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Dossier : Comprendre la révolution dans le monde arabe

Par C. Piktoroff, H. Bellaloufi, D. Minvielle, A. Bragard, L. Chawqui

D 29 mars 2011     H 05:08     A     C 0 messages


Les processus révolutionnaires en cours dans le monde arabe ont évidement des particularités qui les distinguent radicalement de ceux du passé, particularités liées aux conditions historiques présentes, aux rapports de forces ou à la formation économique et sociale déterminée de chacun de ces pays. Néanmoins, ces processus ont également des caractéristiques propres à tout les processus révolutionnaires qui ont émaillé l’histoire du capitalisme, ils remettent ainsi en pleine actualité l’analyse et la théorie de la révolution permanente. C’est donc à partir de la nécessité d’avoir une compréhension marxiste révolutionnaire des événements historiques en cours que nous publions, à titre de contributions, les textes qui suivent. (LCR-Web)

Tunisie, Egypte... révolution permanente ?

Qu’est-ce qu’une révolution permanente ?

Avec les révolutions arabes, un concept que beaucoup croyaient dépassé revient à présent à la mode : la révolution permanente. De quoi s’agit-il ? Est-ce une notion utile aujourd’hui ?

Initialement, il s’agit d’une théorie formulée par Léon Trotsky. Prenant appui sur des idées développées par Marx et Engels et ses expériences des révolutions russes de 1905 et 1917, Trotsky expliquait que les travailleurs constituaient la seule classe vraiment révolutionnaire.

Par la position qu’elle occupe dans la société, disait-il, la classe ouvrière est de toutes les classes sociales celle qui a non seulement le plus intérêt mais également la force collective pour accomplir un réel changement démocratique capable de balayer tous les vestiges de l’ancien régime.

En faisant cela, et parce qu’une authentique démocratie signifie autant la liberté économique que politique, les travailleurs se trouvent alors rapidement confrontés aux limites du capitalisme et doivent se battre pour mener la révolution le plus loin possible.

En effet, si les travailleurs découvrent qu’ils sont capables de renverser un tyran et de démanteler son appareil d’État répressif, pourquoi continueraient-ils à tolérer d’être exploités par leurs patrons ? S’ils ont le pouvoir de renverser l’ancien régime et d’établir une démocratie, ils utiliseront vraisemblablement ce pouvoir pour servir leurs intérêts sociaux et économiques. Les revendications économiques et sociales fusionnent alors avec les revendications politiques et démocratiques. La révolution doit ainsi devenir permanente jusqu’à la victoire du socialisme.

Pour les travailleurs, tout changement ne peut être que collectif. Les paysans spoliés par les grands propriétaires peuvent s’emparer des terres pour se les répartir. Mais les travailleurs, eux, ne peuvent pas se répartir les machines de leurs usines pour les faire fonctionner à leur propre compte. Ils doivent continuer à travailler ensemble. Le pouvoir des travailleurs, la base du socialisme, repose sur la propriété commune des moyens de production.

Les travailleurs en lutte peuvent entraîner derrière eux les petits paysans, les étudiants, les petits commerçants et toutes les classes opprimées de la société. Par leur capacité à s’organiser collectivement, ils ont la possibilité de donner un poids économique et politique aux autres luttes.

C’est ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie, où de nombreuses structures locales de la centrale syndicale UGTT constituent le noyau à partir duquel des formes de pouvoir alternatif se développent. C’est ce qui se passe également en Égypte où, après avoir joué un rôle décisif dans la chute de Moubarak, les vagues de grèves porteuses de revendications sociales et économiques dans tous les secteurs constituent le principal obstacle à la reprise en main de la situation par les généraux. Ne serait-ce que pour voir satisfaites les revendications démocratiques du mouvement, le centre de gravité de la lutte s’est ainsi déplacé dans les lieux de travail, lieux d’organisation collective par excellence.

La leçon à en tirer pour la gauche est claire : dans chaque endroit du monde, les travailleurs doivent être au centre du combat pour la transformation sociale et démocratique. C’est vrai dans les pays dominés par l’impérialisme comme dans les centres impérialistes eux-mêmes.

C’est pourquoi le deuxième aspect de la révolution permanente est l’internationalisme. Le capitalisme étant un système global, chaque lutte dans un endroit du monde doit être pensée dans sa relation avec le contexte mondial. Par exemple, la libération de la Palestine dépend plus que jamais de la lutte des travailleurs du Moyen-Orient, où les révolutions tunisiennes et égyptiennes ont d’ores et déjà propagé un souffle révolutionnaire.

Si les travailleurs parviennent à prendre le pouvoir dans un pays, la révolution pour survivre doit s’étendre à l’échelle internationale et devenir permanente, jusqu’à la victoire du socialisme sur l’ensemble de la planète. Car dans le monde entier, des millions de travailleurs, des milliards d’individus ont intérêt à se débarrasser du même système qui les exploite. Plusieurs vagues révolutionnaires ont déjà secoué le monde par le passé. Une nouvelle vague se prépare. En avant pour la révolution permanente !

Cédric Piktoroff

Publié sur le site du NPA, 11 mars 2011


Marx-Engels : La révolution en permanence !

Nous reproduisons ci dessous des extraits de l’ « Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes », rédigée par Karl Marx et Friederich Engels en 1850, mais dont l’actualité saute aux yeux lorsque nous voyons le développement actuel du processus révolutionnaire en Tunisie ou en Egypte. Le contexte historique est bien entendu ; les fondateurs du marxisme écrivaient ce texte à l’ère des révolutions bourgeoises contre l’Ancien Régime, au lendemain du « Printemps des peuples » de 1848. Mais, si la période historique actuelle n’est plus, et depuis longtemps déjà, aux révolutions bourgeoises contre les vestiges de la féodalité, plusieurs principes tactiques qu’ils dégagent de cette expérience pour l’orientation des travailleurs restent valables aujourd’hui, à l’heure où sonne le « Printemps des peuples » arabes. Dans une situation révolutionnaire où la bourgeoisie et une fraction de la petite-bourgeoisie « démocratiques » tentent d’accaparer, de détourner - et de stopper - son cours à leur profit, le maintien de l’indépendance politique absolue du « parti ouvrier » ; le développement de l’auto-organisation des masses ; l’organisation de leur auto-défense armée et la mise en avant de leurs revendications propres, constituent autant de conditions indispensables pour s’opposer à la contre-révolution. « Ne nous volez pas notre révolution » disent ainsi les masses populaires tunisiennes et égyptiennes aujourd’hui. Pour Marx et Engels, c’est seulement au travers de ces principes tactiques que le processus révolutionnaire peut effectivement évoluer de manière ininterrompue jusqu’à l’aboutissement de toutes les exigeantes populaires, avec comme point d’orgue la prise du pouvoir par les travailleurs et la construction d’une société nouvelle, socialiste, sans classes, abolissant la propriété privée des moyens de production. D’où le concept de « révolution en permanence » ébauché ici et que Trotsky développera plus tard dans sa fameuse théorie de la révolution permanente. (LCR-Web)

L’attitude du parti ouvrier révolutionnaire vis-à-vis de la démocratie petite-bourgeoise est la suivante : il marche avec elle contre la fraction dont il poursuit la chute ; il la combat sur tous les points dont elle veut se servir pour s’établir elle-même solidement.

Les petits bourgeois démocratiques, bien loin de vouloir bouleverser toute la société au profit des prolétaires révolutionnaires, tendent à modifier l’ordre social de façon à leur rendre la société existante aussi supportable et aussi commode que possible.

Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite, il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays qui dominent le monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains à tout le moins les forces productives décisives. Pour nous, il ne peut s’agir de la transformation de la propriété privée, mais seulement de son abolition ; il ne saurait être question de masquer les antagonismes de classes, mais de supprimer les classes ; non pas d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle.

En ce moment où les petits bourgeois démocratiques sont partout opprimés, ils prêchent en général au prolétariat l’union et la réconciliation ; ils lui tendent la main et s’efforcent de mettre sur pied un grand parti d’opposition, qui embrasserait toutes les nuances du parti démocratique ; en d’autres termes, ils s’efforcent de prendre les ouvriers au piège d’une organisation de parti où prédomine la phraséologie social-démocrate générale, qui sert de paravent à leurs intérêts particuliers et où, pour ne pas troubler la bonne entente, les revendications particulières du prolétariat ne doivent pas être formulées. Une telle union tournerait au seul avantage des petits bourgeois démocratiques et absolument tout au désavantage du prolétariat. Le prolétariat perdrait toute sa position indépendante, conquise au prix de tant de peines, et retomberait au rang de simple appendice de la démocratie bourgeoise officielle. Cette union doit donc être repoussée de la façon la plus catégorique.

Dès qu’il faut combattre directement un adversaire commun, les intérêts des deux partis coïncident momentanément ; et dans l’avenir, comme jusqu’à ce jour, cette alliance prévue simplement pour l’heure s’établira d’elle-même. Il va de soi que, dans les conflits sanglants imminents, ce sont surtout les ouvriers qui devront remporter, comme autrefois, la victoire par leur courage, leur résolution et leur esprit de sacrifice. Comme par le passé, dans cette lutte, les petits bourgeois se montreront en masse, et aussi longtemps que possible, hésitants, indécis et inactifs. Mais, dès que la victoire sera remportée, ils l’accapareront, inviteront les ouvriers à garder le calme, à rentrer chez eux et à se remettre à leur travail ; ils éviteront les prétendus excès et frustreront le prolétariat des fruits de la victoire.

Il importe surtout que les ouvriers, pendant le conflit et immédiatement après le combat, réagissent autant que faire se peut contre l’apaisement préconisé par les bourgeois et forcent les démocrates à mettre à exécution leurs présentes phrases terroristes. Leurs efforts doivent tendre à ce que l’effervescence révolutionnaire directe ne soit pas une nouvelle fois réprimée aussitôt après la victoire. Il faut, au contraire, qu’ils la maintiennent le plus longtemps possible. Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux exemples de vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics auxquels ne se rattachent que des souvenirs odieux, il faut non seulement tolérer ces exemples, mais encore en assumer soi-même la direction.

Pendant et après la lutte, les ouvriers doivent en toute occasion formuler leurs propres revendications à côté de celles des démocrates bourgeois. Ils doivent exiger des garanties pour les ouvriers, dès que les bourgeois démocratiques se disposent à prendre le gouvernement en main. Il faut au besoin qu’ils obtiennent ces garanties de haute lutte et s’arrangent en somme pour obliger les nouveaux gouvernants à toutes les concessions et promesses possibles ; c’est le plus sûr moyen de les compromettre.

Il faut qu’ils s’efforcent, par tous les moyens et autant que faire se peut, de contenir la jubilation suscitée par le nouvel état de choses et l’état d’ivresse, conséquence de toute victoire remportée dans une bataille de rue, en jugeant avec calme et sang-froid la situation et en affectant à l’égard du nouveau gouvernement une méfiance non déguisée. Il faut qu’à côté des nouveaux gouvernements officiels ils établissent aussitôt leurs propres gouvernements ouvriers révolutionnaires, soit sous forme d’autonomies administratives locales ou de conseils municipaux, soit sous forme de clubs ou comités ouvriers, de façon que les gouvernements démocratiques bourgeois non seulement s’aliènent aussitôt l’appui des ouvriers, mais se voient, dès le début, surveillés et menacés par des autorités qui ont derrière elles toute la masse des ouvriers.

En un mot, sitôt la victoire acquise, la méfiance du prolétariat ne doit plus se tourner contre le parti réactionnaire vaincu, mais contre ses anciens alliés, contre le parti qui veut exploiter seul la victoire commune.

Mais, pour pouvoir affronter de façon énergique et menaçante ce parti dont la trahison envers les ouvriers commencera dès la première heure de la victoire, il faut que les ouvriers soient armés et bien organisés. Il importe de faire immédiatement le nécessaire pour que tout le prolétariat soit pourvu de fusils, de carabines, de canons et de munitions et il faut s’opposer au rétablissement de l’ancienne garde nationale dirigée contre les ouvriers. Là où ce rétablissement ne peut être empêché, les ouvriers doivent essayer de s’organiser eux-mêmes en garde prolétarienne, avec des chefs de leur choix, leur propre état-major et sous les ordres non pas des autorités publiques, mais des conseils municipaux révolutionnaires formés par les ouvriers.

Mais ils contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu’ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques de l’organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence !

Karl Marx, Friederich Engels, Londres, mars 1850.
Démocratie et progrès social dans les révolutions démocratiques et sociales du XXIe siècle


Par Hocine Bellaloufi

1. Deux voies, deux lignes, deux blocs dans la révolution démocratique et sociale

Il s’avère absolument nécessaire, lorsque l’on aborde la question de la révolution démocratique, de préciser d’où l’on parle :

A. Il n’existe pas une seule vision, mais plusieurs de la démocratie et du progrès social. Que l’on en ait conscience ou pas, qu’on le reconnaisse ou non, ces visions différentes voire opposées sont déterminées par notre statut social (situation de classe), mais aussi par nos choix politiques et idéologiques (position de classe) qui peut parfois s’avérer en rupture avec notre situation sociale et la transcender.

B. Ces visions différentes voire opposées s’observent aujourd’hui à l’œil nu dans les révolutions démocratiques (Népal, Tunisie, Egypte…) ainsi qu’à l’occasion de crises politiques diverses : Côte d’Ivoire, Algérie, Grèce et autres pays d’Europe…

C. Partout, ce qu’on pourrait appeler les partisans de la démocratie et du progrès social défendent des visions différentes et même, à un certain stade de développement de la crise ou des révolutions, des visions opposées. On peu schématiquement discerner :

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Un courant « modéré », « réaliste », « responsable »… qui prône en général une autolimitation du mouvement populaire, de ses revendications et de ses objectifs politiques. Ce courant dissocie souvent revendications démocratiques et revendications sociales et milite pour une sorte de compromis avec l’ordre ancien : tentative de maintien de la monarchie népalaise après le renversement du roi, établissement d’un « gouvernement d’union nationale » dont les principaux leviers restent aux mains des membres nommés par le dictateur déchu en Tunisie, préservation de la politique économique et des liens avec le marché mondial et les grandes puissances impérialistes,
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Un courant « radical », qui se veut conséquent et qui prône en général l’extension et l’approfondissement du processus révolutionnaire afin d’en finir avec les stigmates de l’ordre ancien. Ce courant lie en un seul tout revendications sociales, revendications démocratiques et revendications nationales, c’est-à-dire, dans les pays dominés, anti-impérialistes.

D. Pour donner une visibilité plus grande à chacun de ces deux courants et mieux cerner ce qui les distingue, on pourrait affirmer que le courant « modéré » est partisan d’une « révolution démocratique » qui s’incarne dans une ouverture politique contrôlée par des élites économiques et sociales qui partagent fondamentalement la même vision néolibérale de la politique économique, alors que le courant « radical » est partisan d’une « révolution démocratique et sociale » qui s’incarne dans un bouleversement politique radical au profit des classes exploitées et des couches dominées qui entendent rompre totalement avec la politique néolibérale et la soumission à l’impérialisme.

E. Il apparaît ainsi clairement que les deux courants qui participent aux révolutions démocratiques sont l’expression des intérêts de classes différents voire opposés :

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Bourgeoisie intérieure, partie de la bureaucratie d’Etat, catégories supérieures de la petite et moyenne bourgeoisie…
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Prolétariat, couches inférieures de la petite-bourgeoise citadine et rurale menacée de paupérisation, voire de prolétarisation…

F. Si ces deux courants effectuent une partie du chemin ensemble, ce qui s’avère positif et nécessaire avant l’éclatement de la révolution puis au cours de ses toutes premières phases pour renverser le dictateur, ils ne cessent à aucun moment de défendre des intérêts différents voire opposés aux niveaux économique et social, de développer une vision différente de la révolution et donc, inévitablement, de promouvoir des tactiques différentes en termes d’objectifs, de mots d’ordre, de revendications, d’alliances, de formes de lutte…

G. Le courant « modéré » est généralement partisan de « transitions constitutionnelles », dans le cadre des textes et institutions léguées par la dictature et avec ses hommes politiques. Se contentant souvent du départ du dictateur, il est soutenu à fond par l’impérialisme, les classes dominantes et les régimes régionaux alliés. Le courant « radical », lui, ne se contente pas du départ du dictateur, mais veut le départ de toute la dictature. Il prône donc, lorsque les masses sont encore mobilisées et déterminées, l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire provisoire formé des forces qui ont renversé la dictature et qui prépare l’élection d’une Assemblée constituante.

2. Quelle démarche pour le courant « radical » dans la révolution démocratique et sociale ?

Les défis auxquels est confronté le courant « radical » :

A. Comment poser correctement la question du rapport entre lutte pour la démocratie et lutte pour le socialisme, entre révolution démocratique et sociale et révolution socialiste ? Il existe deux écueils opposés, mais tout aussi funestes l’un que l’autre :

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Le premier consiste à s’incliner religieusement devant la perspective socialiste pour mieux la transformer en icône inaccessible et lointaine, en utopie irréalisable, en tendance permanente et toujours présente, mais que l’on ne peut jamais atteindre ou alors, sur le très très long terme. Cette vision ne prend en considération que la nature démocratique de la révolution sans voir sa perspective socialiste. Elle tend ainsi à freiner le mouvement dans ses revendications et ses formes de lutte, n’assume pas toujours le combat pour la direction dans la révolution démocratique et présente une tendance au compromis avec le « courant modéré » petit-bourgeois.
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Le second consiste à déduire les tâches politiques immédiates de la perspective socialiste de la révolution, à ignorer les diverses phases du processus révolutionnaire et à réduire le présent au futur. Cette attitude amène à vouloir accélérer de manière artificielle le processus révolutionnaire en considérant que puisque le socialisme constitue la seule façon de résoudre radicalement nos problèmes, il convient de se fixer pour tâche politique immédiate, partout et en toute circonstance, la révolution et l’instauration d’un pouvoir socialiste.

Ces deux écueils nous guettent en permanence et aucun de nous n’est à l’abri. On peut à tout moment se fracasser contre ces deux écueils. Il n’existe aucune garantie formelle, aucun préalable, aucune recette préétablie, aucun vaccin. C’est au cours de la lutte que l’on doit trouver la solution adéquate. Comme dit l’autre : « On s’engage et on voit ».

B. Il convient toutefois de s’armer en essayant de tirer des leçons des révolutions passées et présentes :

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Les révolutions socialistes commencent toujours sur le terrain démocratique, social ou national. Les révolutions socialistes n’éclatent jamais sous une forme achevée et pure, sous la forme idéale d’une contradiction directe et immédiate, comprise et assimilée par tous, entre capitalisme et socialisme, entre bourgeoisie et masses populaires.
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A l’inverse, les prolétaires et les couches déshéritées ne se limitent pas, dans la révolution, à des revendications économiques, sociales et politiques assimilables par le système capitaliste et son Etat. Les masses outrepassent souvent, pour ne pas dire toujours, les limites du système capitaliste (propriété…) et de l’Etat bourgeois (rapports de domination…).
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Il y a donc une continuité et une rupture, une unité et une lutte entre révolution démocratique et révolution socialiste. Il faut absolument être conscient de cette relation dialectique pour tenter de la percer, dans le flot impétueux des événements pas toujours faciles à déchiffrer, et de définir une tactique, c’est-à-dire une attitude, des cibles, des objectifs, des mots d’ordre et des alliances tenant compte du moment réel et de ses multiples possibles.
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Il ne faut jamais oublier que ce sont les masses qui font les révolutions et non pas des minorités conscientes et agissantes. Celles-ci participent aux révolutions et y jouent un rôle souvent essentiel. Mais la révolution étant un basculement du rapport de forces, elle est déterminée par l’entrée en action de centaines de milliers, voire de millions ou de dizaines de millions d’hommes. C’est cette action des masses qui fait, en définitive, la différence. Quelle soit énergique, puissante, déterminée, et la victoire peut être remportée. Qu’elle soit molle, faible et hésitante et la défaite est assurée.
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Si les masses font la révolution, elles la font par nécessité, parce que, à un moment donné, leur situation devient intenable et qu’il n’y a pas d’autre voie qu’un changement radical. La révolution est donc un moment de rupture opéré par des masses qui ne sont pas en train d’appliquer de façon consciente une stratégie et qui ne la font pas au nom d’une théorie, d’une doctrine.
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C’est là que l’intervention consciente des partisans de la perspective socialiste s’avère décisive. Car une révolution populaire peut très bien déboucher, si elle ne progresse pas au cours de son évolution, sur un pouvoir réactionnaire (révolution iranienne par exemple). Une révolution populaire ne débouche pas automatiquement sur une société socialiste, ni même sur un régime démocratique. La question du pouvoir ne peut donc être éludée et doit au contraire être défendue par les partisans de la perspective socialiste.
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C’est tenant compte de tous ces éléments que les « propositions alternatives radicales », doivent être avancées. La question des mots d’ordre à mettre en avant est déterminante. Ces mots d’ordre ne doivent pas être désincarnés (vision doctrinaire), mais être à même de mobiliser, c’est-à-dire d’être repris et appliqués, défendus sur le terrain par des centaines de milliers voire des millions de personnes. La justesse des propositions n’est pas donc pas au premier chef déterminée par leur radicalité abstraite mais par leur capacité concrète d’entraînement massif et immédiat en vue de balayer les obstacles concrets (un pouvoir, un parti, une milice…) sur la voie de la perspective socialiste.
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Plus précisément, ce qui assure le succès d’une révolution, c’est tout autant la conscience, la détermination, la mobilisation et l’unité des couches les plus radicales du peuple que l’engagement, à leur côté et sous leur direction, des catégories moins radicales, intermédiaires. Le but des mots d’ordre n’est pas de faire dans l’incantation, mais de provoquer réellement, concrètement, dans l’action, un ralliement de ces couches intermédiaires, moyennes en particulier (paysans, petits artisans, cadres, ingénieurs…) aux côtés de la grande masse de ceux qui ne vivent que de leur salaire : les prolétaires.
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C’est cette nécessité absolue de réaliser et de préserver cette alliance des forces populaires qui doit nous guider dans le choix, à chaque moment, dans chaque tournant, des mots d’ordre, des « propositions alternatives radicales ».
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Il n’existe donc pas de « propositions alternatives radicales » sacrées, indépendantes du rôle qu’elles peuvent effectivement et non abstraitement jouer dans une conjoncture politique déterminée.

Il faut donc :

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Faire l’analyse concrète d’une situation concrète : camps en présence, leurs contours politiques et sociaux, leurs points forts et faibles, rapport de forces…
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Avancer des objectifs, des propositions qui permettent de construire et de consolider le rapport de forces au profit des masses et au détriment de leurs ennemis les plus dangereux dans chaque conjoncture.

Alger, le 1er février 2011


"Bien creusé, vieille taupe !"

Par Daniel Minvielle

Kadhafi, tout à sa folie meurtrière, vient de lancer ses bombardiers et ses chars contre les insurgés libyens qui veulent le chasser du pouvoir. Il est impossible de dire si ces attaques, qui ont été jusqu’au moment où nous écrivons repoussées, seront en mesure de retarder la chute du dictateur, après celle de Ben Ali et de Moubarak. Mais une chose est sûre : la vitalité, la force de la vague révolutionnaire qui submerge le monde arabe, son obstination à poursuivre son combat malgré la répression sanglante, constituent un immense espoir, une gigantesque bouffée d’air frais pour les opprimés du monde entier.

La contestation des dictatures du monde arabe bouscule la politique des pays impérialistes. Le G20, cette grande parade des dirigeants des pays les plus riches qui prétend constituer le centre politique du monde, est éclipsé par la révolution. Au grand dam de Sarkozy, qui comptait bien profiter de sa présidence du G20 pour tenter de jouer dans la cour des grands... Contraint par la situation, il en est réduit à se débarrasser d’Alliot-Marie qui avait eu le tort de poursuivre quelques jours de trop « l’amitié » de rigueur jusqu’à ces dernières semaines entre l’État français et Ben Ali et son clan. Lors de l’intervention télévisée au cours de laquelle il était censé expliquer son remaniement ministériel, il a prétendu que « nous ne devons avoir qu’un seul but : accompagner, soutenir, aider les peuples qui ont choisi d’être libres »... Une hypocrisie qu’il a accompagnée d’une nouvelle bassesse : « Mon devoir de président de la République est d’expliquer les enjeux pour l’avenir mais tout autant de protéger le présent des Français », a-t-il dit. Et s’il a réorganisé « les ministères qui concernent notre diplomatie et notre sécurité »... c’est pour faire face à « ce que pourraient être les conséquences de telles tragédies sur des flux migratoires incontrôlables et sur le terrorisme »... Ce nouveau coup bas contre l’immigration masque mal l’impuissance du petit président, confronté à une situation qui le dépasse.

Car si l’épicentre du soulèvement révolutionnaire se trouve actuellement dans les pays du Maghreb et du Proche Orient, il a des répliques un peu partout dans le monde, aussi bien dans les pays émergents qu’en Europe ou même aux États-Unis. Comme nous l’écrivions une semaine avant la chute de Moubarak [1], la vague révolutionnaire qui déferle dans le monde arabe ouvre une nouvelle ère, une ère d’espoir pour les travailleurs et les opprimés du monde entier.

Dans son délire, Kadhafi, qui bénéficie encore du soutien de Chavez, n’avait rien trouvé de mieux, au début du mouvement en Libye, que d’accuser Ben Laden de droguer les jeunes Libyens pour les pousser à la révolte... Mais Ben Laden et les stupéfiants n’y sont pour rien ! Ce sont bien les peuples qui se soulèvent au point que l’impérialisme américain déploie ses forces et menace d’intervenir en Libye, sous couvert de démocratie, par crainte de perdre le contrôle de la situation.

La révolution, cette "vieille taupe" qui sort aujourd’hui de terre avec toute la vigueur, l’enthousiasme, la dignité de la jeunesse, des travailleurs, trouve son origine, sa force, dans les bouleversements économiques, sociaux et politiques produits par la mondialisation libérale etimpérialiste, ses ravages. Elle est la seule perspective, bien vivante, qui s’ouvre à l’humanité pour sortir de la crise dans laquelle le capitalisme a plongé le monde dans sa course aveugle au profit.

De la mondialisation naît la révolution

La mondialisation est avant tout une offensive généralisée des classes dominantes contre les travailleurs du monde entier pour restaurer leurs taux de profit. Elle est aussi, et c’est bien évidemment lié, une évolution des rapports de domination impérialistes. Les pouvoirs qui s’étaient mis en place au moment de l’accession à l’indépendance des anciennes colonies, dans les années 50, ont eu des trajectoires diverses. Certains ont poursuivi, sous une autre forme, les relations de dépendance avec l’ancienne puissance coloniale, devenue « amie ». D’autres, profitant du contexte de guerre froide, s’étaient décrétés « socialistes » ou « non alignés »... Mais, à défaut d’une intervention directe de la classe ouvrière, aucun n’avait eu la possibilité de se soustraire réellement à la domination impérialiste, qui avait poursuivi le pillage des richesses minières et agricoles des anciennes colonies en y ajoutant le mécanisme dévastateur de la dette. Tout cela en s’appuyant sur des dirigeants politiques soudoyés par la ristourne d’une partie des richesses ainsi extorquées.

Avec la mondialisation, de nouveaux rapports se sont construits. Les gouvernements des pays pauvres dans lesquels les multinationales ont implanté leurs filiales sont devenus leurs auxiliaires dans l’exploitation de la main d’œuvre, en échange de la possibilité d’accéder aux profits ainsi dégagés.

Profits d’autant plus juteux que cette main d’œuvre, constituée d’une masse de jeunes issus de la paysannerie, est inorganisée et dépourvue du moindre droit social. De telles perspectives de profit alimentent une surchauffe des investissements, générant des taux de croissance qui dépassent, et de loin, ceux des anciens pays impérialistes. Les classes populaires, elles, sont maintenues dans un état de dénuement extrême, paysans pauvres, salariés vivant en dessous du seuil de pauvreté, multitude de "jeunes diplômés" au chômage, puissante armée de réserve du capitalisme international... Cette situation sociale dramatique est la conséquence de la politique des classes dominantes : l’essentiel des richesses que produisent ces travailleurs alimente cette croissance dont se vantaient les dictateurs de pays comme l’Égypte ou la Tunisie, laquelle était encore il y a quelques semaines considérée comme un des pays les plus compétitifs du monde. Une croissance qui est celle des profits des multinationales mais aussi des richesses et du pouvoir des castes dirigeantes.

Les dictatures qui se sont imposées aux peuples au fil des années n’ont pu le faire que parce qu’elles avaient le soutien des classes impérialistes qui permettaient l’intégration de leurs pays au marché, à la concurrence mondiale. En empêchant toute contestation sociale et politique, en maintenant la classe ouvrière dans l’incapacité de se battre pour ses droits, elles garantissaient aux « investisseurs étrangers » les taux de profit qu’ils souhaitaient.

Les dictateurs et leurs clans y ont gagné la possibilité d’accéder à la mangeoire que ménagent les multinationales à leurs serviteurs. Ben Ali était devenu le principal capitaliste de son pays, Mahomet VI celui du Maroc... Et l’on a aujourd’hui, alors que les « démocraties » cherchent à bloquer les avoirs de Kadhafi, une petite idée de la constitution de sa fortune : argent dans les coffres de multiples banques et quelques biens immobiliers à l’étranger, bien sûr, mais aussi stock-options, ces petits cadeaux libéralement distribués par les multinationales, ainsi qu’une multitude de participations au capital de groupes internationaux par le biais de liens inextricables avec des institutions financières "libyennes" contrôlées par le clan Kadhafi...

La mondialisation, la guerre de classe menée par l’oligarchie financière internationale, a accumulé les causes de l’explosion révolutionnaire qui touche aujourd’hui le monde arabe comme elle a accumulé les éléments de la crise globale qui touche le capitalisme mondialisé. Cette crise est la conséquence de cette accumulation de profits que la mondialisation a générés en étendant le rapport d’exploitation salariale à des millions de travailleurs des pays pauvres et en imposant une régression sociale généralisée aux travailleurs des pays impérialistes.

Aujourd’hui, l’acharnement que met l’oligarchie financière à maintenir ses profits malgré la crise exacerbe la pression sur les travailleurs du monde entier. Elle produit une situation permanente de crise politique et sociale qui trouve sa plus forte expression dans la vague révolutionnaire du monde arabe, mais touche bien d’autres pays.

Injustice sociale criante, conditions de vie de plus en plus insupportables, arbitraire d’un pouvoir sans limite, tels sont les ingrédients de la révolte qui se sont accumulés au fil des années et sortent aujourd’hui au grand jour, portés par une jeunesse cultivée, « branchée Internet », et une classe ouvrière qui prennent conscience de la légitimité de leurs droits.

Pour disposer d’une main d’œuvre compétente, capable de s’adapter aux technologies de production modernes, la bourgeoisie a formé des millions de jeunes à la maîtrise de ces technologies. En mettant en place les réseaux de communication indispensables au fonctionnement de son appareil de production et d’échange, elle a fourni aux révolutionnaires les moyens de se mobiliser, de s’organiser, de passer outre le quadrillage policier de la dictature. Les progrès accomplis malgré le capitalisme et sous la férule des classes exploiteuses ont créé les conditions objectives de la nouvelle montée révolutionnaire.

Partout, la classe ouvrière relève la tête, pour la question sociale, pour la démocratie

En Égypte, en Tunisie, les dictateurs déchus, le combat se poursuit contre les pouvoirs qui les ont remplacés. En Égypte, malgré la pression de l’armée au pouvoir, de multiples grèves pour les salaires se poursuivent. En Tunisie, après deux jours de manifestations qui ont fait cinq morts le week-end dernier, le premier ministre a dû donner sa démission, avant que le président intérimaire n’annonce, hier jeudi, l’élection d’une assemblée constituante dont la date est fixée le 24 juillet. Il répond ainsi à une exigence de la partie la plus radicale des travailleurs et des jeunes tunisiens… Quant à savoir si cela suffira à faire mettre fin aux manifestations comme le déclare le secrétaire général du syndicat UGTT, « place au travail et à l’arrêt des sit-in, y compris à la Kasbah… », l’avenir nous le dira…

Au Yémen, au Koweït, à Bahreïn, Oman, Djibouti, en Algérie, en Iran, en Irak... à des degrés divers, les manifestations continuent, malgré une répression parfois sanglante et meurtrière. En Libye, les affrontements ont tourné à une véritable guerre civile. Le pouvoir de Kadhafi, contraint de reculer de toute part sous la pression de la population à laquelle s’est jointe une partie de l’armée, tente de reprendre la main en utilisant l’aviation de guerre et les chars contre les insurgés, regarnissant les rang de ses troupes défaillantes avec des mercenaires recrutés en Europe et en Afrique.

En même temps, en Chine, qui compte, elle aussi, d’innombrables « jeunes chômeurs diplômés », un mouvement se met en marche, appelant à manifester dans plusieurs villes pour une « révolution du jasmin », une démocratisation du pouvoir. Ces manifestations ont été interdites, certains journalistes étrangers qui ont tenté de les suivre ont été tabassés. Le gouvernement a imposé un black-out sur les informations retransmises en Chine par CNN et TV5 monde.

En Inde des dizaines de milliers de manifestants ont défilé contre l’augmentation du coût de la vie. L’augmentation des produits alimentaires oscille entre 10 et 20 % par an, alors que la surchauffe économique continue, avec une croissance de plus de 9 %.

Les pays impérialistes eux-mêmes, Europe, États-Unis, ne sont pas épargnés. En Grèce, les plans d’austérité du gouvernement socialiste de Papandréou ne passent toujours pas : mercredi 23 février, une nouvelle grève générale a bloqué le pays. Aux États-Unis, dans le Wisconsin, une réforme antisyndicale du gouverneur de l’État, Scott Walker, membre du réactionnaire Tea Party de Sarah Palin, a mis le feu aux poudres. Il cherchait à désarmer les fonctionnaires afin de pouvoir mener à bien une privatisation générale des services publics, éducation, services généraux et hospitaliers. En soutien aux enseignants privés du droit de grève, lycéens et étudiants, suivis de toute une partie de la classe ouvrière, sont descendus dans la rue, aux cris de "Walker, dégage !". Et ils ont occupé la place devant le Capitole, centre du pouvoir de l’Etat à Madison, à l’image de la place Tarhir du Caire.

Partout, dans les revendications, la question sociale, l’emploi, les salaires, est indissociable de la question démocratique…

La déstabilisation de la domination impérialiste...

Le soulèvement soudain des peuples arabes, entraînant en quelques semaines la chute de deux dictateurs, bouscule les rapports de domination établis au fil des ans entre les grandes puissances et les États du Maghreb et du Proche-Orient. Ce « désordre » dans la marche des affaires des multinationales s’ajoute aux difficultés créées par la crise de la mondialisation, crise de la dette, guerre monétaire, exacerbation de la concurrence. Pour l’impérialisme européen, le projet de constitution d’une zone de libre échange entre les pays du pourtour de la Méditerranée, l’Euromed dont Sarkozy est un fervent promoteur, a du plomb dans l’aile... Les États-Unis sont en bien meilleure position pour tenter de garder l’initiative. Le soulèvement des peuples du monde arabe pourrait leur offrir l’occasion de se débarrasser de régimes usés jusqu’à la corde. Mais il leur faut en même temps tenter de maîtriser cette révolte, la canaliser.

Les dirigeants des principales puissances de la planète, Obama en tête, sont bien déterminés à sauvegarder les intérêts de leurs multinationales dans les pays touchés par la vague révolutionnaire, à maintenir leur domination. Les travailleurs tunisiens et égyptiens en prennent la mesure actuellement en se heurtant aux pouvoirs qui se sont mis en place sous le label "démocratique" avec la participation active des puissances impérialistes. En Égypte, l’armée financée et formée par les États-Unis tente de faire reprendre le travail aux grévistes. Le week-end dernier, cinq manifestants sont morts sous les coups de la police du nouveau gouvernement tunisien, avant que le premier ministre ne décide de démissionner parce qu’il « ne veut pas être le ministre de la répression »... Cela quelques jours après qu’une délégation de ministres français, Lagarde en tête, se soit rendue en Tunisie pour affirmer son soutien à ce même gouvernement et lui proposer « l’aide de la France »...

Ce soutien que manifestent les puissances impérialistes aux gouvernements qui sont en place actuellement en Égypte et Tunisie n’est pas une simple formule diplomatique : elles comptent sur eux pour assurer une « transition démocratique » qui n’a pas d’autre fonction que d’assurer la stabilité politique propice à la reprise des affaires des multinationales.

Quant au soutien qu’affirme apporter Obama aux peuples qui luttent contre leur dictateur, il fait partie de la stratégie des États-Unis pour tenter de reprendre la main à l’échelle internationale. Ces encouragements donnés aux peuples du monde à se révolter contre leurs tyrans, à mettre fin à des situations politiques devenues insupportables, ne vient pas d’un réveil moral soudain de la première puissance impérialiste mondiale. C’est une façon de tenter de sortir de l’enfermement où l’avait conduite la politique d’affrontement de Bush... tout en gardant le même objectif, maintenir sa domination sur le reste du monde et redonner quelques couleurs au masque décrépit derrière lequel elle se cache, la "démocratie".

Le fait que les USA ne soient pas intervenus pour soutenir Moubarak alors que le pouvoir égyptien était devenu ces dernières années un élément clé de la politique américaine au Proche-Orient est, à ce titre, significatif. L’élection d’Obama constituait déjà en elle-même un encouragement donné à tous les opprimés du monde : c’est possible ! A peine élu, Obama était venu au Caire faire son premier discours à l’extérieur. Il y avait longuement prêché la tolérance entre religions, une façon de dire son soutien à un pays « laïc » comme l’Égypte face aux États islamiques, en premier lieu l’Iran. Mais aussi une critique de fait de la politique israélienne qui maintient la région dans un état de guerre permanente.

Au nom de la « démocratie », le gouvernement américain encourage maintenant le peuple iranien à renverser son gouvernement, comme il encourage les « jeunes chômeurs diplômés » chinois à contester le pouvoir de leur État, nouvelle manœuvre dans la guerre économique que se livrent les deux plus grandes puissances mondiales. En ce qui concerne Israël, si son statut de principale place forte de l’impérialisme au Proche-Orient et sa politique réactionnaire ne sont pas remis en cause, la situation actuelle donne à Obama un moyen de pression important.

Mais s’appuyer sur le soulèvement des peuples n’est pas sans risque... Et si en Tunisie et en Égypte le passage de la dictature aux gouvernements de transition s’est fait sans rupture étatique, sans rupture des liens de l’État avec l’impérialisme, il n’en est pas de même en Libye. La situation de guerre civile rend problématique une transmission sans rupture du pouvoir des mains de Kadhafi à celles d’un nouveau gouvernement. Et la question qui se pose aux USA est de savoir comment assurer la continuité de l’État dans de telles conditions, comment garder leur contrôle sur les évènements. C’est la raison pour laquelle ils massent des forces navales à proximité de la Libye. Pour la ministre des affaires étrangères, Hillary Clinton, « Kadhafi a perdu la légitimité pour gouverner ... il est temps pour lui de partir sans délai ni violences supplémentaires ». Et si elle affirme qu’aucune action militaire n’est pour l’instant prévue, il s’agit, en redéployant leurs forces navales et aériennes, d’« avoir la flexibilité nécessaire une fois que les décisions auront été prises ».

Autrement dit d’être en première ligne pour imposer, si nécessaire, au peuple libyen leur conception impérialiste, bien particulière, de la « démocratie », un moyen de pression aussi sur les peuples.

Combattre pour la démocratie, c’est combattre pour le pouvoir des travailleurs et des opprimés, le socialisme

Les révolutions dans le monde arabe se définissent elles-mêmes comme « démocratiques ». La jeunesse, les travailleurs voudraient que se mettent en place des conditions de vie et de démocratie élémentaires semblables à celles que connaissent les travailleurs et les jeunes dans les pays riches. En Tunisie, alors que l’ancienne opposition politique tente de trouver une solution à la question du gouvernement en bousculant le moins possible l’ordre établi, la contestation politique continue et s’organise. Un "Conseil national pour la sauvegarde de la révolution", qui regroupe de nombreuses organisations politiques et syndicales., s’est mis en place. Il milite pour le remplacement des institutions politiques héritées du régime de Ben Ali, la mise en place d’un pouvoir parlementaire. C’est lui qui a organisé les journées de manifestation qui ont poussé le premier ministre à la démission et qui ont contraint le président intérimaire à annoncer pour le 24 juillet les élections à une assemblée constituante, cédant ainsi à une des revendications centrales du conseil.

Mais, dans les pays du monde arabe comme ailleurs, sous la dictature des banques et des multinationales, le maintien des taux de profit est incompatible avec la démocratie. C’est d’ailleurs parce qu’ils répondaient à cette contrainte que les régimes de Ben Ali et de Moubarak ont vécu si longtemps, avec la bénédiction et l’aide des grandes puissances. Partout dans le monde, les reculs sociaux qu’imposent les capitalistes pour sauvegarder leurs profits s’accompagnent d’un recul des droits démocratiques.

Le corollaire immédiat, dont les travailleurs en lutte font partout l’expérience, c’est qu’une véritable démocratie est incompatible avec le maintien de l’assujettissement au capitalisme...

La bourgeoisie est bien incapable de faire vivre la démocratie, même parlementaire. Les parlements sont depuis longtemps des lieux de joutes oratoires stériles… baptisées "combat parlementaire". Ils sont de simples chambres d’enregistrement de décisions prises par des exécutifs de plus en plus concentrés autour du chef de l’Etat, qu’il soit Président, comme en France ou aux États-Unis, ou Premier ministre, comme en Grande Bretagne ou en Allemagne. Chefs d’État qui sont eux-mêmes les mandataires directs des puissances économiques, grands actionnaires des banques et des multinationales.

En 1851, Marx écrivait dans le 18 brumaire de Louis Bonaparte : « ... la révolution [la lutte des classes] va jusqu’au fond des choses ... Elle mène son affaire avec méthode .... Elle perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire, pour le renverser ensuite. Ce but une fois atteint, elle perfectionne le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, dirige contre lui tous les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses forces de destruction, et, quand elle aura accompli la seconde moitié de son travail de préparation, l’Europe sautera de sa place et jubilera : "Bien creusé, vieille taupe !" » . Plus d’un siècle et demi plus tard, ce qui se constatait déjà dans les pays les plus avancés s’est généralisé au monde entier. Les dictatures du monde arabe et d’ailleurs sont l’incarnation la plus pure de ce pouvoir exécutif « réduit à sa plus simple expression ». Mais les États dits démocratiques relèvent du même processus. Les progrès démocratiques, comme les progrès sociaux, ont toujours été l’œuvre des opprimés, des travailleurs, imposés par en bas aux classes dominantes qui s’y sont adaptées pour perpétuer leur domination grâce au pouvoir économique, au pouvoir de l’argent.

La "vieille taupe" de la révolution jaillit au grand air aujourd’hui, portée par une classe ouvrière rajeunie, démultipliée par la mondialisation, et qui prend conscience de l’immense force qu’elle représente. Cette classe ouvrière n’est certes pas encore en mesure de prendre la révolution en main. Il lui fautmaintenant, à travers le combat qu’elle va devoir mener pour « sauvegarder la révolution », imposer, garantir ses droits démocratiques, prendre conscience qu’elle seule est capable, en se battant pour ses propres exigences sociales et démocratiques, de faire naître un nouveau pouvoir, émanation de l’organisation démocratique qu’elle se donne pour diriger ses luttes, combattre la réaction, organiser la vie collective. Et qu’elle devra, pour cela, pousser l’affrontement avec le capitalisme jusqu’au bout, n’hésitant pas à contester ses fondements même en expropriant l’oligarchie financière qui contrôle l’ensemble des grands moyens de production et d’échange et en établissant son propre contrôle sur le fonctionnement de la société, le socialisme.

La mondialisation a rassemblé, malgré elle, les conditions objectives d’une montée révolutionnaire sans précédent, internationale. Les travailleurs, les jeunes du monde entier qui en sont les acteurs prennent conscience de la communauté d’intérêts qui les unit, par delà les frontières. C’est bien ce qui se manifeste lorsque des manifestants reproduisent à Madison comme à Pékin ou Tunis les mêmes slogans. Mais il leur faut aussi prendre conscience de la contradiction irréductible qui oppose notre classe de prolétaires à la classe des bourgeois.

Notre internationalisme est inséparable de cette conscience d’appartenir à une seule classe ouvrière, engagée quotidiennement dans une guerre permanente avec une poignée de patrons de multinationales et de banquiers qui règnent sur le monde, imposent leur dictature. Notre solidarité avec les travailleurs tunisiens, égyptiens…, passe par notre propre combat contre nos ennemis communs, notre propre impérialisme. Par notre détermination aussi à poursuivre la construction d’un parti qui soit porteur des idées de la révolution, la conscience de classe, l’internationalisme. Le parti des travailleurs du monde entier.

[1] Débat révolutionnaire n°45 du 4 février 2011

http://www.npa-debatrevolutionnaire.org/lettre/dr45a1

Le monde a changé. Là-bas, ici, ça ne fait que commencer...


Par Ambre Bragard, Cédric Piktoroff

La révolution n’est plus seulement un concept que l’on étudie dans les livres d’histoire. Elle est un horizon atteignable, aujourd’hui expérimentée en pratique dans les pays arabes par des millions de gens qui n’imaginaient pas, il y a à peine quelques mois, pouvoir être impliqués dans des bouleversements d’une telle ampleur. Le monde entier observe aujourd’hui comment, par leur force collective, des masses de gens ordinaires peuvent changer le cours de leur destin.

La chute du premier dictateur en Tunisie a produit une inspiration qui embrase aujourd’hui le Maghreb et le Moyen-Orient. Aux États-Unis, des dizaines de milliers de travailleurs et d’habitants du Wisconsin sont entrés en lutte contre la loi anti-sociale et anti-syndicale d’un gouverneur qu’ils comparent à Moubarak, entraînant des manifestations dans les cinquante autres États du pays.

Un vent de contestation commence à souffler dans plusieurs pays d’Asie, d’Afrique et d’Europe. La révolution arabe propage un souffle révolutionnaire à travers le monde dont on commence à peine à mesurer les conséquences.

Crise impériale

Tout le système de domination impérial sur lequel repose le fonctionnement du capitalisme est entré dans une phase de déstabilisation profonde. Pour les puissances impérialistes, il est impossible de prévoir comment va évoluer dans les prochains mois la situation en Égypte, jusqu’ici allié crucial de l’administration US lui assurant un contrôle stratégique sur le Canal de Suez et garant de la sécurité d’Israël. Il est difficile de mesurer à quel point les conditions d’accès au pétrole libyen et plus généralement les cours du pétrole sur le marché mondial peuvent être affectés par la chute de Kadhafi. Quelles seraient les conséquences d’un renversement de la monarchie sur le petit royaume de Barhein, où stationne la cinquième flotte de l’US Navy depuis cinquante ans, véritable poste avancé pour assurer la sécurité des pipe-lines qui traversent le Golfe ? Sans parler de l’impact que cela peut avoir sur l’Arabie Saoudite voisine, qui concentre 20% des réserves mondiales de pétrole, où la contestation et les grèves gagnent déjà du terrain. Quant à la vague de grèves et de manifestations brutalement réprimées qui secouent l’Irak, l’impérialisme US y est directement exposé.

Enfin, le flux de la révolution arabe va affecter rapidement la question palestinienne, remettant à l’ordre du jour une solution possible enterrée depuis des décennies, celle de la lutte pour une Palestine laïque qui mettrait fin non à la présence des juifs mais à celle d’un État d’Israël pilier de l’ordre impérialiste dans la région.

Evoquant la manière dont l’administration US a dû se résigner à lâcher Moubarak pour ne pas risquer de tout perdre, un journaliste israélien faisait cette analyse lucide et désolée : « Le message est clair et net : la parole de l’Occident ne vaut rien ; une alliance avec l’Occident n’est pas une alliance. L’Occident a perdu cela. L’Occident a cessé d’être une force dirigeante et de stabilisation dans le monde » [1].

Vers des confrontations de masse

Qui dit crise profonde du système de domination impériale dit crise des puissances impérialistes, de leurs gouvernements et de leurs classes dirigeantes.

L’histoire s’accélère, cela doit être le point de départ de tous nos raisonnements. L’impact des révolutions arabes à l’échelle planétaire ne relève pas simplement d’une question d’inspiration. Il s’agit certes d’un élément subjectif important pour tou-te-s celles et ceux qui luttent actuellement dans le monde mais les raisons objectives de renverser l’ordre établi existent partout ailleurs. Les contraintes imposées aux peuples par les politiques néolibérales et la crise économique mondiale créent un potentiel de fracture inédit dans le monde entier. C’est ce caractère explosif de la situation politique et sociale que démontrent les révolutions arabes, comme l’avaient exprimé avant elles les dernières grèves de masses en Grèce, en France et au Portugal ou les émeutes étudiantes à Rome et à Londres.

On doit donc s’attendre à ce que les confrontations de masses se multiplient et s’amplifient, y compris en Europe et en France. Des grandes explosions peuvent se produire de manière relativement spontanée et affecter positivement les rapports de forces avec les classes dirigeantes. Mais la spontanéité ne sera pas pour autant suffisante. Elle doit se cristalliser dans des éléments de direction et d’organisation alternatives pour pouvoir mener le mouvement le plus loin possible. La nécessité de réduire l’écart entre le caractère explosif de la situation et le besoin de directions alternatives pose alors une série de questionnements stratégiques.

Éléments de stratégie

Les révolutions arabes apportent, en pratique et à une échelle de masse, des éléments de réponses à ces questions :

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Le premier élément a trait à la manière dont un mouvement de masse transforme en profondeur la conscience de celles et ceux qui luttent. C’est dans les conditions imposées par la lutte contre le pouvoir que les gens prennent conscience de leur force collective, de leur capacité à diriger la société et qu’il devient possible de se débarrasser des préjugés que des années de domination avaient profondément ancrés dans les mentalités. La menace des milices de Moubarak et la nécessité de l’unité face au pouvoir ont amené les musulmans et les coptes à se protéger mutuellement lors des prières organisées sur la place Tahrir au Caire. De même que le rôle fondamental des femmes dans le mouvement a porté un sérieux coup aux idées sexistes qui pouvaient dominer la société égyptienne.
*

La classe ouvrière est centrale dans la possibilité de pousser un processus révolutionnaire le plus loin possible. En Égypte, alors que les travailleurs participaient au mouvement dès le début à travers les manifestations, c’est bien le développement des grèves qui a joué un rôle décisif dans la chute de Moubarak. Depuis, ce sont les vagues de grèves dans tous les secteurs et la multitude de revendications économiques qui constituent le principal obstacle à la reprise en main de la situation par les généraux. Cela signifie que pour satisfaire les revendications du mouvement, y compris dans ses seuls aspects démocratiques, le centre de gravité de la lutte contre le pouvoir s’est déplacé dans les lieux de travail, lieux d’organisation collective par excellence. Par la place qu’elle occupe dans le système de production capitaliste, la classe ouvrière a le potentiel d’entraîner toutes les fractions de la société dans le combat contre la classe dirigeante. Si ce n’est pas inéluctable, c’est en tout cas nécessaire.
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Des deux premiers points découlent la possibilité et la nécessité du développement dans la lutte de formes d’organisation alternatives à la société capitaliste. En Égypte comme en Tunisie, la fameuse « transition vers la démocratie » a en fait déjà commencé, mais par en bas de la société, pas par en haut. La question du développement des syndicats comme organes de pouvoir et de direction de la classe ouvrière se pose avec force. En Tunisie, la principale centrale syndicale, l’UGTT, a joué un rôle fondamental dans le processus révolutionnaire en même temps qu’elle a été transformée par lui et que de fortes différenciations se sont développées en son sein. En Égypte ce sont de nouveaux syndicats qui se créent, se forgeant dans la pratique de la grève de masse. Plus généralement, la lutte contre les régimes a fait émerger des embryons d’organes de démocratie populaire de masse.

Différentes langues

Mais ces repères stratégiques fondamentaux ne signifient pas qu’il y ait un modèle exportable tel quel, il y a plutôt traduction dans différentes langues.

Si les processus sont similaires et les principales tâches communes (la question de la direction politique et les formes alternatives d’organisation de la société), elles ne se posent pas de manière identique entre les pays dominés par l’impérialisme et les centres impérialistes.

Dans le cas des révolutions arabes le point de départ a été social. Mais les revendications sociales ont été immédiatement confrontées à la nécessité politique de renverser le régime comme premier obstacle au développement de toute revendication. D’où par ailleurs la nature interclassiste du mouvement dans la lutte pour des revendications démocratiques. En Égypte, comme en Tunisie, la poursuite des revendications sociales comme des avancées démocratiques développe désormais des différenciations au sein du mouvement et ne font que commencer à poser la question de la nature du système capitaliste au-delà du type de régime.

Dans les centres impérialistes le processus de lutte se développe au travers de luttes sociales et de luttes politiques portant sur des questions spécifiques. Si elles ont commencé à questionner la logique globale du capitalisme, elles ne se donnent pas comme objectif immédiat le renversement du pouvoir en place, parce que des victoires partielles peuvent être obtenues. La construction, au sein du mouvement, de formes d’organisation réellement démocratiques, doit commencer dans le processus même de luttes partielles, sociales comme politiques (développement des syndicats, assemblées populaires sur les lieux de travail, sur les quartiers...).

Alors on fait quoi ?

Dans la période qui s’ouvre, plus que jamais, c’est dans la rue que ça va se passer, dans nos quartiers, nos facs, nos lieux de travail. Si on ne peut déterminer ni la question précise qui sert de déclencheur, ni le moment, les révolutions arabes (mais aussi les émeutes étudiantes de décembre à Rome et Londres) nous montrent que les choses peuvent aller vite et avoir, au moins dans un premier temps, un caractère explosif.

La première conclusion est qu’il faut se préparer... à être prêts. Notre parti, plus que jamais, doit être un parti de l’action, implanté dans les mouvements, forgé pour intervenir dans les luttes, dans les manifestations. Ce serait par ailleurs la meilleure manière de se sortir d’un congrès catastrophique. Nous devons, dans notre presse, dans nos réunions, faire passer les expériences en cours, pour comprendre la nouveauté de la situation mais aussi pour en utiliser les exemples. Notre parti doit être réactif, ce qui suppose, plus que jamais, une capacité à agir ensemble plutôt qu’à jouer les frictions internes. Cela n’exclue pas les débats ni même les divergences à condition que ces débats portent sur ce qui est important dans cette situation : analyse de la période, stratégie pour construire le mouvement... Notre intervention commune dans les processus en cours et les expériences qui y seront faites seront la meilleure école pour notre parti et le meilleur test pour nos débats.

Enfin, dans son intervention dans le mouvement, le NPA devrait être connu comme le parti qui défend partout la nécessité, dès aujourd’hui, de développer les embryons d’une organisation alternative de la société, embryons que les peuples arabes tentent de construire dans le feu même de la révolution.

Éditorial du numéro 6 de la revue "Que faire ?" animée par un courant interne au NPA

http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-no06-fevrier-avril-2011/article/le-monde-a-change

Notes

[1] Ari Shavit, « The Arab revolution and Western decline », Haaretz, 3 février 2011


Premiers enseignements des révolutions en Tunisie et en Egypte

Par Lotfi Chawqui

En moins d’un mois, les deux dictatures tunisienne et égyptienne ont été renversées par des soulèvements populaires, tandis que plusieurs autres pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont toujours secoués par des soulèvements populaires de grande envergure. Quels premiers enseignements peut-on tirer de ce formidable élan des luttes sociales dans toute la région ?

Ce processus a des raisons objectives : la crise actuelle du capitalisme se traduit partout par une dégradation généralisée des conditions de vie et de travail. Dans les pays dominés, la faiblesse historique des acquis sociaux, combinée à une surexploitation institutionnalisée, donne une ampleur inégalée aux mécanismes de dépossession/paupérisation. De surcroît, les politiques d’ajustement structurel ont laminé les compromis sociaux – très relatifs – des indépendances. Enfin, en raison des formes d’intégration de ces pays dans l’économie mondiale, le noyau dur des classes dominantes s’est de plus en plus limité à une oligarchie parasitaire et mafieuse, incapable d’asseoir sa légitimité sociale en s’appuyant sur des couches intermédiaires plus larges. Dans un tel contexte, faire payer la crise aux populations revenait à allumer la mèche d’une poudrière sociale.

Impérialisme en crise

L’affaiblissement relatif des principales puissances impérialistes est patent : constat d’échec des Etats-Unis en Irak et enlisement en Afghanistan ; défaite militaire israélienne au Liban ; crise du projet européen de l’Union pour la méditerranée ; persistance de la question palestinienne. Ce contexte général réduit leurs capacités d’intervention sur plusieurs fronts pour stabiliser des dictatures relais. Enfin, les pays dominants sont eux aussi confrontés à une grande instabilité sociale et économique ; ils subissent le réalignement en cours des rapports de force internationaux, lié à la montée en puissance de l’impérialisme chinois, de même que d’autres économies émergentes ; de plus, ils disposent de capacités d’intervention plus limitées pour garantir le maintien de rapports de force géostratégiques favorables. La défense de leurs intérêts repose sur des capacités plus étroites : il leur faut abandonner tel ou tel dirigeant subordonné pour essayer de contrôler les changements.

Nous sommes dans une situation où l’intensification de la crise de l’impérialisme laisse libre cours à l’aggravation des contradictions des sociétés dominées. Certains maillons de la chaîne impérialiste de domination sont fragilisés, tandis que les classes dominantes de la périphérie ont de plus en plus de peine à anticiper les soulèvements populaires et à y faire face. Que ce soit en Tunisie ou en Egypte, les pouvoirs ont perdu toute légitimité. En réduisant ou en abolissant toute médiation politique, sociale ou syndicale au nom d’un contrôle direct omniprésent, ces dictatures ont perdu les moyens de canaliser les aspirations populaires. Ainsi, le rapport de domination est réduit à sa forme la plus brutale : il n’a plus les moyens sociaux et matériels de nourrir l’illusion qu’il poursuit l’intérêt général, travaille au consensus national et vise une certaine démocratisation. Dans ce contexte de violence sociale globale, les ingrédients de la contestation populaire montante se sont accumulés en profondeur et généralisés, traçant des lignes de rupture avec « ceux d’en haut », en particulier avec celui qui dirige en leur nom. En Tunisie, les luttes de Gafsa et de Ben Gardane, ainsi que des grèves sectorielles, ont combiné aspiration à la dignité, lutte pour l’emploi et rejet de la répression, catalysant un réveil social et démocratique que le pouvoir a sous-estimé. En Egypte, plusieurs mouvements ont joué un rôle similaire : revendications démocratiques portées par la jeunesse (dès 2005) ; renouveau de l’activité anti-impérialiste face au siège de Gaza ; montée de luttes paysannes et de grèves ouvrières, parfois offensives et débouchant sur des victoires partielles (dès 2006). En effet, les processus révolutionnaires ne naissent pas de rien : ils nécessitent un changement préalable du climat social et politique, marqué par un degré avancé de délégitimation du pouvoir qui affecte quasiment toutes les couches de la société.

Base sociale du mouvement

Les forces sociales motrices de ces mouvements sont composites, à l’image du peuple réel qui s’est soulevé. En Tunisie, le processus a pris racine dans les régions de l’intérieur, là ou se combine l’incapacité de vivre de la terre, mais aussi de trouver un emploi dans en ville. La géographie de la mondialisation, adossée aux logiques prédatrices des classes dominantes locales et de l’impérialisme, a en effet créé des territoires « inutiles » : peu d’infrastructures, des services publics délaissés, des populations à l’abandon, rackettées et soumises à un arbitraire quotidien. La jeunesse – scolarisée ou non – a été le ferment de la révolte, au cœur d’un prolétariat informel, dans le cadre d’une économie de survie. Celle-ci a soudé les couches paupérisées urbaines, les salarié-e-s du public et la petite bourgeoisie avec certaines fractions du patronat.

Les facteurs divers de mécontentements ont convergé dans l’appel à la chute du dictateur, qui a donné sa force au mouvement. En Egypte, dans les grandes villes, aux côtés de la jeunesse, les travailleurs-euses, la petite bourgeoisie laborieuse et les professions intermédiaires ont joué un rôle moteur, les classes moyennes supérieures et le patronat étant hostiles au mouvement. La classe ouvrière est intervenue dans le processus en mettant en avant ses revendications propres. De telles différences, liées aux particularités de ces formations sociales et à l’histoire de leurs luttes, ne doivent pas occulter un trait général commun : l’opposition des classes populaires aux oligarchies dominantes se fonde sur la même contradiction entre la logique d’accumulation et de prédation mondialisée du capitalisme, relayée par des oligarchies parasitaires, et la satisfaction des droits et besoins élémentaires des masses populaires.

Cette contradiction essentielle s’articule autour de l’opposition capital-travail, mais va bien au-delà. La poussée révolutionnaire est en effet alimentée par des conditions sociales particulières : surexploitation de larges couches de la population, place croissante de l’économie de survie, paupérisation de la petite bourgeoisie et des classes moyennes, etc. La place dominante des jeunes et des femmes renvoie au fait que la crise, la précarité, l’autoritarisme, l’arbitraire, constituent leur horizon de vie. Dans ce contexte, la protestation se heurte immédiatement au talon de fer de l’appareil d’Etat et tend, lorsqu’elle se généralise et se durcit, à déboucher sur des revendications politiques.

Changer pour que tout reste comme avant ?

Ces soulèvements ont d’abord un caractère démocratique : ils visent le départ de dictateurs et aspirent à une société débarrassée des appareils policiers et de la corruption des partis au pouvoir. Ces objectifs sont perçus comme une condition pour poursuivre le combat social. L’injustice, l’exploitation, l’arbitraire, le déni de démocratie ne concernent pas seulement la classe ouvrière, mais sont vécus par de larges couches sociales. La référence à des objectifs nationaux (Egypte libre, Tunisie libre) se retourne ainsi contre les mafias régnantes, inféodées aux puissants de ce monde, qui se comportent comme les colons hier. Elle constitue l’arrière fond de la conscience collective. Ce n’est pas un hasard si les drapeaux et les hymnes nationaux font figure de ciment de la protestation collective.

Cette conscience nationale, démocratique et populaire, convaincue de la légitimité de ses droits, structure le mouvement. Il ne se perçoit donc pas d’abord ou entièrement comme un mouvement de classe. La question sociale est cependant le moteur des différenciations qui se développent en son sein. Pour les couches les plus larges, la révolution doit changer la vie, le quotidien. Le maintien de la dictature sans le dictateur dévoile la nature de classe du système, qui ne réduit pas au pouvoir d’un clan : le décalage entre les transitions d’en haut et les revendications démocratiques d’en bas, l’absence d’une prise en compte des aspirations sociales, révèlent ainsi des logiques sociales et politiques antagoniques entre les forces de la révolution et de la contre-révolution. Il y a en effet une corrélation étroite entre les exigences de la mondialisation capitaliste, la nécessité de faire payer la crise aux populations, la défense des intérêts impérialistes, et le canevas institutionnel des « transitions démocratiques » qui garantissent le maintien des régimes en place.

En réalité, il s’agit de désamorcer le mouvement en le divisant, sans rompre avec les rapports de domination et les logiques économiques en place. Mais quelles sont les marges de manœuvre de ceux qui veulent d’un « changement » qui ne change rien ? En effet, dans les pays dépendants, le capitalisme en crise n’est pas soluble dans un régime démocratique, qui permette aux opprimé-e-s de lutter librement pour la défense de leurs intérêts. Tout juste peuvent-ils viser une façade démocratique en élargissant la cooptation des élites et la répartition des privilèges. Les interventions impérialistes visent ainsi à instaurer une démocratie politique restreinte, où les anciens groupes dirigeants qui structurent l’appareil bureaucratique et répressif de l’Etat composent avec de nouveaux venus. Mais cette possibilité même est limitée en raison de la faiblesse ou de l’inexistence de partis bourgeois démocratiques ou réformistes un tant soit peu enracinés, d’ailleurs rapidement discrédités par leur soutien ou participation aux « gouvernements de transition ».

Des transitions à hauts risques

Loin des transitions négociées qu’ont connu plusieurs pays d’Amérique latine dans les années 80-90, la poussée révolutionnaire entretient la pression sur les processus politiques d’en haut, même quand elle semble refluer. L’irruption du mouvement populaire permet de comprendre les limites des replâtrages en cours. Le niveau d’exigence politique ne peut se contenter de miettes démocratiques. La recomposition au sommet sur une ligne de compromis avec – et de reconversion de – l’appareil des dictatures est un obstacle à la légitimation sociale et politique d’un nouveau bloc de pouvoir. De même, la crise, face à laquelle les bourgeoisies n’ont d’autre projet que de maintenir les politiques néolibérales, est incompatible avec des concessions sociales majeures et durables. Il n’y a donc aucune base politique objective à une normalisation des rapports sociaux et politiques.

En Egypte, l’armée, en charge de la transition, n’est pas seulement la colonne vertébrale de l’appareil répressif mais l’un des noyaux durs de la classe dominante, l’un des piliers de la domination de l’Etat d’Israël et du dispositif impérialiste dans la région. Les exigences de stabilité sont ainsi plus fortes. L’armée dispose certes d’une légitimité, du fait qu’elle n’a pas participé directement à la répression. Mais si le mouvement populaire a cherché à neutraliser l’armée pour éviter une épreuve de force sanglante, il ne lui a pas pour autant signer un chèque en blanc.

Nul n’ignore l’existence de généraux milliardaires, ni le fait que le maintien des dictatures reposait sur l’appui tacite de l’armée. Pragmatiquement, le peuple a pourtant cherché à diviser le pouvoir pour accroître son espace de mobilisation. L’armée n’était pas sûre de l’attitude de ses troupes, une fois le mouvement de masse suffisamment enraciné. Les scènes partielles de fraternisation indiquent qu’elle n’est pas immunisée par rapport aux effets de la crise sociale et politique. Toutefois, une accentuation de la polarisation sociale et politique verrait sans doute l’armée prendre le rôle d’appareil central de répression. Ces derniers jours, les tirs à balles réelles de militaires à Kasserine (Centre-Ouest tunisien), ainsi que leurs menaces de casser les grèves et les mobilisations démocratiques témoignent de ce repositionnement.

Le contenu de la transition va être au cœur des luttes à venir. Le refus de lever l’état d’urgence, de libérer les prisonniers politiques et ceux du soulèvement, le projet de simples amendements aux constitutions, l’impunité sur les crimes politiques et économiques, le maintien des services de police et de la majorité des responsables des anciens régimes, les hésitations ou refus de légalisation des partis et syndicats indépendants, indiquent un projet de ravalement de façade. Les pouvoirs font le pari d’un épuisement du mouvement, soumis à des processus de différenciations et à l’absence d’alternative immédiate. Certains secteurs prônent un attentisme ou un soutien aux gouvernements de transition : la bourgeoisie, les classes moyennes, mais aussi des fractions populaires, parmi lesquelles les logiques de survie entraînent des phénomènes de repli. Ces tendances ouvrent des marges aux pouvoirs, sans pour autant leur donner une légitimité politique.

Le mouvement n’a pas dit son dernier mot

En même temps, la contestation est loin d’être achevée et les masses populaires n’ont cessé jusqu’ici d’avancer. On assiste à une montée progressive des revendications sociales : en Tunisie, les luttes des ouvrières du textile et des salarié-e-s de la fonction publique en témoignent. L’activité revendicative continue avec des processus nouveaux d’accumulation de forces. L’existence de contre-pouvoirs locaux assurant des formes d’auto-organisation populaire, la volonté des secteurs les plus avancés de coordonner les luttes sur le plan régional et national, le succès des meetings du front du 14 janvier et la structuration d’un Congrès national de défense de la révolution (en Tunisie), la prise en compte de la nécessaire articulation entre revendications sociales et démocratiques, sont autant d’éléments qui témoignent d’un début de recomposition des forces.

Un processus complexe de construction d’une hégémonie démocratique par en bas est en train de se frayer un chemin, tant au niveau des revendications que des formes d’organisation, sur la base de batailles immédiates (destitution des pouvoirs locaux, mise à l’écart du personnel des partis des dictateurs, revendications sociales immédiates, etc.), mais en gardant l’objectif stratégique de construire une alternative politique « extérieure » et opposée aux institutions du régime (démission du gouvernement actuel, assemblée constituante, etc.). La manifestation du 25 février dernier, qui a regroupé plus de 100 000 personnes à Tunis, suivie de la démission du Premier ministre Mohamed Ghannouchi, témoigne de la relance du mouvement de masse.

En Egypte, après la chute de Moubarak, l’expectative commence à peser, en même temps que se développent des processus de différenciation sociaux et politiques. Certes, aucun mouvement de masse n’exige la dissolution de l’appareil de la dictature et la place Tahrir n’est plus le siège central de la révolution populaire. Mais le conflit politique se déplace sur le terrain social, avec l’extension des grèves ouvrières dans la grande majorité des secteurs, que ce soit sur les conditions de travail, les salaires, l’exigence de titularisation, la reconnaissance de syndicats indépendants, et parfois même la destitution des patrons ou administrateurs liés au Parti national démocratique (le parti du régime). Cette dynamique divise le camp de la contestation, avec d’un côté les partisans de la paix sociale pour négocier des réformes ; et de l’autre, celle et ceux du maintien de la mobilisation tant que les revendications démocratiques ne sont pas satisfaites.

Renforcer l’organisation et la conscience des forces révolutionnaires

Si les forces politiques majoritaires ont largement opté pour la première option, les mouvements de jeunes sont traversés par ces contradictions. Enfin, le mouvement ouvrier égyptien, qui développe une activité propre et nourrit une défiance ouverte, n’a pas de liens réels avec les oppositions constituées et ne développe pas, pour l’instant, de revendications politiques centrales sur la question du pouvoir. Les autorités sont ainsi confrontées à un dilemme : faire des concessions sociales et démocratiques significatives risque d’alimenter la contestation populaire en démontrant que la lutte paie ; mais ne rien lâcher peut relancer un nouveau cycle de rébellion compte tenu des attentes populaires. Dans tous les cas, la relance du mouvement ouvrier sur des bases de classe, qui a débuté depuis plusieurs années, va encore s’amplifier. De même, dans un pays comme l’Egypte, où la majorité de la population vit avec moins de 2 dollars par jours, la question sociale ne pourra pas être ajournée par de simples manœuvres, d’autant que l’augmentation des prix des denrées de base continue. C’est pourquoi les confrontations sociales et politiques sont loin d’être terminées.

Le propre d’une situation révolutionnaire est que les phases de flux et de reflux s’inscrivent dans des cycles courts, tant que le mouvement populaire n’est pas défait. Dans cette instabilité prolongée, l’accumulation des forces, la construction d’organisations de masse indépendantes et d’organes de participation populaire doit s’articuler à la nécessité d’imposer les revendications immédiates de larges secteurs de la population et de disputer aux gouvernements la faculté de définir le contenu social et politique de la transition. Il s’agit de construire les perspectives politiques qui permettront de développer et de coordonner les luttes concrètes contre la nouvelle façade démocratique des institutions et les politiques libérales. Aujourd’hui, la question décisive tourne autour de la construction de l’unité des forces politiques anticapitalistes et révolutionnaire et de leurs liens avec les forces sociales motrices de la révolution. Pour que le processus triomphe, il requiert un niveau élevé d’auto-organisation et une force politique consciente, capable de centraliser les luttes concrètes autour de l’objectif de la conquête du pouvoir par les opprimé-e-s. L’enjeu est bien celui de la cristallisation d’un nouveau mouvement démocratique, ouvrier et populaire, dans des conditions nouvelles, capable de balayer la dictature, d’autant que les tenants de l’islam politique n’ont pas été jusqu’ici au cœur du processus.

Des révolutions postislamiques ?

Les raisons de la relative marginalité des islamistes sont multiples. D’abord, les deux pôles étatiques qui ont donné une assise matérielle à leur expansion, l’Arabie saoudite et l’Iran, connaissent une crise profonde de légitimité, notamment au sein des nouvelles générations. Ensuite, les islamistes sont traversés par des clivages politiques et générationnels, autant parmi ceux qui entendent cantonner leur action à l’islamisation des mœurs, que parmi ceux qui se sont avérés incapables d’offrir une alternative politique en termes de pouvoir, même lorsqu’ils disposaient d’une base de masse. Pourtant, l’élément essentiel est ailleurs : l’islam politique, quel que soit ses contradictions, est aussi influencé par l’évolution des rapports de forces globaux auxquels il s’adapte, au moins en partie. Ainsi, dès les années 90, a-t-il commencé à opérer un virage – y compris ses composantes radicales – vers l’acceptation du modèle économique et social dominant.

Les Frères musulmans n’ont ainsi jamais rejeté le dialogue avec Moubarak, y compris en plein soulèvement. Ils ont approuvé la contre-réforme agraire menée par le raïs et ont été extérieurs aux luttes qui ont marqué le réveil populaire. En Tunisie, Al Nahda rêve d’une transition ordonnée qui lui assurerait un espace politique légal en passant des compromis avec l’appareil toujours en place de la dictature. A sa manière, l’islam politique – dont les directions effectives sont plutôt liées aux classes moyennes et à des secteurs économiques significatifs – s’est adapté aux logiques dominantes. Son attitude témoigne d’une certaine flexibilité tactique, afin de maintenir ensemble les fractions populaires de sa base et de répondre à une mobilisation dont l’expression sociale et politique n’est pas religieuse.

Certes, il n’est pas exclu qu’en cas de défaite du mouvement populaire, ou d’impossibilité de s’appuyer sur de nouvelles élites bourgeoises moins discréditées par la dictature, il puisse aider à reconfigurer un bloc dominant lié à l’impérialisme, dans une place subordonnée et contrôlée. Mais cette hypothèse n’est pas à l’ordre du jour : au contraire, si le mouvement populaire arrive à imposer des conquêtes démocratiques et sociales, y compris sur le terrain de l’égalité homme-femmes et de la sécularisation de la vie sociale, le terreau populaire de son développement s’assècherait. Le retour de la question sociale et les formes prises par la conflictualité sociale et politique, l’affirmation d’un mouvement par en bas, pluraliste et autonome, n’a pas alimenté jusqu’ici une contestation religieuse, mais une contestation démocratique populaire. En ce sens, il s’agit bien de révolutions « postislamistes ».

Les enjeux régionaux et nos tâches

Le monde arabe est en train de s’embraser, même s’il serait faux de penser que les situations sont identiques dans tous les pays. Les régimes tremblent, mais leur solidité, même relative, est variable. L’impérialisme ne peut se permettre un basculement total de la région, à plus forte raison, si ces processus débouchent sur une remise en cause – même partielle – des politiques néolibérales, du contrôle des ressources naturelles, de la pérennité des bases militaires étrangères et du statu quo avec l’Etat d’Israël. Ce qui se joue dans les révolutions en cours, si elles réalisent des percées concrètes sur le terrain social et démocratique, c’est la possibilité d’un début de rupture avec l’ordre capitaliste mondial, et donc d’un affaiblissement stratégique de l’impérialisme, alors que celui-ci connaît la plus grave crise de l’après deuxième guerre mondiale.

De telles avancées concrètes joueraient un rôle de catalyseur dans la durée, au-delà des rythmes propres et des résultats spécifiques des confrontations dans chaque pays. Le caractère anti-impérialiste des révolutions en cours est largement ancré dans les traditions politiques de lutte du peuple égyptien, confronté en première ligne à la question palestinienne et à la dépendance par rapport aux Etats-Unis. Le sentiment de dignité nationale qui soulève les peuples arabes est aussi intimement lié à leur refus d’accepter le statu quo avec Israël. Il est incontestable que la résolution des revendications sociales des pays concernés nécessitera des ruptures profondes avec les politiques dictées par les institutions internationales, les Etats du « centre » et les multinationales. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ces « leçons d’arabe » soient comprises par un certain nombre de pays de la Méditerranée, par les maillons faibles de l’Europe impérialiste, voire au-delà.

C’est à partir de là qu’il faut penser nos tâches de « solidarité ». L’enjeu est de combattre nos propres impérialismes et de défendre la radicalité exprimée et les exigences portées par le mouvement populaire. Les axes d’une solidarité revolutionnaire et internationaliste peuvent s’articuler autour de différents points : annulation des dettes contractées par les dictatures ; restitution de leurs avoirs aux peuples ; rupture des accords de libre échange ; dénonciation des pactes sécuritaires et militaires ; révélation des complicités patronales avec les affaires des dictatures ; droit des peuples à se réapproprier (à nationaliser) les entreprises et leurs ressources ; refus de toute ingérence impérialiste dans les processus en cours ; soutien aux luttes populaires contre la répression des gouvernements de transition. Cela implique aussi que nous renforcions nos liens avec les secteurs les plus avancés des révolutions en marche.

Nous devons nous engager à soutenir jusqu’au bout les processus révolutionnaires qui contribuent à modifier les rapports de force à l’échelle mondiale ; à aider concrètement les courants anticapitalistes et à expliquer inlassablement qu’il n’y a pas d’exception révolutionnaire arabe et que la seule voie pour mettre fin à la dictature du capital, y compris dans nos pays, repose sur des soulèvements populaires et démocratique où les opprimés et exploités, femmes et hommes, comptent sur leurs propres forces. La bataille ne fait que commencer.

9 mars 2011. A paraître en Suisse dans solidaritéS, n° 184. Lotfi Chawqui est membre de la commission Maghreb du NPA (France).

Source : http://www.lcr-lagauche.be