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Le soulèvement arabe n’en est encore qu’à ses débuts

D 14 mai 2013     H 05:30     A Didier Epsztajn     C 0 messages


Gilbert Achcar nous propose des analyses (1), loin de l’impressionnisme médiatique, loin des obsessions sur la religion, loin des focalisations oublieuses des rapports sociaux, et donc éloignées de cet indécrottable orientalisme si présent dans les commentaires de journalistes et chercheurs des anciennes puissances coloniales. En note préliminaire, l’auteur précise que la désignation « arabe » est une « désignation géopolitique et linguistique » et « en aucune façon une désignation ’’ethnique’’ ».

Antérieurement à l’écriture de cet ouvrage, l’auteur avait décrit les événements comme un « processus révolutionnaire prolongé ou à long terme, une formulation qui permet de concilier la nature révolutionnaire de l’événement et son inachèvement ». Contre toutes celles et tous ceux qui parlent déjà de faux semblants révolutionnaires, de confiscation islamique, contre celles et ceux qui prêchent l’inutilité de la révolte contre l’ordre antérieurement existant, la fixité de l’histoire, l’auteur se propose d’expliquer les causes profondes, les facteurs économiques et les contradictions à l’œuvre... Tout ce qui signifie « que des changements radicaux sont encore à venir et entraîneront, à tout le moins, de nouveaux épisodes de révolution et de contre-révolution dans les pays déjà bouleversés comme dans les autres, et cela sur la longue durée ».

Ce livre, dont l’auteur signale que certains éléments pourraient déjà être dépassés est « une exploration radicale du soulèvement arabe dans les deux sens de la radicalité : une exploration qui se propose de repérer les racines profondes du phénomène et qui partage la conviction qu’il n’y a de solution durable à la crise qu’il manifeste que par leur transformation ».

Je m’attarde plus sur les contextes, laissant aux lectrices et lecteurs le soin de découvrir la richesse des analyses sur les soulèvements concrets, les « bilans d’étape » et les perspectives.
Dans la première partie « Le développement bloqué ».

Si la crise actuelle du capitalisme est mondiale, les analyses ne sauraient en rester aux généralités. Il est, de ce point de vue, décisif d’essayer d’étudier « le travail des facteurs spécifiques », les modalités du mode de production et des dominations sociales dans cette partie du monde.

Gilbert Achcar illustre son constat de nombreuses données et fournit des comparaisons avec certaines autres grandes régions du monde : taux de croissance annuel moyen du PIB et par habitant-e, taux annuel moyen d’accroissement démographique, indice de développement humain (IDH), distribution de la consommation, PIB par habitant-e, informalité dans la population active, taux de chômage des jeunes, des diplômé-e-s, des adultes, taux de chômage par sexe, part des jeunes dans la population totale, ratio emploi-population par sexe, taux de scolarisation dans l’enseignement supérieur, population à niveau d’éducation avancé, etc.

L’auteur souligne que nombre d’indicateurs « sont déterminés en bonne partie par les fortes fluctuations des prix du pétrole ». Ce qui ressort principalement des données chiffrées : moindre croissance, plus fort taux de pauvreté, fortes inégalités, forte précarité (combinaison de l’informalité, du chômage et du sous-emploi) en regard des autres zones « en voie de développement ». A cela, il convient d’ajouter « le caractère exceptionnellement élevé du taux de jeunes sans emploi », le sous-emploi des femmes, la forte proportion des chômeurs et des chômeuses diplômé-e-s de l’enseignement supérieur (sans oublier leur immigration). Les entraves au développement, les blocages spécifiques sont liées aux modalités particulières du capitalisme dans cette région. Et les bouleversements en cours ne sont pas, ou pas encore, porteurs « de changements radicaux de mode de production »

L’auteur poursuit par l’analyse des « Modalités particulières du capitalisme dans la région arabe ». Il souligne le contexte : « le démantèlement du modèle étatiste développementaliste » au cours des années 80. Gilbert Achcar analyse les taux d’investissements publics et privés, la formation brute de capital fixe, pour faire ressortir « la part majeure de responsabilité qui incombe à la baisse des investissements étatiques » dans le marasme économique. Il convient de souligner la responsabilité des théories néolibérales et des institutions internationales dans le démantèlement de certaines fonctions des États. Le « libre marché », la gestion privée lucrative montrent une nouvelle fois leur inefficacité pour assurer le développement et l’amélioration des conditions sociales. « Si les États arabes sont loin d’être conformes en tout point au modèle néolibéral, il n’en demeure pas moins que les politiques économiques et sociales qui s’inspirent de ce paradigme ont indéniablement joué un rôle majeur dans la production du soulèvement général ».

Le point central de ce chapitre reste la description de cette variante régionale du mode de production capitaliste, avec notamment le rôle de la rente étatique (liée aux produits fossiles). L’auteur montre que l’État rentier acquiert « un degré maximal d’indépendance à l’égard de la population ». La rente accentue « la propension au patrimonialisme », car les monarques, par exemple, sont en même temps, les principaux propriétaires privés. Mais il ne faut pas se tromper, ce n’est pas l’abondance des ressources naturelles qui entrave le développement « mais bien l’usage qui en est fait par le type de domination sociale existante ». (Sur l’usage de la rente pétrolière et ses limites dans un autre contexte, voir le livre de Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde : Hugo Chavez et la révolution bolivarienne. Promesses et défis d’un processus de changement social, M éditeur 2012, Entre ombres et lumières, une révolution en marche ?). La rationalité économique des rentiers « se déploie non dans le développement de la production, mais dans la maximalisation du rapport de leur épargne placée à l’étranger » et, en absence d’État de droit, l’arbitraire des pouvoirs se combine avec leur vénalité. Si les dirigeants puisent dans les caisses de l’État comme dans leurs poches, ils organisent aussi une gigantesque fuite de capitaux. D’où, par ailleurs, les nécessaires campagnes contre les biens mal acquis et la restitution des avoirs aux populations concernées. L’auteur explique pourquoi la branche la plus florissante de l’économie est la construction, au carrefour de la spéculation foncière, de l’économie de services commerciaux et touristiques, sans oublier la corruption et les mégalomanies, en particulier dans les États du golfe.

Gilbert Achcar revient aussi sur l’histoire, la longévité des « dictatures républicaines », leur caractère « de plus en plus mafieux, avec une expansion du népotisme capitaliste favorisée par l’extension des recettes néolibérales à l’ensemble de la région », combinaison d’un capitalisme d’État bureaucratique et d’un capitalisme néolibéral corrompu. Il souligne donc les modalités spécifiques du mode de production capitaliste dans la région arabe : « combinant patrimonialisme, népotisme et capitalisme de compérage, pillage des biens publics, hypertrophie bureaucratique et corruption généralisée, sur fond de débilité, voire d’inexistence, de l’état de droit et de grande instabilité sociopolitique... »

Gilbert Achcar présente ensuite les « Facteurs politiques régionaux », dont ce qu’il nomme « la malédiction du pétrole » comme phénomène politique, le contrôle exercé par les dirigeants saoudiens, « centre de gravité religieux de deux ensembles géopolitiques arabes et musulmans », les liens anciens entre le Royaume saoudien ou le Koweit avec les impérialismes soit étasunien, soit anglais, la guerre et l’occupation de l’Irak « exclusivement motivés par le facteur pétrolier », sans oublier les ventes massives d’armes. « Au total, le Moyen-Orient apparaît clairement comme situé ’’au centre d’un procès mondial d’accumulation fondé sur la finance, le militarisme et le pétrole’’ comme l’avait bien résumé Ali Kadri ». Il ne faut pas omettre le soutien stratégique à l’État d’Israël. Combinaison de néolibéralisme et d’orientalisme, les politiques occidentales se satisfont de « l’exception despotique arabe » à « la promotion de la démocratie ». La mise en avant hypocrite du « respect de leur culture » à servi de cache-sexe au soutien bien réel aux régimes despotiques.Tout régime devient respectable s’il concoure à « la vaste entreprise d’extension militaire du domaine impérial régi par les États-Unis. ». Après l’effondrement de « l’ennemi » totalitaire soviétique, la nouvelle « promotion de la démocratie » se combine à la « rhétorique néoconservatrice » et affiche une conception très intéressée des droits démocratiques ou de leur absence, en fonction des « aléas ». Sans oublier le soutien au régime saoudien lui-même soutien des Frères musulmans, le soutien au Qatar, médiateur entre les Frères et Washington. Cela rend compréhensible que « dans la région arabe, c’est pour l’essentiel, sous la bannière de l’intégrisme islamique que s’est placé le mouvement qui – au sein des classes moyennes traditionnelles ainsi que parmi leurs intellectuels tant traditionnels (religieux en particulier) qu’organiques (étudiants, enseignants échelons inférieurs et moyens des professions libérales) – représenta l’aspiration réactionnaire à « faire tourner à l’envers la roue de l’histoire » en prônant le retour à un age d’or islamique mythifié ». Ainsi malgré les répressions des différents régimes, les mouvements intégristes conserveront leur « ascendant prédominant sur la contestation populaire régionale, faute de concurrents crédibles ».

Au final, « les transformations d’inspiration néolibérale, et notamment la résorption du rôle social de l’État, ont non seulement accru les facteurs élargissant l’assise sociale potentielle du mouvement intégriste, mais elles ont favorisé son expansion en remplacement de l’État, là où il pouvait agir au grand jour ». L’auteur souligne un fait très important, l’embourgeoisement de la confrérie « qui connut ainsi une véritable mutation sociale, avec de plus en plus de capitalistes jouant un rôle désormais majeur en son sein ».
Gilbert Achcar analyse aussi le bouleversement du paysage médiatique arabe, avec Al Jazeera, donnant la parole à toutes les oppositions de la région, sauf bien entendu aux critiques du régime qatari.

Puis, l’auteur étudie les « Acteurs et paramètre de la révolution ». L’explosion révolutionnaire, replacée dans l’histoire et dans l’étude des conditions sociales, économiques et politiques, n’en découle cependant pas mécaniquement, (le terme de surdétermination utilisé par l’auteur ne me semble pas adéquat). Par contre, au-delà des espérances, des « pronostics optimistes » pouvaient être émis et laisser entrevoir des issues plus ouvertes que lors des explosions des années 1977-1989. L’auteur examine « l’état des candidats potentiels au rôle de facteur subjectif dans la rupture révolutionnaire », en commençant par les forces politiques organisées et en premier lieu celles du « mouvement ouvrier ».

Pour la Tunisie, il souligne le rôle de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), les révoltes du bassin minier de Gafsa en 2008. pour l’Egypte, les grèves ouvrières, dont celle de des 20000 ouvrier-e-s du textile à Mahalla en 2006. Dans ces deux pays, les soulèvements ne furent donc pas « un coup de tonnerre dans un ciel serein », l’activité et l’organisation des salarié-e-s joua un rôle décisif, « C’est cette caractéristique des deux pays – la force relative de leur mouvement ouvrier, vecteur d’une montée des luttes sociales – qui en fit les « maillons faibles » de la chaîne des régimes arabes ». Luttes sociales, luttes démocratiques, mouvement des femmes, l’auteur ajoute les nouveaux acteurs et l’utilisation des nouvelles technologies de communication. Il souligne la place de la liberté d’expression ou des aspirations universelles à l’émancipation, contrairement à Tariq Ramadan qui sur-valorise la « référence islamique ». Mais, il ne faut pas réduire les soulèvements à une sorte de « révolution.com » : « Mais croire que les réseaux ’’virtuels’’ peuvent organiser à eux seuls des révolutions n’est rien d’autre qu’une illusion. Leur efficacité est directement proportionnelle à l’ampleur des réseaux réels tissés dans les mobilisations sur le terrain ».

En Libye et en Syrie, la répression « rendaient impossible une accumulation de luttes », ce qui explique qu’une transformation sociale, même « limitée », nécessite de briser les forces de répression, l’État réellement existant et le recours aux affrontements armés tout au long du processus.

Le chapitre cinq est consacré à des « Bilans d’étape du soulèvement arabe » avec des présentations détaillées pour la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, Bahreïn, la Libye et enfin la Syrie. L’auteur montre que les configurations concrètes sociopolitiques différentes, dont la présence ou non d’un mouvement ouvrier organisé, d’organisations de femmes, d’expériences de lutte, de la solidité de l’appareil de répression, renforcé quelque fois par des mercenaires, expliquent en grande partie les formes et les temporalités des soulèvements. Ce long chapitre est essentiel à l’exploration radicale des révolutions encours.
Gilbert Achcar aborde enfin les « Tentatives de récupération », les visions déformées liées aux défenses des intérêts de l’impérialisme ou d’Israël, la « composition » de l’administration Obama avec les Frères musulmans. L’auteur traite aussi des contradictions de l’impérialisme, de l’OTAN en Libye et en Syrie. Il dénonce, à juste titre, les positionnements sur « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ou les théories du complot, la place maintenue du pétrole et des moyens qui en découlent. J’ai particulièrement été intéressé par les analyses sur les différences entre Khomeiny (Iran) et Morsi (Égypte), la relativisation du « tsunami islamique », la rapidité de la « perte de crédibilité des islamistes » liée entre autres à leurs orientations néolibérales et à leur incapacité à mener des politiques rompant avec ce cadre pour satisfaire les revendications des populations.

En conclusion, l’auteur nous propose de questionner « L’avenir du soulèvement arabe ». Il commence par souligner les différences entre Erdogan (Turquie) et Ghannouchi (Tunisie), celles entre Ennahda (Tunisie) et l’AKP (Turquie), les différences entre Erdogan (Turquie) et Morsi (Egypte), celles entre les Frères musulmans (Égypte) et l’AKP (Turquie) ou entre le capitalisme turc et le capitalisme égyptien. Il souligne une nouvelle fois l’alignement des gouvernementale dits islamiques sur les crédo néolibéraux, leur « entière disposition à se conformer aux conditions du Fonds (FMI) en matière d’austérité budgétaire et autres réformes néolibérales »
Avant d’aborder les « conditions d’une véritable solution », Gilbert Achcar critique à la fois la pensée magique « l’islam est la solution » et son revers orientaliste « l’islam est le problème ».

L’auteur souligne que « la consolidation de la démocratie exige elle-même la présence d’un mouvement ouvrier fort et indépendant » et que pour juger du degré de démocratisation, « les libertés syndicales réelles sont la meilleure pierre de touche ». Tout en partageant cette position, je ne découperai pas les questions sociales suivant les mauvaises habitudes du mouvement ouvrier (occidental, blanc, masculin, etc.). Les questions de démocratie, d’égalité, d’organisation du mouvement ouvrier, dont les syndicats, des mouvements autonomes des femmes, etc. sont des composantes intrinsèquement « conjointes » pour construire des hégémonies sociales capables de s’opposer aux pouvoirs en place.

La dernière phrase du livre est reprise comme titre de cette note : « Le soulèvement arabe n’en est encore qu’à ses débuts »

J’espère que le choix d’insister plus particulièrement sur les contextes, laissant aux lectrices et lecteurs le soin de découvrir la richesse des analyses sur les soulèvements concrets, les « bilans d’étape » et les perspectives, se traduira en « incitation » à la lecture de cet ouvrage.

Quelques remarques complémentaires : si je partage la nécessité d’ancrer les analyses dans les rapports sociaux, donc en prenant en compte les contradictions du capitalisme, comme rapport social, historiquement et « géographiquement » existant, je ne partage pas la réduction économiste de l’auteur autour d’une thématique « marxiste » de l’opposition entre forces productives en développement et mode de production. D’autres questions politiques, au sujet de la Libye, du rôle des soulèvements armés, des aspirations démocratiques, sans oublier les questions autour de la « neutralisation » des micro-monarchies surpuissantes, du dépassement possible du « nationalisme » étroit lié au découpage du début du XXe siècle, etc. pourraient donner lieu à de multiples débats.

Quoiqu’il en soit, il s’agit d’un livre important, dont les analyses détaillées, les propositions ne s’arrêtent pas à la surface des choses mais prennent en compte les contradictions des sociétés concernées, des relations sociales « du soulèvement arabe ». Le surgissement de « l’événement » devient alors compréhensible par son inscription dans le temps et l’espace, « le peuple » n’est ni désincarné, ni homogénéisé ni réduit à des idées.

Du même auteur, voir aussi : Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits, Editions Sindbad 2009, Pour une reconnaissance pleine et mutuelle

Sur les révolutions arabes, compléments possibles :

Benjamin Stora : Le 89 arabe. Réflexions sur les révolutions en cours, Dialogue avec Edwy Plenel, Un ordre d’idées Stock 2011, Être sur une frontière imaginaire, au croisement de plusieurs mondes du Sud et du Nord, reste cependant un atout pour la connaissance comme pour l’action

ContreTemps N°11, troisième trimestre 2011, Editions Syllepse 2011,La réduction de la révolution au phénomène Facebook et à sa dimension démocratique est une lecture impressionniste

Solidaires International, N°7, novembre 2011, Dossier Égypte

Solidaires International, N°8, automne 2012, N’oublier ni les luttes de salarié-e-s ni leurs organisations contre le néo-libéralisme, y compris dans ses versions islamiques

Sur l’Égypte : Sous la direction de Vincent Battesti et François Ireton : L’Égypte au présent. Inventaire d’une société avant une révolution, Editions Sindbad 2011, Un présent réel, loin d’un monolithique orient euro-construit

(1) Gilbert Achcar : Le peuple veut. Un exploration radicale du soulèvement arabe
Sindbad – Actes sud, 2013, 431 pages, 24,80 euros

Didier Epsztajn

Source : http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com