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Le mouvement ouvrier égyptien face à une culbute ?

D 6 janvier 2012     H 05:06     A Yassin Gaber     C 0 messages


Des données statistiques, datant de 2010, indiquent que six Egyptiens sur dix gagnent moins de 3135 francs (CHF) – ou 3333 dollars – par année. Ces données corroborent les résultats d’une enquête faite par l’Egypt’s Information and Decision Support Center (IDSC) qui démontrait que 43% des familles disposent d’un revenu insuffisant pour faire face à leurs besoins sociaux les plus élémentaires. Autrement dit, ils vivent – pour reprendre un indice inadéquat mais « normalisé » par la Banque mondiale – dans une situation de « pauvreté » ou « d’extrême pauvreté ». Pour ce qui est de cette dernière classification, elle renvoie à un revenu de moins de 2 dollars par jour. De 1996 à 2005 – derniers chiffres disponibles – deux Egyptiens sur dix « disposaient » d’un revenu inférieur à cette limite de la survie. Pauvreté et relégation sociale fournissent un terreau mis à profit par diverses forces islamistes qui déploient un réseau de structures et d’initiatives caritatives.

En même temps, au sein de secteurs de salarié·e·s, des mobilisations, des grèves importantes et un nouveau type d’organisation syndicale s’étaient affirmés antérieurement au 25 janvier 2011, date symbolique marquant le début du « processus révolutionnaire » en Egypte. Ces luttes avaient pris leur essor dans des secteurs tels que : la sidérurgie, les transports, les hôpitaux, le textile, les travailleurs de la zone du Canal de Suez, l’enseignement, l’administration fiscale, etc. Elles portaient souvent sur l’exigence d’augmentation du salaire, tout en mettant en relief des revendications démocratiques.

La création de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU) a marqué une rupture fondamentale avec les structures syndicales mises en place par le régime en 1957, c’est-à-dire la centrale unique ayant pour nom Fédération syndicale égyptienne (ETUF). L’appel à la grève générale lancé par l’EFITU, le 30 janvier 2011 – une grève très suivie – a joué un rôle déterminant dans la chute de Moubarak. L’EFITU, lors de sa conférence officielle de fondation, a demandé la dissolution de l’ETUF et la saisie de ses fonds. Cette conférence se tenait dans les locaux du syndicat des journalistes.

Dans le contexte socio-politique présent, le contrôle de certaines associations professionnelles – entre autres dans des secteurs comme celui des médecins ou des pharmaciens – est l’enjeu de batailles politiques dans lesquelles les Frères musulmans mettent à profit une force organisationnelle qu’ils utilisaient déjà, entre autres dans ces milieux, sous le régime de Moubarak. Lorsque s’organisent des forces opposées – comme les « Médecins sans droits » – la prise de contrôle de ces « syndicats » par les Frères musulmans est mise en échec, comme l’illustrent les élections du « syndicat » des médecins d’Alexandrie.

Toutefois, pour ce qui a trait aux syndicats plus liés directement à des secteurs de salarié·e·s ayant engagé des luttes d’ampleur, la contre-offensive organisationnelle peut aussi venir des cercles issus de l’ancien régime et ayant des liens avec l’institution qui centralise encore le pouvoir en Egypte : le Conseil suprême des forces armées (CSFA). C’est ce que décrit, ici, Yassin Gaber, en date du 8 décembre 2011 dans Ahramonline. Un point de vue qui mérite d’être porté à la connaissance de nos lecteurs et lectrices, afin qu’ils puissent saisir une facette peu éclairée d’un affrontement social et politique en cours, aux multiples dimensions, qui ne peut être totalement séparé des résultats électoraux. (Rédaction A l’Encontre)

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Une vague de grèves et d’actions menées par les travailleurs a alimenté et permis le soulèvement de 18 jours en Egypte. Le mouvement ouvrier naissant, prenant peu à peu de l’assurance, a déclaré unilatéralement la création d’une Fédération syndicale indépendante (EFITU) afin de s’opposer à son homologue dirigée par l’Etat. Il a donc engagé des actions visant à démanteler le pouvoir et la structure du syndicat d’Etat (ETUF). Mais, récemment, les travailleurs d’Egypte et les syndicalistes se sont retrouvés à devoir se battre pour préserver ce qu’ils viennent de gagner.

En mars 2011, le ministre de la Main-d’œuvre et des Migrations d’Egypte, Ahmed Hassan El-Borai, avait annoncé le droit pour les travailleurs égyptiens d’établir leurs propres syndicats et leurs fédérations, une action saluée par l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Mais une nouvelle législation syndicale est sur le point d’être introduite par les dirigeants militaires d’Egypte : le Conseil suprême des forces armées (CSFA).

Au mois d’août 2011, en vertu de l’application d’un jugement datant de 2006, la direction de la Fédération syndicale égyptienne (ETUF), dirigée par l’Etat, était dissoute. Cependant, ces avancées ont été freinées par la confiance que le gouvernement continue à accorder à des membres de la vieille garde pour ce qui concerne la mise en place de nouvelles structures. On a ainsi, selon les propos de Hisham Fouad, un membre fondateur du Parti démocratique des travailleurs, une perspective gouvernementale qui est « contre-révolutionnaire et opposée aux avancées des travailleurs ». On doit ajouter à cela le refus de consulter directement les syndicalistes indépendants, ce qui constitue, pour lui, la preuve d’une intransigeance plus profonde et démontre le désir du CSFA au pouvoir d’étouffer le mouvement syndical indépendant.

La décision prise par l’ancien premier ministre Essam Charaf [ancien ministre des Transports en 2004-2005, puis premier ministre du 3 mars au 7 décembre 2011] de dissoudre la direction de l’ETUF et de geler les avoirs de ce syndicat étatique a constitué un moment fort important pour les syndicalistes indépendants. Mais une réalité donnant à réfléchir a suivi immédiatement. Un Comité de pilotage – composé de syndicalistes indépendants, de syndicalistes liés à l’Etat et de représentants des Frères musulmans – a été chargé d’examiner les affaires financières du syndicat ETUF. Cette direction de facto a commencé par mettre son nez dans des rapports établis par l’Organisation centrale d’audit : des rapports qui font état de centaines d’infractions et d’irrégularités financières liées autant à l’ETUF qu’à d’autres organisations chapeautées par cette centrale officielle.

Des syndicalistes dont on s’est aperçu qu’ils étaient impliqués dans des opérations financières illicites étaient censés être déférés devant le procureur général ; mais des intérêts bien précis se sont élevés pour bloquer cette voie… Le Comité de pilotage a ainsi été paralysé à cause de sa composition incluant des factions multiples…

Une coalition de quatre Fédérations – le syndicat des travailleurs du pétrole, le syndicat des travailleurs des minoteries, le syndicat des travailleurs du transport maritime et celui des transports – a fait grève à la mi-novembre 2011, appelant à la dissolution du Comité de pilotage désigné par le gouvernement. Des membres de cette direction autoproclamée ont essayé, sans succès, d’écarter la tête de ce Comité, à savoir Ahmed Abdel Zahir. C’est un transfuge de la direction dissoute de l’ETUF et un associé de la personne qui était à sa tête auparavant, Hussein Mégaouir. Il y a quelques mois, ce célèbre homme d’affaires avait été accusé d’avoir joué un rôle dans la « Bataille du Chameau », du 2 février 2011 [en attaquant les personnes occupant la Place Tahrir]. [L’ex-trésorier de l’ETUF, Samir Sayad, était devenu le patron d’une des plus grandes entreprises de peinture d’Egypte, jouissant des appuis du clan Moubarak.]

Lorsque le ministre El-Borai s’est vu incapable de mettre fin à la grève, il a prononcé la dissolution du Comité de pilotage et l’a remplacé par un autre composé de personnalités de l’ancienne direction, des associés de Mégaouir. « Nous avons régressé. La situation est maintenant exactement la même que lorsqu’il y avait Hussein Mégaouir », affirme Wael Habib, membre de ce Comité de pilotage.

Hisham Fouad pense que pour le CSFA ce changement constitue une réponse à la vague de grèves qui a secoué l’Egypte en septembre 2011. « Le CSFA s’est senti avoir un certain contrôle et pouvoir réprimer le mouvement ouvrier grandissant », affirme Fouad.

Après l’imposition d’un nouveau comité de direction de l’ETUF, El-Borai a annoncé, le 28 novembre 2011, que la nouvelle Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU) était d’accord de rejoindre l’ETUF, dirigée par l’Etat. Cette déclaration a provoqué beaucoup de bruit et envoyé des signaux selon lesquels le gouvernement ne voulait plus du pluralisme syndical et des libertés syndicales. Bien que confusion et spéculation aient été bon train, il s’avère qu’un tel consensus entre les syndicats indépendants et leurs homologues affiliés à l’Etat n’a jamais existé.

« Nous ne nous engagerons par à leurs côtés sur quoi que ce soit. Nous rejetons la notion même d’un syndicat dirigé par l’Etat », a déclaré Fatma Ramadan, membre de la direction de l’EFITU et militante syndicale.

Fatma Ramadan a été contrainte de retirer sa candidature pour les élections de l’Assemblée du Peuple (la chambre basse du Parlement), après que les tribunaux administratifs des gouvernorats de Gizeh et de Menoufiya ont refusé d’accepter des candidats ayant reçu leur statut de travailleurs de la part du syndicat indépendant [à côté des listes de partis, existent des listes permettant l’élection – par quota – d’un représentant des « professionnels » et d’un représentant du « bloc ouvrier-paysan »]. Selon Fatma Ramadan, l’EFITU a autorisé la candidature de 300 à 400 « ouvriers » pour les élections en trois phases [de décembre 2011 à janvier 2012] de l’Assemblée du Peuple d’Egypte. Parmi eux, on a retiré à environ dix syndicalistes, dont Fatma Ramadan, le droit de participer aux élections en tant que représentant du « bloc ouvrier-paysan ».

Par un décret du 20 juillet 2011, le CSFA au pouvoir a maintenu en vigueur un système de quotas vieux de 47 ans concernant la représentation des ouvriers et des paysans aux deux chambres du Parlement égyptien. Les syndicalistes sont divisés sur le fait de savoir si ce système de quotas doit être considéré comme relevant d’un reste de l’ancien régime ou s’il doit être revu, corrigé : « Le quota de 50% pour les ouvriers et paysans est fait pour protéger les secteurs dominants : c’est bien de donner une voix aux démunis, mais lorsque le quota est utilisé pour remplir le parlement d’hommes d’affaires et de techniciens… Qui pensez-vous que ceux-ci vont défendre : eux-mêmes ou les travailleurs ? » demande Fatma Ramadan.

Saud Omar, un membre du Syndicat des travailleurs de l’Autorité du Canal de Suez et candidat pour les travailleurs à Suez, pense que le quota de 50% doit être maintenu. Mais pour éviter une mauvaise utilisation de ce système, une nouvelle loi devrait être établie afin d’assurer que les représentants élus provenant des rangs des ouvriers défendent ces derniers, véritablement. « Le Parlement ne parle pas vraiment pour le peuple. Les millions de gens qui descendent dans les rues sont la preuve de cela et ils nient le rôle supposé du parlement, mais nous devons encore travailler sur ces schémas politiques », dit-il.

Alors que les premières élections post-Moubarak mettront en place ce parlement dont certains observateurs disent qu’il sera le premier parlement légitime depuis les années 1930, sa composition déterminera à un certain degré le cours du mouvement ouvrier.

Les résultats de la première phase révèlent de forts gains électoraux pour le bras armé des Frères musulmans, le Parti de la Justice et de la Liberté (FJP), et pour le parti des salafistes : Al-Nour. Même si deux phases des élections restent à faire [l’article a été écrit avant que commence la deuxième phase, le 14 décembre 2011], beaucoup d’observateurs pensent qu’une prise de pouvoir parlementaire islamiste est maintenant inévitable.

Si les islamistes arrivent au pouvoir, le mouvement des travailleurs peut s’attendre à rencontrer certains obstacles. Le FJP a accepté l’opposition du CSFA aux grèves, faisant même un pas de plus lorsqu’il a essayé de forcer la grève des enseignants à prendre fin dans certains gouvernorats, en septembre passé. Le parti Al-Nour a clairement adopté une ligne antigrève, en qualifiant de telles actions d’« indésirables », pour le moment. Le seule liste partisane « libérale » à avoir obtenu des résultats substantiels au premier tour était le Bloc Egyptien [coalition qui inclut le Parti des Egyptien libres, le Parti social-démocrate égyptien et le Parti Al-Tagammou, issu en partie du Parti communiste]. Les Egyptiens Libres – la force dirigeante du Bloc – ont également une position défavorable aux travailleurs. Ils l’ont démontré clairement lorsqu’ils ont, de suite, déclaré leur soutien à la loi antigrève adoptée en juillet 2011 par le CSFA.

Quoi qu’il en soit, certains militants syndicaux sont résolus : « Nous ne sommes pas découragés par les élections parlementaires ; la bataille pour le parlement est seulement une partie de la bataille. C’est dans la rue que se trouve notre principale bataille. Nous exigeons : le droit de nous syndiquer librement ; la suppression de la loi qui criminalise les grèves ; l’établissement d’un salaire minimum et maximum ; le redémarrage des usines mises à l’arrêt et la réembauche des ouvriers ; une augmentation des retraites et une couverture médicale adéquate », déclare Fatma Ramadan.

Selon l’avocat du travail et membre des Socialistes Révolutionnaires, Haitham Mohamedein : « Le véritable enjeu se trouve dans la loi. » Spécifiquement, la Loi No 35 (1976) qui constitue la base des règles ayant trait à la structure et au système des élections de l’ETUF, dirigé par l’Etat, parmi d’autres organisations centrales. La décision de la junte militaire au pouvoir de suspendre le projet de loi – approuvé par le ministre de la Main-d’œuvre et des Migrations (Al-Borai) et ensuite par le gouvernement de Charaf – est le cœur de l’affaire, pense Mohamedein. Cette législation permettrait, pour la première fois depuis les années 1950, le pluralisme syndical et donnerait la liberté aux ouvriers et aux professionnels de former chacun leurs propres associations et syndicats. Des associations et des syndicats forts constitueraient un défi pour un système qui cultive la corruption, l’oligarchie et l’inégalité sociale.

Les Frères musulmans se sont toujours battus pour le contrôle des syndicats et des associations professionnelles, déclare l’avocat du travail. Et ils approcheront la question de l’ETUF de la même manière. « Le FJP veut que la centrale syndicale soit sous leur commandement et ils contrôleront les fédérations par le biais des élections : des élections encadrées par la Loi No 53. Ce n’est pas dans leur intérêt de changer radicalement cette loi. Le mouvement des travailleurs est une source d’anxiété pour les hommes d’affaires comme pour les Frères musulmans. Ils pourraient peut-être chercher à amender la loi, mais ne permettraient pas les mêmes libertés que la loi qui a été suspendue. » (Traduction A l’Encontre)

Par Yassin Gaber

Source : http://alencontre.org