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Egypte : Notes de conjoncture aprés les élections

D 11 décembre 2011     H 13:24     A     C 0 messages


Beaucoup d’Égyptiens ont bien rigolé ( jaune ?) vendredi soir lorsque
Abdel Moez Ibrahim le représentant de la haute commission électorale a
annoncé les résultats des législatives pour la première des trois
régions d’Égypte qui a voté en début de semaine. Après quelques phrases
pompeuses du genre "on n’a jamais atteint une telle participation depuis
les pharaons" ( on votait du temps des pharaons ?) il a donné les
chiffres de la participation, 62%, quelques noms d’élus pour les
scrutins individuels (il y a en même temps deux types de scrutin,
individuel et collectif) puis, au moment de donner les résultats
collectifs, ceux des partis, les plus significatifs et qui donneront les
2/3 de l’Assemblée législative, il a dit qu’il avait un coup de barre,
qu’il était fatigué, vidé d’énergie et il est parti en disant que ceux
que ça intéressait trouveraient les résultats un de ces jours sur
internet, sinon ils pouvaient toujours aller voir ce que disaient les
partis et journaux !

Quand on regarde ses 62% de participation et qu’on le compare aux
chiffres qu’il a donné, on a 7 931 148 suffrages exprimés, 517 967 nuls
et "environ" 14 millions d’électeurs. "L’environ" se comprend puisque
peuvent voter tous les égyptiens de plus de 18 ans qui ont une carte
d’identité, mais on ne sait pas bien combien il y en a. Certains disent
que l’Egypte à 81 millions d’habitants, d’autres, les plus nombreux,
disent 85, mais certains vont jusqu’à dire 100 millions. Et il y a un
certain nombre d’égyptiens qui n’ont pas de cartes d’identité ou des
fausses, comme par exemple tous ceux issus des enfants des rues dont on
estimait le nombre en 2010 à environ 1 million.
Mais si l’on se sert des propres chiffres des autorités égyptiennes
ci-dessus, je ne trouve pas 62% mais 53%. Je ne suis pas bon en
mathématiques mais c’est quand même plus proche du chiffre donné par
l’agence de presse allemande Reuters qui annonce 50% ( de source
officieuse bien informée selon eux). Et puis les autorités égyptiennes
ont aussi annoncé 70% de participation dans le vote des égyptiens de
l’étranger (qu’on estime de 6 à 10 millions). Mais pour la France par
exemple où on estime les égyptiens à 170 000, les votants étaient un peu
plus de 4 000, ce qui fait 2,3% et pas 70%. Leurs 70% s’appliquent en
fait aux inscrits auprès des ambassades. Or les égyptiens de l’étranger
n’ont été averti qu’ils pouvaient voter qu’à la mi-novembre. Les
autorités ne le voulaient pas, craignant ce vote. Ce n’est qu’à la
dernière minute, sous la pression qu’elles ont cédé. Mais pour
s’inscrire auprès des ambassades dans les quelques jours qui leur
restaient, il leur fallait une nouvelle carte d’identité donnée ...avant
septembre ! Ce qui fait qu’au total les 70% se réduisent à quelques 7 à
8% au total des votants de l’étranger. Aux USA on pouvait faire un vote
électronique mais le jour du vote, les services administratifs étaient fermés,
ce qui évidemment ne facilite pas les choses.

Or il faut savoir que dans la plupart des pays occidentaux, les égyptiens
qui ont fui leur pays, sont plutôt de gauche ou laïcs.
Par contre dans les pays du Golfe, le vote des égyptiens a été
massif et aux 2/3 pour les partis islamistes. Pourtant là-bas, les
patrons confisquent les cartes d’identité. On se demande comment ils ont
pu voter.
53% de participation environ donc dans un pays où le vote est obligatoire (
il y a une amende équivalente à un mois ou plus de salaire) ce n’est pas
considérable même si ça ne décrédibilise pas totalement le vote par
rapport aux mascarades de vote qui avaient lieu sous les gouvernements
précédents. Évidemment il y a eu des tricheries, plus de 1 000
plaintes : à Alexandrie par exemple dans deux bureaux de vote, il y
avait plus de bulletins de votes dans l’urne qu’il y a d’habitants
recensés. 15 urnes électorales ont été brûlées, 90 n’ont pas été
comptabilisées étant donné les malversations, etc... et les tricheries
étaient presque toujours le fait des Frères musulmans ou des partis
Salafistes.

Combien y aurait-il eu de votants si ça n’était pas obligatoire ? 40,
35, 30% ? On ne sait pas bien sûr, par contre on sait que la
participation a été bien plus faible dans les quartiers les plus
pauvres. Si on compare - pour ce qui est comparable bien sûr - avec le
second tour des régionales de 2010 en France qui a donné un chiffre
voisin de participation de 51%, cela signifiait dans certains bureaux de
vote de quartiers populaires des taux d’abstention de 80 ou 90%. En
est-il de même en Égypte ? C’est bien possible. En tous cas, il serait
intéressant d’avoir le taux de participation des ouvriers et des jeunes
qui doit être parmi les plus bas en sachant que 50% de la population
égyptienne a moins de 25 ans et que les 15-24 ans, les plus actifs dans
la révolution, représentent 20% de la population.

Au delà de la participation, pas si importante, les Frères musulmans,
suivi du parti salafiste, la Lumière, se proclament grands vainqueurs avec
respectivement 40 et 20% des voix . Même si leurs chiffres sont sûrement
contestables, leur succès par contre ne l’est pas. Pourquoi ont-ils
gagné alors qu’ils n’ont pas vraiment participé à la révolution et que
la révolution s’est déroulée en dehors de toute préoccupation religieuse ?

On trouve là probablement les mêmes raisons globales qu’en Tunisie. Le
sens général du vote donné par quasiment tous les partis a été un État
"religieux" ou "laïc". Sauf pour l’extrême gauche mais quasi inexistante
et les partis islamistes qui seuls, d’une part étaient présents auprès
de la population ( alors que les autres se contentaient de la télé, des
journaux ou d’internet) et d’autre part, étaient les seuls à avoir un
programme social concret qui s’adresse à la population face à ses
difficultés économiques. Un programme de charité, certes, mais qui rend
service car ils organisent des marchés de nourriture moins chers,
disposent de dispensaires de santé, font la circulation automobile,
ramassent les ordures, et, pendant la campagne électorale ont multiplié
ces activités par des soins gratuits, des cours de soutien scolaires à
domicile gratuits, des distribution de médicaments, de nourriture,
notamment de viande, etc. La société égyptienne est très islamisée par
ce biais. Ainsi ils pouvaient séduire une partie pauvre et arriérée.
C’est l’État des militaires qui a islamisée l’Egypte ainsi depuis environ
30 ans avec la vague de mondialisation libérale qui a détruit le peu de
protections sociales d’État et de services publics, les militaires les
laissant glisser dans les mains des mosquées. En même temps que l’armée
islamisait d’autorité le pays à partir de la moitié des années 1970 en
offrant par exemple une somme d’argent aux parents qui voileraient leurs filles,
en faisant de la Charia en 1980 l’article N°2 de la constitution : "l’islam
est la religion de l’État, la charia est la source de la législation",
en rendant obligatoire en 2006 l’attribution d’une religion sur les
cartes d’identité, musulman, chrétien ou juif. On nait musulman et on ne
peut pas être athée ou boudhiste. En cas de second mariage avec des enfants
chrétiens seuls les enfants musulmans peuvent hériter. En justice la parole
d’un musulman vaut celles de deux chrétiens. On ne peut pas quitter la religion
musulmane sous peine de mort. Même si pour ce dernier point, la justice civile
ne condamne qu’à la prison ou à des amendes pour "trouble à l’ordre public",
si un imam quelconque au nom de l’interprétation musulmane déclare la mort ,
n’importe quel illuminé de dieu peut tuer celui qui a quitté la religion
musulmane, ce qui est arrivé à un certain nombre d’intellectuels ou
artistes. Cette islamisation de la société, c’est donc l’armée qui l’a faite,
pour ajouter une police des mœurs quand son autorité issue de
l’indépendance s’essoufflait, même si par ailleurs elle persécutait les
Frères musulmans pour leurs ambitions politiques. Par contre elle
finançait les groupes salafistes pour diviser et affaiblir les Frères musulmans.

Les partis islamistes ont donc bénéficié de cette situation.
D’une part la société s’islamisait, d’autre part ils héritaient des
services sociaux, enfin ils étaient persécutés apparaissant aux yeux des
gens comme des victimes honnêtes de l’armée.
Devant l’absence d’une gauche sociale s’adressant aux problèmes de la
population, car la cause principale de la révolution a été le "pain" ,
ils ont un boulevard. De plus, une autre partie de la population qui a
le plus d’intérêts à la stabilité et à l’arrêt de la révolution à ce stade
a pu se retrouver en eux qui sont aussi des grands patrons et qui sont les
premiers à dénoncer les grèves.

Les nouveaux syndicalistes issus de la révolution n’ont pas pu se
présenter aux élections au titre "d’ouvriers" ( certains sièges
sont réservés aux ouvriers et aux paysans) parce que pour être
"ouvriers" officiels, il faut être présenté par l’ancien syndicat
totalement aux ordres de Moubarak. Il est interdit de faire des partis
sur une base de classe. Et depuis le mois de mars les grèves sont
interdites (même si de fait l’armée n’a pas l’autorité suffisante pour
les empêcher). Les industriels égyptiens disent que la situation
économique va très bien, ils ont un seul problème, les grèves. Après les
élections législatives, le ministère de l’industrie a déclaré : "les
élections ont sauvé le pays". Autrement dit, les élections ont empêché
le deuxième soulèvement de la place Tahrir de s’étendre et les
islamistes sauront empêcher les grèves. Par ailleurs des courants
proches des islamistes, juste au lendemain des élections, ont appelé à
une marche du million pour sauver l’économie (contre les grèves). C’est
clair, et contre l’argument de la stabilité nécessaire à l’économie, les
partis libéraux et même bien des jeunes révolutionnaires démocrates de
la place Tahrir sont entièrement d’accord et le répètent donnant ainsi
du crédit à ceux qui sont le mieux placés, les plus à même d’amener de
la stabilité, les Frères Musulmans. On a ainsi aujourd’hui sur la place
Tahrir une discussion sur ce sujet, faut-il quitter la place Tahrir pour
donner de la stabilité économique au pays ? Certains groupes organisés de
jeunes étant le plus souvent à droite sur ce terrain des gens rassemblés
sur la place.

On touche là à la principale difficulté. Les jeunes révolutionnaires
démocrates ne s’intéressent guère aux grèves et aux ouvriers. Et les
ouvriers n’arrivent pas, pour le moment, à se construire une conscience
politique, même s’ils mènent de nombreuses luttes. C’est là la clef du
problème.

C’est pour ça que les américains et les militaires ont demandé à
Moubarak de quitter le pouvoir quand ils ont vu que trois jours de
généralisation des grèves risquaient de déboucher sur une véritable
grève générale où les ouvriers auraient pu prendre conscience de leur
force et de leurs intérêts. C’est le sens de leurs interdictions de
partis de classe, de leur interdiction des grèves, des candidatures
ouvrières, du fait qu’ils cèdent aux revendications dés que, comme en
septembre ou octobre, les grèves menacent de prendre un caractère
d’ensemble, ou qu’ils poussent un soupir de soulagement quand les
élections législatives empêchent le deuxième soulèvement de la place
Tahrir en novembre contre le pouvoir de l’armée de s’étendre à
une deuxième révolution où les pauvres, les ouvriers et les employés
vireraient tous les petits Moubarak des usines ou des administrations,
car ces petits Moubarak sont souvent des militaires et des islamistes
qui sont les deux principaux pouvoirs économiques en Égypte.

Mais il est sûr que cette révolution ne fait que commencer, et que comme
en Tunisie, où les mouvements ont repris de plus belle après les
élections, les travailleurs égyptiens retrouveront rapidement le chemin
de la lutte, ces élections ne seront qu’une péripétie vite oubliée. Il
est même probable qu’au fil du temps, les élections devant durer jusqu’à
la fin du printemps 2012, qu’elles perdront tout crédit avant d’arriver
au bout. De plus les travailleurs arriveront à se forger une conscience
de classe ainsi que les organisations qui vont avec, aidés en cela par
la situation internationale qui leur retournera probablement l’aide
politique qu’ils ont donné au monde par leur révolution. Les nouvelles
luttes en Tunisie par exemple discréditant le pouvoir islamiste. Ou
encore un soulèvement des ouvriers en Chine du sud comme aujourd’hui
qui est peut-être un des premiers signes d’une conscience de classe
internationale en train de renaître.

Le 4.12.2011