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L’UE risque d’alimenter les violations des droits des réfugiés et des migrants en Libye

D 24 juin 2016     H 05:40     A Amnesty International     C 0 messages


L’Union européenne (UE) projette de coopérer plus étroitement avec la Libye en matière de migration, au risque de favoriser les mauvais traitements endémiques et la détention pour une durée indéterminée, dans des conditions terribles, que subissent des milliers de réfugiés et de migrants, a déclaré Amnesty International.

En mai, faisant suite à une demande du nouveau gouvernement libyen, l’UE a annoncé son plan axé sur la prolongation pendant un an de l’opération Sophia, sa mission navale de lutte contre le trafic d’êtres humains en Méditerranée, et sur la formation des garde-côtes libyens, associée au renforcement de leurs capacités et au partage d’informations. Cependant, les témoignages recueillis lors de missions de recherche en Sicile et dans les Pouilles révèlent des atteintes aux droits humains commises par les garde-côtes libyens et dans les centres de détention pour migrants en Libye.

Amnesty International s’est entretenue avec 90 personnes qui ont survécu à la dangereuse traversée depuis la Libye jusqu’en Italie ; au moins 20 réfugiés et migrants ont raconté s’être faits tirer dessus et frapper lorsqu’ils ont été récupérés par les garde-côtes ou avoir subi des actes de torture et d’autres mauvais traitements dans les centres de détention. Les garde-côtes libyens ont notamment abandonné une embarcation en train de couler, sans venir en aide aux 120 passagers qui se trouvaient à son bord.

« L’Europe ne devrait pas envisager des accords de coopération avec la Libye en matière de migration s’ils se traduisent, directement ou indirectement, par de telles violations des droits humains. Elle a déjà montré sa volonté d’empêcher les réfugiés et les migrants de venir sur le continent à n’importe quel prix ou presque, en reléguant les droits fondamentaux au second plan, a déclaré Magdalena Mughrabi, directrice adjointe du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient d’Amnesty International.

« Bien sûr, il faut améliorer les capacités de recherche et de secours des garde-côtes libyens afin de sauver des vies en mer, mais la réalité pour l’instant, c’est qu’ils interceptent et renvoient des milliers de personnes dans des centres de détention, où elles subissent tortures et autres violences. Le soutien de l’UE ne saurait contribuer à perpétuer les terribles violations des droits humains que les étrangers en Libye cherchent à fuir à tout prix. »

Le 7 juin, la Commission européenne a annoncé son projet de renforcer la coopération et les partenariats avec des pays tiers clés dans la région afin de gérer les flux migratoires. La Libye se place parmi les pays prioritaires.

Malgré les violences et l’anarchie qui règnent en Libye, où des conflits armés ont éclaté une fois encore en 2014, des centaines de milliers de réfugiés et de migrants, pour la plupart originaires d’Afrique subsaharienne, continuent de s’y rendre, fuyant la guerre, les persécutions ou la misère dans des pays tels que l’Érythrée, l’Éthiopie, la Gambie, le Nigeria et la Somalie, en général dans l’espoir de gagner l’Europe. D’autres vivent en Libye depuis des années mais veulent partir car, sans la protection d’un gouvernement, ils vivent dans la peur constante d’être arrêtés, frappés et dépouillés par des gangs locaux ou la police.

Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), plus de 2 100 personnes ont perdu la vie en tentant de faire la périlleuse traversée vers l’Italie au cours des cinq premiers mois de l’année 2016. Plus de 49 000 ont réussi à atteindre l’Italie – toutes ou presque ont été secourues par les forces navales européennes, des ONG et des navires marchands.

Violations des droits humains imputables aux garde-côtes libyens

Au moins 3 500 personnes ont été interceptées en mer par les garde-côtes libyens entre le 22 et le 28 mai 2016 et transférées vers des centres de détention.

Abdurrahman, Érythréen âgé de 23 ans, a raconté les violences subies lorsque l’embarcation surchargée sur laquelle il se trouvait – pouvant accueillir 50 passagers, elle en transportait 120 – a été interceptée par des garde-côtes libyens en janvier 2016.

« Ils ont fait descendre tout le monde et nous ont frappés avec des tuyaux en plastique et des bâtons... Ils ont tiré une balle dans le pied d’un homme : il était le dernier à quitter le bateau, alors ils lui ont demandé où était le conducteur, et lorsqu’il a répondu qu’il n’en savait rien, ils ont dit : " Alors, c’est toi le conducteur ", et lui ont tiré dessus », a-t-il raconté.

Un autre Érythréen, Mohamed, 26 ans, a raconté que les garde-côtes libyens qui les ont interceptés ont plus tard abandonné leur canot pneumatique en train de couler, laissant les 120 passagers bloqués en mer.

« L’un des garde-côtes libyens est monté à bord de notre embarcation pour nous ramener en Libye. Il l’a conduite à peu près sur la moitié de la distance, puis le moteur s’est arrêté. [Il] était très énervé et est remonté dans son bateau. Je l’ai entendu dire " Si vous mourez, vous mourez ", avant de partir sur son embarcation, nous laissant perdus en mer, » a-t-il raconté.

En octobre 2013, Amnesty International a recensé le naufrage d’un chalutier endommagé alors qu’il quittait les eaux territoriales libyennes : un navire libyen non identifié lui a alors tiré dessus. Le bateau endommagé a commencé à prendre l’eau et a coulé, avec à son bord 200 hommes, femmes et enfants. Certains survivants ont affirmé que les tirs venaient des garde-côtes libyens. Les conclusions de l’enquête sur cette affaire n’ont pas été rendues publiques.

Des atteintes aux droits humains dans les centres de détention en Libye

Selon des responsables des garde-côtes libyens, les réfugiés et les migrants interceptés lorsqu’ils tentent la traversée sont généralement ramenés en Libye et placés dans les centres de détention pour migrants.

Depuis 2011, Amnesty International a recueilli de nombreux témoignages émanant d’anciens détenus – hommes, femmes et mineurs non accompagnés – qui racontent les terribles conditions, les violences et les sévices sexuels dans ces centres en Libye. D’après les derniers éléments recueillis, ces pratiques se poursuivent avec la même intensité.

Ces centres sont théoriquement gérés par la Direction libyenne pour la lutte contre la migration (DCIM), qui dépend du ministère libyen de l’Intérieur, mais dans la pratique beaucoup sont dirigés par des membres de groupes armés. Le gouvernement d’accord national, soutenu par la communauté internationale, n’en a pas encore repris le contrôle. Selon le HCR, on en compte actuellement 24 à travers la Libye.

Le droit libyen érige en infraction l’entrée, la sortie et le séjour clandestins en Libye et autorise à détenir les contrevenants étrangers pendant une durée indéterminée en vue de leur expulsion. Ils restent souvent dans ces entres pendant des mois sans pouvoir communiquer avec leur famille, consulter un avocat ni être présentés à un juge, et ne peuvent pas contester leur détention ni bénéficier d’une protection, car la Libye n’est pas pourvue d’un système d’asile, ni d’une législation en la matière. Les expulsions ont lieu sans aucune garantie et sans examen des demandes individuelles.

« Le fait qu’il soit possible en Libye de détenir quelqu’un pour une durée indéterminée uniquement en fonction de sa situation au regard de la législation sur l’immigration est scandaleux.

Au lieu de se voir accorder une protection, les réfugiés et les migrants se retrouvent victimes de torture et de mauvais traitements en détention.

La Libye doit de toute urgence mettre un terme à la détention illégale, ainsi qu’à la torture et aux mauvais traitements infligés aux étrangers, et adopter une loi relative à l’asile garantissant que ceux qui ont besoin d’une protection internationale puissent en bénéficier », a déclaré Magdalena Mughrabi.

D’après les témoignages d’anciens détenus, dont des réfugiés et migrants interceptés en mer et des étrangers arrêtés dans les rues libyennes, les gardiens les frappaient chaque jour à coups de bâtons, de tuyaux, de câbles électriques et de crosses de fusils, et leur infligeaient des décharges électriques.

Un Érythréen âgé de 20 ans, dont l’embarcation a été interceptée en mer par les garde-côtes libyens en janvier 2016, a déclaré qu’il a été envoyé directement dans un centre de détention à al Zawiyah, dans l’ouest de la Libye, où il était régulièrement battu.

« Ils [les gardiens] nous frappaient trois fois par jour, à l’aide de fils électriques qu’ils pliaient trois fois pour que la douleur soit plus vive », a raconté un homme détenu au centre d’Abou Salim, à Tripoli, où, d’après la Mission d’appui des Nations Unies en Libye (MANUL), se trouvent au moins 450 prisonniers. Il a déclaré que les détenus dormaient en plein air, sans aucune protection contre l’extrême chaleur ni le froid. Les gardiens aspergeaient souvent la zone d’eau, les contraignant à dormir sur le sol humide et froid.

Charles, Nigérian âgé de 35 ans, a été détenu dans cinq centres différents après s’être fait arrêter dans la rue à Tripoli en août 2015. Il a raconté à Amnesty International :

« Ils nous frappent tout le temps, tous les jours... Un jour, mon bras s’est cassé sous les coups et ils m’ont emmené à l’hôpital, mais je n’ai reçu aucun médicament. Ils utilisaient des bâtons, leurs fusils et parfois des décharges électriques. »

Lorsque les gardiens ont menacé de l’expulser, il a répondu : « Rien ne pourrait être pire que cet enfer. »

Un Éthiopien de 28 ans, interpellé avec son épouse à un poste de contrôle alors qu’ils tentaient de gagner l’ouest de la Libye, a passé quatre mois au camp d’Al Kufra, dans le sud-est du pays. D’après son témoignage, il a été roué de coups, enfermé dans une boîte, fouetté et brûlé avec de l’eau chaude. Son épouse a raconté que le responsable du centre frappait régulièrement les détenues. Elles ont finalement pu payer pour leur libération.

Aucun des centres de détention gérés par la DCIM n’emploie de gardiennes, ce qui accroît le risque de violences sexuelles.

Plusieurs personnes ont raconté avoir vu des réfugiés et des migrants mourir en détention – abattus ou battus à mort par les gardiens.

« Les gardiens nous battaient si nous disions que nous avions faim... Ils nous forçaient à nous allonger sur le ventre et deux d’entre eux nous donnaient des coups de tuyau d’arrosage. J’ai vu un Tchadien, ils lui ont tiré dessus sans raison sous mes yeux. Ils l’ont conduit à l’hôpital mais il est mort en prison après son retour. Dans les registres, il est écrit qu’il est mort dans un accident de voiture. Je le sais, parce qu’ils m’ont fait travailler [gratuitement] toute la journée à l’archivage », a déclaré un jeune Érythréen de 19 ans détenu au centre d’Abou Salim.

Un autre Érythréen, qui a passé cinq mois à partir d’octobre 2015 dans un centre de détention pour migrants à al Zawiyah, a raconté avoir vu un détenu mourir sous les coups des gardiens. Ensuite, ils ont enveloppé son cadavre dans une couverture et l’ont évacué. Dans un autre cas, un témoin a raconté que les gardiens sont arrivés et ont ouvert le feu sur sept hommes dans sa cellule, parce qu’ils n’avaient pas compris l’ordre de se lever, donné en arabe. En avril 2016, la MANUL a réclamé l’ouverture d’une enquête, quatre hommes ayant été abattus alors qu’ils tentaient de fuir l’horreur du centre d’al Zawiyah.

Par ailleurs, d’anciens détenus se sont plaints du manque de nourriture, d’eau potable et de soins médicaux, et des conditions sordides dues au manque d’installations sanitaires qui, selon nombre d’entre eux, causent des maladies de peau. Ils ont expliqué que même lorsque des médecins d’organismes humanitaires leur ont rendu visite, ils n’ont vu qu’un petit nombre de détenus trop effrayés pour dénoncer les blessures causées par les gardiens. En outre, les médicaments reçus leur ont été confisqués.

« L’UE ne saurait ignorer ces récits marqués par les terribles violations des droits humains dont sont victimes les étrangers en Libye.

Avant d’élaborer des politiques et programmes migratoires, il faut obtenir la garantie très ferme que les droits des réfugiés et des migrants seront pleinement respectés en Libye – hypothèse fort improbable dans un avenir proche », a déclaré Magdalena Mughrabi.

Discrimination religieuse

Les chrétiens sont exposés à un risque accru de mauvais traitements dans les centres de détention en Libye. Omar, 26 ans, originaire d’Érythrée, détenu dans le centre d’al Zawiyah, a déclaré : « Ils haïssent les chrétiens. Si vous êtes chrétien, tout ce que je peux dire, c’est " que Dieu vous vienne en aide " si jamais ils le découvrent... S’ils voient une croix ou un tatouage [religieux], les coups redoublent. »

Selon un ancien détenu nigérian, les gardiens au centre de Misratah séparaient les hommes en fonction de leur religion et fouettaient les chrétiens.

« Au début, j’ai affirmé que je ne changerais pas de religion, même si je suis dans un pays musulman. Ils m’ont sorti et m’ont fouetté. La fois suivante, j’ai menti en déclarant que j’étais musulman », a-t-il confié.

Semre, 22 ans, est originaire d’Érythrée. Son bateau a été intercepté en mer en janvier. Il a été frappé en détention et a déclaré que les chrétiens recevaient les pires traitements :

« Ils m’ont roué de coups, ont pris mon argent et jeté la Bible et la croix que je portais autour du cou... Ils commencent par vérifier si vous avez de l’argent dans les poches, puis ils vous fouettent à coups de câbles électriques. »

Exploités, dépouillés ou vendus à des passeurs

D’après les témoignages qu’a recueillis Amnesty International, le seul espoir de libération des détenus consiste à s’évader, à payer pour leur sortie, ou à être vendus à des trafiquants d’êtres humains. Beaucoup sont exploités et contraints de travailler gratuitement ou victimes de chantage. Ils travaillent dans les centres de détention ou sont confiés à des Libyens qui rémunèrent les gardiens pour leur travail.

Daniel, Ghanéen de 19 ans, arrêté en mars 2014, a raconté que sa seule option pour échapper aux coups et aux mauvais traitements en détention était de s’évader, car il n’avait pas la somme que réclamaient les gardiens en échange de sa libération.

« J’y suis resté pendant trois mois, parce que je n’avais pas d’argent pour payer la police. Ils m’ont pris comme esclave, je devais faire tous types de travaux – cultiver, transporter du sable et des pierres... Je n’ai reçu aucun salaire.

Si j’avais faim et que je leur disais, ils criaient. Ils me donnaient de l’eau mélangée à de l’essence. Ou ils mettaient du sel dedans, simplement pour vous punir.

« Ils m’ont donné un téléphone pour appeler ma famille, et lui demander d’envoyer de l’argent pour ma libération. Je n’ai pas de famille, mes parents sont morts. Je n’avais personne à appeler, alors ils m’ont frappé et m’ont privé de nourriture. »

Dans certains cas, les détenus se sont enfuis ou ont été libérés par les hommes pour lesquels ils travaillaient, qui les ont aidés à embarquer sur un bateau en échange de leur labeur.

Dans d’autres cas, les passeurs négocient la libération d’un détenu, bien souvent en soudoyant les gardiens, en vue de lui faire payer une autre traversée maritime – environ 900 euros. Selon Mohamed, détenu à al Zawiyah après que son bateau a été intercepté en janvier 2016, les passeurs donnaient aux gardiens « des voitures pleines de marchandises » en échange de leur libération.

« L’Europe ne doit plus se dérober à sa responsabilité dans cette crise mondiale sans précédent. Pour ne pas se rendre complice du cycle de violations dans lequel sont pris au piège les réfugiés et les migrants en Libye, l’UE doit s’attacher à faire en sorte que les garde-côtes libyens mènent leurs opérations dans le respect des droits fondamentaux, qu’aucun réfugié et migrant ne soit placé en détention illégale et, enfin, que des alternatives à ce dangereux périple soient mises en place. Cela suppose d’augmenter considérablement le nombre de places de réinstallation en Europe et d’accorder des admissions et des visas humanitaires », a déclaré Magdalena Mughrabi.