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En Algérie, « Il y a un consensus au sommet pour profiter le plus longtemps possible de l’acquis politique de la stabilité autour de Bouteflika »

D 13 juillet 2013     H 05:45     A Boudjemaa Medjkoun, Chawki Salhi     C 0 messages


Dans cet entretien, Salhi Chawki revient sur l’actualité politique qu’a vécue le pays ces derniers temps, notamment depuis la maladie du président de la République. Il nous livre aussi son analyse des enjeux régionaux et internationaux qui influent « grandement », selon lui, sur la situation que vit l’Algérie.

Reporters : A moins d’une année de l’élection présidentielle, quelle est votre lecture de la situation politique du pays ?

Salhi Chawki : La crise de succession a mis au second plan l’élément le plus important de la situation actuelle : l’offensive impérialiste pour mettre l’Algérie et la région aux normes néo-coloniales. La dépendance actuelle et le pillage en cours ne leur suffisent plus. L’Europe et les USA veulent un contrôle politique et économique plus direct. Depuis 2011, ils rêvent d’un printemps algérien aussi cauchemardesque que celui de la Libye et de la Syrie.

Les grands titres de la presse privée ne font que relayer ces pressions des puissances occidentales, notamment contre les velléités protectionnistes depuis la LFC 2008. L’opposition du patronat national à la règle 49/51 exprime clairement les intérêts des multinationales et non ceux d’une bourgeoisie nationale productrice.

Au niveau national, c’est l’inflexion libérale, la revue à la baisse du patriotisme économique. C’est un peu paradoxal. Les projets de relance de la production industrielle arrivent à maturation, au moment où les mesures protectionnistes se relâchent et où les cadeaux se multiplient en faveur du patronat et des puissants partenaires étrangers. La règle 51/49 devient outil de privatisation du secteur public résiduel. Le projet de loi de finances complémentaire menace les salaires, les subventions aux produits de base, pendant que des avantages fiscaux sont proposés aux multimilliardaires, pendant qu’un couloir vert est offert aux importateurs qui creusent la dépendance. Mais l’actualité, c’est aussi les luttes sociales qui continuent. L’ouragan social, qui a connu son apogée en 2011, ne s’est pas calmé.

Justement, pourquoi « le printemps algérien » n’a pas eu lieu en 2011 ?

En 2011, la grogne populaire était grande, mais les masses populaires ne voulaient pas revivre le chaos. Les Algériens se souviennent avoir adhéré au changement radical proposé par les intégristes. Ils se souviennent que ça s’est fini dans la tragédie des années 1990. La brutalité de la destruction de la Libye par l’Otan, avec la complicité des groupes djihadistes, a joué ensuite le rôle de repoussoir et conforté leur refus du politique.

Et puis, le tsunami social de l’époque était porteur d’aspirations égalitaristes, il était porteur d’une demande de bien-être et d’un refus de la précarité, alors que les dizaines de structures qui se sont coalisées pour le changement commandé par l’Otan prônaient la rigueur pour les pauvres gens, la fin du populisme et dénonçaient les revendications de ceux qu’ils appelaient les tubes digestifs. Malheureusement, les noyaux militants qui convergeaient avec ces aspirations populaires n’étaient pas assez forts, pas assez visibles pour offrir une alternative crédible. Alors, la pression sociale a refusé de se muer en pression politique. Il n’y avait plus d’illusion sur Bouteflika, mais les Algériens ne voulaient pas d’un saut dans l’inconnu.

Mais la politique distributive de la rente pétrolière, adoptée depuis pour calmer la révolte populaire, n’a-t-elle pas contribué à différer cette révolte ?

L’échec du « printemps » a précédé la modeste distribution sociale. On a surtout payé les riches. Le gouvernement a accordé des avantages fiscaux énormes au patronat et aux barons de l’informel. Mais il a surtout offert des marchés juteux aux grandes puissances et aux monarchies réactionnaires du Golfe. C’est la diplomatie de la canonnière. Sarkozy bombarde la Libye, puis il envoie Raffarin, en Algérie, chercher la commande de tramways Alstom pour dix villes. Bien sûr, les faiseurs d’opinion au service des puissances d’argent n’ont vu que le réajustement salarial, pourtant bien insuffisant, puisqu’il ne rattrape pas le préjudice subi depuis le réajustement structurel de 1994. Que valent nos augmentations quand on sait que le dinar a été divisé par 25 depuis cette époque. A noter que les bas salaires, la majorité, ont été peu augmentés. Pourtant, c’est ce qui gêne les experts libéraux, car ils craignent l’effet de contagion sur les salariés du privé.

On peut donc dire que la crise persiste…

Les rivalités du sérail ont convergé ces derniers mois avec la campagne des milieux néocoloniaux pour produire un climat pourri. Mais cette agitation est restée déconnectée de l’opinion populaire et des luttes sociales, malgré les tentatives de chevaucher le ras-le-bol.

L’incertitude politique liée à la maladie n’a pas fait cesser les luttes massives et radicales, comme dans la santé, comme à Sonatrach et dans les entreprises esclavagistes de sous-traitance au Sud. Il y a une colère populaire sourde contre l’Algérie de l’argent.

La révélation des affaires de corruption a accru le ressentiment des masses. Puis il y a eu une sorte d’attentisme politique avec le transfert de Bouteflika à Paris. Mais contrairement à 2005, les luttes sociales ont continué.

Justement, la maladie du Président a éclipsé l’ensemble des autres questions, qu’en pensez-vous ?

Le Président est malade depuis 2005. Sa capacité de travail est très limitée. Le Conseil des ministres est rare. Et pourtant, la réforme constitutionnelle de 2008 concentre entre ses mains tous les pouvoirs. Les critiques ont porté sur le nombre de mandats, qui n’est pas un critère de démocratie, sauf à faire dans le mimétisme. Il s’agit toujours de mettre en scène les prétextes à des bombardements humanitaires pour non-conformité aux standards impériaux. Le plus important, c’est la monarchisation des institutions, c’est la régression médiévale du mécanisme de la décision politique. Tout est concentré autour d’une personne. C’est terriblement antidémocratique. En plus, il n’y a plus de dispositifs de secours pour suppléer une absence du décideur unique. Cela a fragilisé le système et humilié les acteurs politiques.

En fait, pour des raisons structurelles de faiblesse des classes fondamentales de la société et donc de faiblesse des représentations politiques, nous avons un système bonapartiste. Chacun des présidents successifs a eu un pouvoir absolu bien au-delà de ses attributions constitutionnelles et il prend la posture du sauveur de la nation au-dessus des débats politiques, au-dessus des rivalités de clans et des conflits de classes. Sa personnalité peut être effacée, sa pratique quotidienne peut être clanique, sa politique bourgeoise peut être plus ou moins agressive, il n’en hérite pas moins d’une position d’arbitre et d’une image d’homme providentiel. C’est le Président qui fait et défait les chefs du parti ou de la coalition présidentielle, c’est lui qui les légitime. C’est lui qui conduit l’armée et les services de sécurité, même quand ils lui sont réticents ou hostiles. Il est malade, mais il est au centre du système, parce qu’il est l’interface avec le peuple.

Mais la nouvelle de la maladie change-t-elle la donne ?

C’est un tournant. Les péripéties de Tiguentourine ont obligé le gouvernement et l’armée à prendre des initiatives. Et, depuis l’AVC, on peut dire que la pratique de Sellal anticipe le changement constitutionnel qui devait rétablir l’autonomie du gouvernement. Comment cela s’est décidé ? Comment ça se passe ? On le saura plus tard, ce n’est vraiment pas essentiel. Mais c’est un équilibre fragile à la merci de la moindre divergence. Dans le contexte de 2011, Bouteflika avait renoncé à un nouveau mandat et à l’idée d’une succession dynastique par son frère. Mais le refus des Algériens de s’identifier au changement proposé par l’Otan mène l’Occident à reporter son projet de déstabilisation et à rassurer Alger. Le projet de 4e mandat revit. Cela commence par une nouvelle tournée de cadeaux économiques aux grandes puissances et plus de timidité dans la résistance aux initiatives guerrières de l’Otan. Ensuite, l’éviction d’Ouyahia et de Belkhadem crée le vide de candidature dans le camp politique de Bouteflika, un vide pour le rendre indispensable. Enfin, Bouteflika promet une réforme constitutionnelle pour rassurer les siens sur la faisabilité d’un nouveau mandat malgré sa santé défaillante. C’est l’idée de redonner du pouvoir au chef du gouvernement et d’instituer un vice-Président.

L’annonce officielle de son accident vasculaire a porté un coup à la crédibilité du 4e mandat. Est-ce délibéré ?

Je ne sais pas. Mais rappelez-vous qu’on ne sait toujours pas où était le Président pendant la crise malienne, pendant Tiguentourine. Et qu’on n’a jamais su le cancer de Pompidou ni celui de Mitterrand.

A ce titre, que pensez-vous des dernières affaires de corruption qui ont été soulevées dernièrement ?

La corruption ? Quoi de plus normal en système capitaliste ? Aux USA, le système des commissions est légal et les allégeances des élus aux grandes compagnies sont notoires. Sarkozy et Chirac de France, Berlusconi et Andreotti d’Italie, Kohl d’Allemagne, Strauss Kahn et Lagarde du FMI ont été impliqués dans des affaires au gré des rivalités au sommet.

Qui sont les voleurs en Algérie ? Chakib Khelil et ses collègues ? Non ! Les voleurs ou voleurs présumés sont Halliburton l’américaine, ENI-Saipem l’italienne, Lavalin la canadienne, etc. Chakib Khelil et ses semblables sont des comparses ou comparses présumés qui ont bénéficié de millions de dollars de pourboires pour avoir permis le pillage de milliards de dollars.

Et pourquoi on n’entend plus parler de ces affaires à présent ?

Les affaires sont sorties par les rivalités au sommet du pouvoir, chiraquiens et sarkozystes en France, élections US… Et bien, c’est pareil chez nous. On a sorti l’affaire BRC pour neutraliser Chakib Khelil qui tenait à l’odieuse loi sur les hydrocarbures. Les affaires récentes sont liées à l’échéance de 2014. Quel en est l’objectif ? Dissuader Bouteflika ? Dissuader ses proches ? Et qui a livré les fuites à la justice ? Les Occidentaux ? Des fractions du pouvoir ?` On le saura un jour, mais ce n’est pas important. Dès que la maladie a donné de meilleurs arguments, les affaires de corruption qui continuent d’occuper les juges ont disparu du débat politique.

Mais la gestion de la maladie confirme qu’il y a un consensus au sommet pour profiter le plus longtemps possible de l’acquis politique de la stabilité autour de Bouteflika. En 2014, voire au-delà, si c’est possible. Car ils craignent la réaction des masses en cas de retrait. Certes, avec le discrédit islamiste causé par la barbarie des groupes armés, le vote d’allégeance se répète depuis 1995. Le courant nationaliste libéral qui gouverne le pays va essayer, lui, en l’absence de Bouteflika, de jouer la continuité, de proposer le statu quo, avec des noms comme Sellal ou Ouyahia.

On a aussi parlé de l’article 88 et de la déclaration de la vacance du pouvoir, quel est vôtre avis là-dessus ?

Souvent, les déclarations sur l’article 88 sont des postures. Personne n’est prêt à affronter des élections dans les 60 jours constitutionnels. C’est un immense défaut du dispositif constitutionnel qui exige 50 000 signatures dans 25 wilayas dans un délai très court qui disqualifie ceux qui ne sont pas soutenus par l’administration. Même au terme du mandat en 2014, la campagne de signature ne dure que quelques semaines. Alors qu’une campagne de six mois pourrait être un moment de construction des représentations politiques, un moment de débat national précieux.

La crise que traverse l’Algérie est-elle si grave ?

Les campagnes catastrophistes ne sont pas sérieuses. Le développement de la dépendance est flagrant. La régression de l’économie productive est spectaculaire malgré les récentes tentatives d’inverser le processus et de relancer certains secteurs. Bien sûr, le pétrole n’est pas éternel, nos exportations ont sensiblement reculé. Mais dans l’immédiat, les recettes pétrolières permettent l’équilibre et plus. Elles payent les projets géants d’infrastructures surévalués, surfacturés. Dans l’immédiat, ça va. Et l’immédiat est le seul horizon pour la politique bourgeoise. Les propos alarmistes sur le déficit budgétaire visent à faire régresser le coût du travail. Preuve en est qu’on continue de diminuer les recettes fiscales par de nouveaux cadeaux aux riches.

La politique libérale de ces dernières décennies a gravement compromis l’avenir, mais le présent est florissant pour l’Algérie capitaliste. La crise actuelle est une crise de succession. Le régime n’est pas menacé. Les islamistes discrédités sont en régression. Les Algériens ont essayé toutes les variantes islamistes : populistes du FIS, djihadistes du GIA et réalistes à la turque du MSP. Les libéraux démocrates sont toujours marginaux malgré leurs puissants soutiens. Le déclin des partis kabyles ouvre une autre période. Et, malheureusement, aucune alternative représentative des aspirations populaires ne s’est construite parmi les masses. C’est cette absence d’une alternative crédible qui explique le refus des luttes sociales, nombreuses pourtant, de passer à la revendication supérieure d’un changement politique.

Partagez-vous la réalité de cette « grande inquiétude » au sommet décrite par les médias, ces derniers temps ?

L’avenir à moyen terme n’est pas clair. Mais le pouvoir ne se sent pas menacé. Aucun des courants de la bourgeoisie ne pense que ses intérêts sont menacés. Même ceux qui perdront la présidentielle savent que les profits de leur business continueront à être engrangés. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir ce qui se passe en l’absence du Président. Aucune décision solennelle ne peut être prise. Et alors ? Les exploiteurs exploitent, les multinationales pillent, les voleurs volent, les travailleurs triment et les chômeurs désespèrent. L’inflexion de la politique économique venue de la pression du printemps de l’Otan s’est même accentuée avec des privatisations à 49%, de nouvelles facilitations au privé, la promesse de leur offrir le foncier…

Au sein du pouvoir, les rivalités ne sont pas féroces. Il n’y a pas de guerre de succession, même s’il y a évidemment une rude concurrence. Il y a une crise de succession. On ne sait pas qui proposer, on ne sait pas comment manager 2014. Mais le pouvoir craint la cacophonie dans ses rangs. Il craint le vide politique, il craint que cette absence du Président, dans sa fonction d’homme providentiel, libère les masses populaires et ouvre le jeu.

Que pensez-vous des propositions de l’opposition ?

Il est assez amusant de voir que tous les protagonistes en vue qui nous proposent tous de changer le système jouent aussi le statu quo et la stabilité. Ce sont d’anciens officiers ou d’anciens Premiers ministres. Eux aussi jouent la continuité. Le slogan de 2e République est aussi creux que la réforme constitutionnelle. On ne nous dit pas ce qui change. A noter, toutefois, le clin d’œil, l’offre de service faite aux Occidentaux, la promesse de revenir sur le cours patriotique mis en place depuis 2008. Des islamistes aux démocrates libéraux les plus laïques, c’est le même message.

En fait, les appels à l’armée, les propositions d’une transition sont beaucoup plus représentatives des positions de ces courants qui craignent le peuple et souhaitent en réalité un despotisme éclairé. Celui des militaires ou celui de l’Otan.

Pour finir, quelle issue voyez-vous à la crise actuelle ?

On sait qui bénéficie d’exonérations fiscales et de facilitations, pendant que le peuple d’en bas est menacé des politiques de containment salarial pour procurer de la main-d’œuvre bon marché aux investisseurs. Les délégations patronales d’Occident ou du Golfe se succèdent. Le patronat importateur ne se satisfait pas des cadeaux reçus, il menace les salaires et les subventions aux produits de base.

Nous pensons qu’en attendant que le peuple se prononce, il faut un moratoire sur toutes ces décisions qui aliènent l’avenir du peuple. Gel des privatisations, gel de toute nouvelle concession pétrolière ou de services. Annulation des exemptions fiscales pour les riches, des ventes au dinar symbolique, des cadeaux scandaleux faits à Renault, au parc Dounia, des promesses indécentes pour le gaz de schiste. Application de l’interdiction des entreprises de sous-traitance et réintégration à Sonatrach y compris des travailleurs en lutte qu’elles ont licenciés depuis plusieurs années. Titularisation de tous les vacataires en poste permanent. Ouverture d’un débat national respectueux de toutes les sensibilités du pays, débat sans lequel les élections prochaines n’auront pas de légitimité. Ouverture immédiate dès la rentrée de la campagne de recueil des signatures pour permettre le débat des citoyens.

La multitude de structures d’opposition plus radicales les unes que les autres, la floraison d’ambitions personnelles ne réveille pas l’espoir des masses algériennes. Leur projet est de continuer le monde actuel, voire d’aggraver le sort des pauvres gens pour le bien de leur nation virtuelle. Pour sortir de l’impasse actuelle qui risque de pérenniser la dépendance et de développer le sous-développement économique avec les plus belles autoroutes, il faut commencer à construire une force politique ancrée dans les masses et porteuse des aspirations anti-impérialistes, des aspirations égalitaires exprimées par les luttes sociales pour le logement, l’emploi et le pouvoir d’achat, pour le bien-être social. C’est ce à quoi notre mouvement politique, l’Union des travailleurs socialistes, veut contribuer.

Propos recueillis par Boudjemaa Medjkoun

* Salhi Chawki est militant de gauche, ancien secrétaire général du PST et membre fondateur de l’ Union des travailleurs socialistes (UTS).

Source : http://reporters.dz