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Algérie : Grève du textile à Tizi Ouzou : Des emplois sur le fil du rasoir

D 7 novembre 2014     H 05:57     A     C 0 messages


Elles ont déclenché une grève depuis juillet dernier pour réclamer de meilleures conditions de travail et surtout le départ du directeur. Depuis, pas de prise en charge de leurs doléances, ni même une réponse des autorités. Il s’agit de 150 ouvrières de l’EPE Chemiserie du centre de Tizi Ouzou. Elles ouvrent leurs portes à El WatanWeek-end et racontent leur désarroi.

« Il m’est arrivé de les battre, leur crier dessus et de sortir comme une folle en les laissant à la maison. Je ne peux pas. C’est ainsi que je réponds à mes enfants ces derniers temps. » Zahra, 43 ans et mère de famille, n’était pourtant pas prête pour nous recevoir. Vêtue d’un modeste ensemble de maison, faute de moyens. Elle est ancienne secrétaire du directeur d’une entreprise publique à Larbaâ Nath Irathen. Une petite localité au centre-est de la wilaya de Tizi Ouzou, où l’économie repose essentiellement sur l’arboriculture de montagne. Pendant 23 ans, et en passant par de nombreux postes administratifs, techniques et commerciaux, Zahra était une cible de l’acharnement de la direction. Accusée de « sorcellerie », elle a souffert de nombreuses rétrogradations abusives.

Aujourd’hui, elle a atterri dans une usine de textile. Elle vit dans la précarité la plus totale avec ses trois enfants âgés de 5, 10 et 12 ans et son mari Da Hamid, lui aussi employé de la chemiserie du centre via un CDD. On est accueillis chez elle, dans une vieille maison kabyle faite de pierres. De vieux canapés, une ancienne argenterie quasiment vide et une table qui fait aussi office de bureau pour ses enfants : sa maison est presque vide.

Au déjeuner, il y a du riz sans sauce. Zahra et ses collègues sont en grève depuis trois mois. Dans cette entreprise publique économique, les lois et le droit de grève sont inconnus. Les 150 ouvrières et d’autres collègues hommes ne sont plus payés depuis quatre mois ! Revendication : le départ du directeur. « Depuis le début de la grève, je vis mal, je ne peux survenir aux besoins de mes enfants », confie-t-elle, émue, les yeux brillants de larmes. Avec un salaire de 23 000 DA, Zahra avait déjà du mal à survivre.

Esclavage

Difficile pour elle d’assurer une alimentation saine ou du moins correcte à ses enfants. C’est dans une atmosphère pesante, où la tristesse et la douleur règnent, qu’elle confie ses tracas quotidiens. Comme elle, plusieurs grévistes perçoivent un salaire qui ne dépasse pas les 23 000 DA et certaines 17 000 DA. Seul recours : la protestation pour l’obtention de leurs droits. « Nous traversons une très mauvaise passe, mais nous ne comptons pas laisser tomber…Nous nous battrons jusqu’au bout, car c’est une question de dignité », assure Nadjet, une gréviste de 32 ans, mariée et maman d’un enfant de 18 mois. Nabila, 34 ans, récemment opérée pour un kyste dû au calvaire qu’elle endure, victime d’« esclavage et d’intimidations », partage cet avis : « On a crié pour nos droits, nos salaires et notre dignité. » « On n’a pas fermé l’usine pendant trois mois pour l’argent, on l’a fermée parce que la dignité et le respect ne s’achètent pas », la rejoint Zahra.

Le conflit entre les ouvriers et leur directeur remonte à septembre 2013, lorsqu’une section syndicale UGTA, composée de cinq ouvrières, s’est formée au sein de l’entreprise. Ces dernières ont présenté une plateforme de revendications du collectif des travailleuses, dont la principale était le départ du directeur. Elles lui reprochent « la complicité » avec d’autres responsables qui n’hésitent pas à les faire travailler sans interruption dans de mauvaises conditions de travail. Le débrayage a été déclenché à la suite de « graves abus à l’encontre des employées, notamment des remises de titres de congé forcé, suivies de décisions de suspension le jour où la reprise de travail devait avoir lieu », explique Lynda, syndicaliste et elle-même concernée par ces décisions.

Avec son mari, Zahra se retrouve sans revenu depuis quatre mois. Elle loue un « toit » au cœur de Taourirt, le plus grand village de la wilaya de Tizi Ouzou, à 2 km environ du chef-lieu communal de Larbaâ Nath Irathen. Sujettes à de nombreux abus tels que « l’exploitation des ouvriers travaillant les week-ends sans rémunération ni récupération », et ce, de 2003 à 2009, elles devaient travailler même le soir. Durant des années, le bruit des machines à coudre s’entendait jusqu’à des heures tardives. Aujourd’hui, l’atelier qui se trouve à quelque soixante mètres de l’entrée principale de l’usine, est complètement désert, il y a juste quelques chaises poussiéreuses au niveau de la porte et des morceaux de tissu éparpillés un peu partout.

Agression

Les ouvriers, hommes et femmes, n’avaient pas le droit de dire un mot. Les travailleurs étaient menacés de « licenciement immédiat » s’ils n’exécutaient pas les tâches imposées. Ils se faisaient prélever deux journées de salaire à chaque fin du contrat CDD pour « absence autorisée ». Lynda, la syndicaliste, assurera par la suite que le motif avancé par le directeur est « faux » et non fondé. Autre abus : la suspension de plusieurs ouvrières de leurs postes de travail sans motifs valables, mais aussi de harcèlement moral via des menaces de licenciement et parfois même des agressions physiques sur les travailleuses, comme en témoigne la lettre ouverte adressée au ministre de l’Industrie.

Après dix ans de service, Lynda confie : « Nous avons travaillé pendant des années dans la peur, les menaces et les suspensions qui suivaient les réclamations ». Baya, quant à elle, a aussi été « victime de violence verbale ». Il s’agit d’injures, insultes et de propos obscènes, et ce, pendant ses quinze années de service. Les grévistes affirment que sous les effets de l’alcool et son état d’ébriété à l’intérieur de l’unité, le patron se permettait tout !

Insultes

Elle témoigne : « Le directeur nous a privés de nos droits, c’est la seule raison pour laquelle on a décidé de nous révolter. On a travaillé sans revenus pendant des années, désormais ça suffit. » Aujourd’hui, Baya se dit morte et que « l’enfer qu’elle endure est loin d’être une vie ». Mariée et maman de trois enfants âgés de 10, 13 et 18 ans, elle vit grâce aux revenus de son mari bricoleur. Licenciements abusifs, congés forcés, agressions, insultes, mépris et intimidations… « On a eu droit à tout dans cette chemiserie… sauf à nos droits », assure Nadjet. Mais un beau jour, le 21 juillet 2014, il n’était plus possible de se taire. Les ouvrières de l’EPE Chemiserie de cette commune ont décidé, sous la houlette de la section syndicale de l’UGTA, de fermer l’usine et de lancer un ultimatum à leur directeur, en poste depuis 2003.

« Il n’est plus question seulement de problèmes inhérents à nos conditions socio-professionnelles, mais au départ inconditionnel et non négociable du directeur qui, depuis son installation, ne cesse d’intimider et de mépriser les ouvrières », affirme, déterminée, la syndicaliste. Quant à Zahra, la plus ancienne des administratives de l’entreprise, elle assure : « Le jour où le sous-directeur est venu dans les ateliers et a insulté les ouvrières en ma présence en utilisant des mots déplacés tels que ‘‘ignorantes’’, et que le rapport qu’on a déposé auprès du directeur n’a pas été pris en considération, on a décidé de mettre fin à l’enfer qu’on vivait ».

Peur

« Chaque jour, on espérait que rien ne nous arriverait, on travaillait dans la peur, on vivait un cauchemar quotidien. On était terrorisées », déplore Nabila. Avec son mari Arezki et son fils de 2 ans, cette dernière habite dans le garage d’une villa dont ils sont les gardiens. A l’intérieur, les murs sont en brique, le sol en ciment, et on peut voir quelques anciens meubles et un petit frigo propre. Arezki occupe le poste d’agent de sécurité de la chemiserie et bricole en parallèle dans les chantiers du village pour arrondir les fins de mois. « On ne peut rien faire de notre vie, on est cuits. Malgré la grève, on est obligés de pointer tous les jours à l’usine, ce qui ne nous laisse pas la possibilité de faire autre chose pour gagner notre vie », souligne Nabila, les larmes aux yeux.

« Si ma famille ne m’avait pas aidée, je ne sais pas ce qu’on serait devenus », ajoute-t-elle. Pareil pour Nadjet, dont le mari est employé dans une entreprise privée. « Un enfant de 18 mois demande beaucoup de frais, et ces derniers jours je ne peux pas répondre à tous ses besoins. Quand j’ai un peu d’argent en plus, je ramène des fruits et de la viande pour mon fils seulement, mais pas pour toute la famille », ajoute-t-elle. Zahra, souffrante de maladies chroniques, hypertension artérielle et diabète, semble être la plus touchée par cette crise. Elle raconte : « J’ai des enfants en bas âge auxquels je suis obligée de raconter l’histoire de l’usine pour qu’ils puissent me comprendre. » Durant toute la semaine, ces femmes sont obligées de se présenter à l’usine.

Espoir

En grève aujourd’hui, elles se livrent les unes aux autres et se racontent leurs tracas du quotidien. A l’heure du déjeuner, chacune sort ce qu’elle a pu ramener de chez elle et partage avec les autres. Au menu : couscous, galette, poivron et quelques fruits… La misère, et leurs problèmes communs les ont rapprochées. Leurs histoires se rassemblent. C’est telle une famille qu’elles se battent. Petite anecdote : « Un jour, Zahra n’ayant rien ramené de chez elle, s’est vu offrir une poire par une ouvrière. Cependant, elle l’a cachée dans son sac à main en lui disant : je la garde pour mon fils ».

En fin de journée, les travailleuses repartent chez elles dans l’espoir que le cauchemar prenne fin avec la réouverture de l’usine pour laquelle elles ont tant donné. « On travaillait jour et nuit, même durant les week-ends non payés et non récupérés, juste pour garder le premier classement de notre entreprise, et ce, à l’échelle nationale. Quand l’usine avait un grand marché, on travaillait dix heures par jour. De 7h30 à 18h avec 30 minutes comme pause déjeuner », se souvient Nadjet. D’après ces femmes, le problème des ouvrières de la chemiserie du centre s’est aggravé après l’arrivée du sous-directeur. « Les relations avec mon directeur étaient parfaites avant l’arrivée de son assistant. On se respectait, on travaillait ensemble dans les meilleures conditions », affirme Zahra. « Aujourd’hui, on vit grâce à la générosité de nos voisins et nos amis. J’espère que cette galère s’arrêtera avant l’hiver, car ça sera difficile dans un village aussi froid que le nôtre », ajoute-t-elle.

A 937 mètres d’altitude, l’hiver est glacial dans ce village. « On vit un cauchemar depuis des années, on nous a rabaissées et on s’est laissé faire… Aujourd’hui, il n’est plus question de revivre le même calvaire », conteste Zahra. Ces ouvrières n’arrivent pas à faire entendre leur voix, même si, disent-elles, elles détiennent certaines vérités comme par exemple cette « employée qui est payée sans qu’elle se présente au travail ».

Ces grévistes crient à la « hogra » et disent être déçues que certains comités de village ne leur ont pas donné raison ! L’inspection du travail de la wilaya de Tizi Ouzou, le procureur de la République près le tribunal de la commune, l’UGTA-section wilayale, le wali et le ministre de l’Industrie, interpellés depuis le début de grève, n’ont pas répondu à leur lettre ouverte dont elles détiennent l’accusé de réception. Elles demandent une commission d’enquête. En vain. Affaire à suivre.

Source : El Watan