculture familiale et de l’agrobusiness dans les zones du Ngalam et du Lac de Guiers (nord).

C’est la confirmation de l’option de Wade de baser le développement de notre Agriculture sur la base de grandes exploitions modernes et de l’agrobusiness.

Elle est récemment illustrée dans le financement de l’Etat de l’équipement rural pour la campagne 2013 : 6 milliards pour l’achat de tracteurs importés du Brésil destinés aux exploitations de plus de 6 hectares, contre 3,5 milliards pour du matériel à traction animale destiné aux exploitations de plus de 3 hectares !

Donc 56,7 % des exploitations agricoles parmi lesquelles les 55,6% de pauvres continuent d’être exclus du financement public de l’acquisition du matériel agricole.

Enfin, par leur refus de réinstaller le « Président élu du Conseil Rural de Mbane » dans ses anciennes fonctions, parmi les 9 Présidents qui étaient concernés par une mesure arbitraire de destitution de Wade, les nouvelles Autorités l’empêchent d’exproprier les attributaires indus des terres de cette collectivité locale. Donc, c’est une forme de légalisation de l’accaparement des terres déjà effectué sous le règne de Wade !

VI) Pour quelle réforme foncière alternative ?

Le premier acte de cette nouvelle réforme devrait partir d’une volonté politique d’abrogation de la Loi 2011-07 du 30 mars 2011 et son Décret d’application, pour centrer la réforme autour des dispositions de la Loi sur le Domaine national.

Cette réforme devrait traiter le foncier de façon conforme aux intérêts des exploitations agricoles « sans terre » et/ ou qui sont exclus de la modernisation de l’agriculture pour insuffisance de terre, soit les 56,7% des exploitations agricoles familiales.

Cette option nécessite de réformer la Loi sur le Domaine national, pour transformer le « Domaine national » en « Domaine privé des Collectivités locales », compte tenu du niveau actuel de leur « démocratisation » qui les soustrait de plus en plus du contrôle de l’Etat, des couches aisées rurales et de l’aristocratie religieuse et coutumière.

Cette « démocratisation » devrait être confortée lors des prochaines élections locales, par l’accès massif dans les Conseils ruraux de Démocrates et de Républicains, acquis au « Contrôle citoyen » de ces Institutions locales.

Cela permettrait de pouvoir annuler toutes les affectations antérieures non conformes à la Loi, redistribuer les terres prioritairement aux paysans pauvres dûment identifiés comme étant les 56,7 % de chefs de ménages ruraux « sans terre » et/ou exclus de la mécanisation agricole, et aux paysans moyens, qui sont 17,5% des chefs de ménages ruraux qui aspirent à la motorisation » de leur production agricole, mais bloqués, entre autres, pour insuffisance de terre.

Même les 25,8 % d’agriculteurs riches, qui étaient 28,4% avec plus de 06ha en 1960, devaient savoir que la privatisation des terres, version Institutions de Bretton Woods, les mettraient fatalement en concurrence avec l’Agrobusiness pour le contrôle de la terre.

Leurs perspectives donc, dans l’option « privatisation des terres », sont, au mieux, leur transformation en paysans moyens, exclus de la motorisation agricole.

La nouvelle Loi foncière devrait donc conforter le « Droit d’usage » en confirmant son « statut d’inaliénabilité » et sa « transmissibilité par héritage familial ».

Le « Droit d’usage » devrait continuer à être réservé exclusivement aux chefs de ménage résidents, et aux organisations de jeunes et de femmes des collectivités locales.

Les agriculteurs « absentéistes » verront leur « Droit d’usage » retiré au profit des résidents.

Mais cette nouvelle Loi foncière devrait innover aussi, en créant un droit de propriété privée, avec un « titre foncier », sur les terres du domaine national à usage d’habitation, ou d’activités commerciales ou de service, comme cela est le cas dans les villes, et que va conforter la loi que Wade a fait prendre de « transformation des permis d’occuper et titres assimilables, en titre foncier » en milieu urbain.

Dans ces conditions, il serait mis fin à la discrimination dont les ruraux sont l’objet par rapport à l’accès à la propriété privée de la terre, souvent utilisée, sous couvert « d’éthique et de justice », pour exiger la privatisation des terres du Domaine national.

Seules les terres à usage agricole, pastoral et forestier, devraient faire l’objet de transformation en « Domaine privé » des Collectivités locales, comme le proposait l’APCR, qui peuvent, au lieu de les aliéner au profit d’un investisseur étranger à la Collectivité, transformer le nombre d’hectares sollicités par l’investisseur, en « apport de capitaux » dans la constitution d’une société mixte « Collectivité locale / Investisseur étranger », à la place des « subsides » qui leur sont proposées sous forme de contribution financière à leur budget, et/ou de réalisations d’infrastructures sociales.

De cette manière, la terre est fructifiée tout en restant la propriété de la Collectivité, qui peut la retirer à tout moment où le partenaire privé est défaillant vis-à-vis de ses engagements d’entrepreneurs performants.

Cette forme d’ouverture à l’investissement privé extérieur à la Collectivité locale, promeut l’emploi et la modernisation de l’agriculture, sans aliéner la terre au détriment des « sans terre », et des petits et moyens agriculteurs.

Les enjeux de la question foncière et l’âpreté de la lutte sociale qui l’accompagne, posent la problématique de la nature de classe des organisations professionnelles dans le secteur rural, qu’il n’est plus possible d’occulter.

La gauche devrait prendre le parti des ménages ruraux « sans terre » et des petites et moyennes exploitations agricoles familiales, et cela est possible dans la réhabilitation du mouvement coopératif sénégalais.

Pour ce faire, il est devenu impérieux de libérer le mouvement coopératif de la férule de la bureaucratie qui a confisqué sa souveraineté depuis les années 80 pour faciliter la mise en œuvre des PAS dans le secteur rural, bureaucratie aujourd’hui symbolisée par le « Comité National Inter professionnel de l’Arachide », (CNIA).

A cet effet, il est plus qu’impérieux d’exiger des nouvelles Autorités, l’Audit de la gestion du CNIA, et la restitution à la coopérative de ses prérogatives que la Loi lui reconnaît dans la collecte et la commercialisation des productions agricoles, ses droits de propriété de 50% du capital de la SONACOS que l’ Accord –Cadre » avec l’Union Européenne lui reconnaît depuis 1997, et l’annulation de la privatisation de celle-ci au profit du groupe Français « Advens ».

C’est de cette manière, que la Coopérative agricole pourra jouer le rôle économique dans les collectivités locales que la Loi et les textes de l’ « Organisation de l’Harmonisation des Droits des Affaires » (OHADA) lui confèrent, et constituer, avec le Conseil rural, les deux vecteurs de la modernisation de l’agriculture et de libération économique et sociale du monde rural comme le prévoyait le Président Mamadou Dia.

Ibrahima SENE Ingénieur Agronome et Agroéconomiste, PIT/Sénégal