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Après l’attentat de Daech à Tunis

D 16 décembre 2015     H 05:47     A Dominique Lerouge, Fathi Chamkhi     C 0 messages


Suite aux attentats de Tunis du 24 novembre dernier, Dominique Lerouge interview Fathi Chamkhi, député du Front Populaire et membre du réseau ATTAC/CADTM Tunisie.

Dominique Lerouge : Après avoir décapité, le même jour que les attentats du 13 novembre en France, un jeune berger dans une région pauvre de l’intérieur du pays (1), Daech a frappé à nouveau le 24 à Tunis. Cet attentat a tué douze personnes et en a blessé une vingtaine d’autres.

En prenant pour cible des membres d’un corps sécuritaire d’élite, Daech cherche à répandre la terreur en voulant démontrer sa capacité à frapper à tout moment, qui elle veut et où elle veut.

Le cycle en cours de grèves salariales s’en trouve, au moins provisoirement, gelé. Comme le font Hollande et Valls en France, le pouvoir tunisien utilise cette situation pour empiéter sur les droits démocratiques arrachés en 2011. Es-tu surpris par cet attentat ?

Fathi Chamkhi : Franchement non, car cela fait plus de trois ans que des activités terroristes ont lieu. Elles se sont accélérées en 2015 avec les attentats du Bardo et de Sousse (2).

Cette évolution n’avait rien de fatale car il n’existait pas en Tunisie de terrain particulièrement fertile à de tels attentats. Non seulement en raison du poids du tissu syndical et associatif, mais également du fait de l’existence, pendant des dizaines d’années, d’un système d’éducation et de services sociaux sans comparaison dans la région.

Le problème est que depuis environ 25 ans, cet « État providence » a été remis en cause par les politiques néo-libérales, et la population s’en est trouvée fragilisée. Le tout dans un contexte de crise généralisée de la région arabe.

Néanmoins, si on compare à d’autres pays, la Tunisie est demeurée relativement épargnée par le terrorisme. Vu l’escalade récente des attentats, il devient plus urgent que jamais de changer de cap économique et social avant que le djihadisme ne prenne durablement pied.

Dominique Lerouge : Quel est l’objectif de Daech ?

Fathi Chamkhi : La Tunisie est une expérience dérangeante pour Daech :

• D’une part, c’est le pays d’où est partie la vague révolutionnaire de 2011 ;

• D’autre part, les maquis terroristes y sont pour l’instant relativement peu implantés.

L’objectif à court terme de Daech est, à mon avis, d’établir durablement des maquis dans des zones montagneuses de l’intérieur.

Son objectif à moyen terme est d’étendre son influence dans le reste du pays, en s’appuyant sur de nouvelles actions terroristes dans les centres urbains, notamment l’agglomération de Tunis. Le but visé est de prendre le dessus sur le pouvoir en place comme elle l’a fait en Libye.

Le gouvernement demeure pieds et mains liés par des accords et des politiques de restructuration imposés par les institutions financières internationales et la Commission européenne. Ce pouvoir, totalement soumis aux puissances capitalistes étrangères, alimente ainsi la propagande de Daech expliquant que celui-ci est inféodé aux « mécréants » de l’Occident.

Les attentats du Bardo et de Sousse visaient le secteur touristique afin d’étouffer économiquement le pouvoir. Cet objectif a été largement atteint.

Ces derniers mois, les forces sécuritaires ont mené des actions de plus en plus efficaces contre les bases djihadistes dans l’intérieur du pays. Avec l’attentat du 24 novembre, Daech veut sans doute desserrer l’étau autour de celles-ci en portant la bataille au cœur même de la capitale.

Dominique Lerouge : Quelle est la réaction du pouvoir ?

Fathi Chamkhi : Le pouvoir ne cesse de répéter qu’il est en guerre contre le terrorisme. Mais il s’agit d’une guerre de basse intensité. Il n’a en effet pas les moyens de mener une lutte intense, vu les directives imposées dans les plans de restructuration, notamment celles qui concernent la politique fiscale et la dette.

A titre d’exemple, dans le budget de 2016, les ressources financières cumulées (4 990 millions de dinars), allouées aux ministères de l’Intérieur et de la Défense, sont inférieures au service de la dette (5 130 millions de dinars). De plus, les seuls intérêts de la dette (1 850 millions de dinars) sont supérieurs au budget de la santé publique (1 751 millions de dinars). L’Etat ne se donne donc pas les moyens pour combattre efficacement le terrorisme, comme il ne se donne pas les moyens d’instaurer la justice sociale, revendiquée par le mouvement social.

Le pouvoir se concentre sur un travail de renseignements, obtenus parfois sous la torture. Les mesures annoncées comme l’état d’urgence, le couvre-feu dans la région de Tunis ou la fermeture temporaire de la frontière avec la Libye, ont pour but essentiel de tenter de rassurer la population.

Quant au discours sur la nécessité de l’unité nationale et de la paix sociale, il est destiné à essayer de faire accepter les restructurations et l’austérité. Pour y parvenir, le fait de disposer d’une majorité de 80 % à l’Assemblée ne lui suffira pas. Il lui sera nécessaire de s’affronter au mouvement social, et notamment à l’UGTT.

Dominique Lerouge : Comment réagit la population ?

Fathi Chamkhi : Elle est mécontente et amère. Beaucoup de gens ont peur face à la capacité de nuire des terroristes. Ils se sentent délaissés et ont du mal à se nourrir et à se vêtir. La crise sociale et l’austérité touchent en effet des franges de plus en plus importantes.

Ce qui aggrave le sentiment d’insécurité est l’absence d’alternative, l’absence d’espoir dans l’avenir. La population n’a confiance ni dans le gouvernement, ni dans les partis : l’Etat est vécu comme défaillant et les partis comme incapables de promouvoir des politiques permettant de stabiliser la situation, et à plus forte raison d’amorcer un redressement.

Tout cela crée, d’une part un terreau fertile au recrutement de terroristes, d’autre part un renforcement des nostalgiques de l’époque Ben Ali. Entre ces deux extrêmes, la grande majorité de la population est désemparée.

Dominique Lerouge : Que va devenir le cycle de luttes ayant démarré depuis un an ?

Fathi Chamkhi : Ce qui est surprenant est la capacité de la société tunisienne à rebondir. Depuis un an, des luttes sociales impressionnantes ont eu lieu, essentiellement autour de revendications salariales. L’espoir d’un avenir meilleur était revenu.

L’attentat de Sousse, en juin dernier, avait stoppé nette la vague de grèves dans le secteur public.

Une série d’avancées ont néanmoins été obtenues et les grèves ont rebondi trois mois plus tard dans le secteur privé avec un cycle de grèves générales régionales programmées par l’UGTT entre le 19 novembre et le 1er décembre (3).

Là encore, cette vague a été bloquée par l’attentat du 24 novembre, intervenu la veille de la grève générale prévue dans la région de Tunis.

Mais une fois de plus, je pense que rien ne pourra empêcher les grèves de repartir face à la politique de baisse permanente du pouvoir d’achat des salarié-e-s.

Source : http://www.inprecor.fr/