Vous êtes ici : Accueil » Afrique du Nord » Egypte » Derrière la mobilisation politique en Egypte, la question sociale omniprésente

Derrière la mobilisation politique en Egypte, la question sociale omniprésente

D 12 juillet 2013     H 05:20     A Gilbert Achcar, Pierre Puchot     C 0 messages


5 544 manifestations en cinq mois, 42 manifestations par jour. Ces chiffres, extraits d’un rapport cité par le Dailynews Egypt, montrent à quel point l’Égypte bouillonne en cette année 2013. Les chiffres de mars, avril et mai (1 354, 1 462 et 1 300 manifestations) font de ce pays celui qui a connu le plus de mobilisations dans le monde durant cette période. Les deux tiers de ces manifestations concernent des questions économiques et sociales, trop souvent éludées dans la presse au profit des combats politiques.

Professeur à la School of Oriental and African Studies à Londres, le chercheur Gilbert Achcar a publié au printemps 2013 Le Peuple veut (Actes Sud, chroniqué dans Mediapart) dans lequel il tente d’analyser les causes sociales des révolutions ainsi que les structures économiques des pays arabes, et d’anticiper leur évolution.

Pierre Puchot – Pourquoi tant insister sur la question sociale en Égypte, en cette période des troubles politiques majeurs ?

Gilbert Achcar. Il y a une habitude des médias qui consiste souvent à ne prêter attention qu’au politique. En Égypte, la vague de grèves qui a précédé le soulèvement de janvier 2011 est toujours là. On peut voir notamment au travers des communiqués réguliers des syndicats indépendants l’intensité des diverses actions sociales. Durant l’époque nassérienne, l’Égypte avait connu un embrigadement à la soviétique, à la manière de la plupart des régimes dictatoriaux : les libertés et l’autonomie syndicale sont supprimés et les syndicats deviennent directement liés à l’État.

Cette situation avait été maintenue en l’état, malgré toutes les privatisations et mesures de libéralisations économiques prises depuis l’époque du président Sadate. Cela arrangeaient bien le pouvoir de maintenir la classe ouvrière égyptienne sous contrôle en gardant la main sur les syndicats. Avec la vague de grèves impressionnante qui s’est enclenchée à partir de 2005, et qui a atteint un « pic » en 2008, on a vu se former le premier syndicat indépendant en Égypte depuis les années 1950. C’est un syndicat dans un secteur modeste, celui des collecteurs de l’impôt foncier, mais plusieurs dizaines de milliers d’Égyptiens y ont adhérés. Il est devenu le noyau de l’effort en Égypte pour construire un mouvement syndical indépendant, cette organisation ayant réussi à arracher sa légalisation, après moult sit-in devant le parlement, en profitant de la visite d’une délégation du Bureau international du travail (BIT) au Caire. D’autres syndicats ont tenté de faire de même sous Moubarak, sans succès.

C’est pour cela que je n’ai pas cessé de souligner qu’en Égypte, le soulèvement de 2011 n’ était pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Ce fut véritablement le point culminant d’un processus de radicalisation sociale.

Que sont devenues ces forces syndicales au lendemain du renversement du président Hosni Moubarak ?

Les syndicalistes ont pu généraliser leur action, et l’on a vu émerger une nouvelle centrale syndicale, la fédération égyptienne des syndicats indépendants (FITU en anglais), qui a d’ailleurs fait scission quelques mois plus tard, pour aboutir à la création d’une seconde fédération. La FITU revendique aujourd’hui 2 millions d’adhérents. Il y a donc un nouveau mouvement syndical en Egypte, indépendant et très radical, un peu à l’image du syndicat Sud en France, en plus massif évidemment. Ce mouvement syndical est d’ailleurs parvenu à ce que l’organisation internationale du travail (OIT) mette sur liste noire l’Égypte dont le gouvernement Morsi a refusé d’entériner les libertés syndicales reconnues internationalement tout en maintenant un cadre légal répressif et non démocratique. C’est un des aspects de la profonde continuité entre le gouvernement Morsi et le régime Moubarak.

Comment les Frères musulmans, une force politique de masse, agissent-ils auprès des syndicats ?

Les Frères musulmans ont laissé de côté les syndicats indépendants, qui portent une radicalité sociale contre laquelle ils se sont toujours opposés. Ceux qu’ils noyautent, ce sont les syndicat officiels, dont ils essaient même de s’emparer en plaçant leurs membres aux postes-clés. C’est la raison pour laquelle ils souhaitent maintenir ce cadre légal antidémocratique. En outre, les syndicats officiels – auxquels l’adhésion était obligatoire sous l’ancien régime, et que l’on voudrait maintenir dans ce même statut – ont incomparablement plus de moyens que les indépendants, et surtout la FITU.

Depuis la chute de Moubarak, les Frères musulmans ont toujours condamné ce qu’ils désignent comme « des grèves catégorielles », une manière d’opposer l’intérêt de la classe ouvrière égyptienne à l’intérêt national.

Depuis 2011, quelles sont les grandes luttes et gains sociaux des forces indépendantes ?

Les grèves touchent ou ont touché presque tous les secteurs, privés comme publics, de l’industrie comme des services. Il y a eu une grève considérable des transports publics. Tous les jours se mènent des batailles dans les entreprises privées ou publiques du pays. Une des grandes revendications porte sur les salaires minimum, mais aussi maximum, car c’est l’une des particularités de l’histoire syndicale égyptienne que d’avoir imaginé un salaire maximum.

Mais il n’y a pas eu récemment de bataille sur un thème unificateur au niveau national. Les luttes sociales sont pour l’heure davantage sectorielles ou locales, que nationales.

Quelle politique économique et sociale a été appliquée par les Frères musulmans ?

Il y a une continuité entre l’ancien régime, la transition des militaires et cette année de gouvernement Morsi. Sur le plan social et économique, il n’y a eu aucun changement. Le gouvernement formé par Morsi s’est inscrit dans la ligne des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) dont il partage le diagnostic sur le pays et la nécessité de déréguler. Le gouvernement a donc accepté les conditions du FMI pour obtenir des prêts, mais, dans le contexte politique actuel, il n’est pas en mesure de les imposer. Ce fut notamment le cas pour la suppression de la subvention aux produits de premières nécessités : il y a eu une tentative de la faire passer, mais elle fut vite anéantie par un démenti publié sur la page Facebook de Morsi annulant les mesures annoncées par son gouvernement quelques heures auparavant. Les négociations avec le FMI sont donc au point mort.

Le gouvernement est coincé dans sa logique néolibérale, et tente de gagner du temps jusqu’à la prochaine échéance électorale, grâce notamment aux prêts du Qatar. Dans un pays qui vit un tel bouillonnement social – où le capitalisme est davantage concentré vers le profit rapide que vers le développement industriel ou durable – une logique économique qui considère que le pivot, c’est le secteur privé, est forcément vouée à l’échec. Car il n’y a pas les conditions qui permettraient au secteur privé de relancer les investissements et l’économie dans son ensemble.

En outre, les Frères musulmans ne sont pas sortis de leur logique d’actions caritatives, qui leur permettent d’évacuer les questions des droits sociaux et celle du rôle de l’État dans la justice sociale et la relance économique. Cette logique entre en collision avec le diagnostic que vous faites d’un sousinvestissement chronique des économies du Maghreb et du Moyen-Orient depuis plusieurs décennies, et de l’Égypte en particulier. Sur la base des chiffres des institutions internationales, et dans une démarche comparative avec les autres ensembles géographiques de l’espace afro-asiatique, on voit bien qu’il y a un blocage du développement dans le monde arabe sur les dernières décennies, au moins depuis les années 1970. Ce blocage est générateur d’un chômage record, notamment chez les jeunes, une caractéristique de la région et l’une des raisons fondamentales de l’explosion sociale et des révolutions en cours.

En cherchant où se situe le problème, on voit que ce frein au développement est en rapport avec un taux d’investissement nettement plus bas dans la région qu’ailleurs. Et ce faible taux est dû à un retrait de l’État depuis le tournant des années 1970, selon une logique qui donne la priorité au secteur privé. Sauf que dans les pays arabes, et en Égypte en particulier, le secteur privé n’a pas répondu à l’appel, du fait de sa nature même et de sa logique de profit à cours terme. Voilà le fond du problème : quelle que soit la perspective politique que l’on privilégie, l’Etat a un rôle central à jouer dans la relance économique et le développement, ne serait-ce que pour créer les conditions de l’émergence d’un véritable secteur privé, capable et désireux d’investir dans le pays.

Au lieu de s’endetter à hauteur de 18 milliards de dollars auprès du Qatar, le gouvernement devrait se tourner vers les fonds dont dispose déjà le pays. Les milliards accumulés par détournements des fonds publics sous Moubarak par les grandes familles auraient pu être nationalisés avec le consentement de l’opinion publique. Au lieu de cela, les militaires, puis les Frères musulmans, ont négocié des compromis avec ces grandes familles, pour poursuivre dans la même logique économique.

L’opposition politique égyptienne actuelle est-elle en mesure de se saisir de ces enjeux ?

C’est tout le problème que constitue une opposition très bigarrée. Le Front du salut national est extrêmement hétérogène : il va d’un pan de l’ancien régime représenté par Amr Moussa, à Al Baradeï, qui n’a pas véritablement de programme économique, jusqu’ à Hamdine Sabahi, le troisième homme de la présidentielle, un nassérien de gauche. Les perspectives sont donc très différentes, et on l’a vu lors de la dernière visite du FMI au Caire : tandis que les partisans de Sabahi manifestaient contre la délégation internationale, Amr Moussa reprochait au gouvernement de ne pas mettre en pratique les recommandations du FMI. Sur la question sociale, c’est donc le grand écart. C’est d’ailleurs ce qui, à mon sens, limite la crédibilité de ce front, et permet aux partisans des Frères musulmans de mettre tout le monde dans le même sac sous l’étiquette de l’ancien régime.

Tout le paradoxe actuel est là : alors que la question sociale est le terrain sur lequel les Frères musulmans sont les plus faibles, ce type d’opposition est pour l’heure incapable de proposer une alternative cohérente.

Source : http://www.mediapart.fr