Vous êtes ici : Accueil » Afrique du Nord » Tunisie » « Ce n’est pas au peuple tunisien de payer…

« Ce n’est pas au peuple tunisien de payer…

… le prix de la mauvaise gestion, de la corruption et de la faillite politique »

D 20 janvier 2018     H 04:01     A Dominique Lerouge     C 0 messages


Lundi 8 janvier, a commencé en Tunisie une vague de mobilisations contre la cherté de la vie, et plus largement le durcissement de la politique d’austérité suite au vote de la loi de finances 2018.

Une explosion de colère

En Tunisie, le mois de janvier est souvent propice aux mobilisations, et cela d’autant plus depuis un certain janvier 2011. Mais cette fois-ci, elles ont touché simultanément la plus grande partie du territoire, les zones déshéritées de l’intérieur comme les villes de la côte. Impulsée essentiellement par des jeunes, cette explosion de colère s’est brusquement développée dans foulée de la mort, le 8 janvier, d’un manifestant dans la grande banlieue de Tunis, précédée deux jours plus tôt du suicide d’un jeune chômeur près de la frontière algérienne. Entre le lundi 8 et le jeudi 11, certaines de ces mobilisations se sont transformés en émeutes, en particulier la nuit : heurts violents avec la police, blocages de routes, destruction de bâtiments officiels, scènes de pillages, etc. Il semble prouvé que des réseaux mafieux, ainsi que des jihadistes, ont jeté de l’huile sur le feu, souhaitant profiter de la situation pour satisfaire leurs propres intérêts.

Pouvoir et contestataires s’accusent mutuellement des violence et des pillages. Les batailles font rage sur les réseaux sociaux massivement suivis par les Tunisiens. « Le terrorisme véritable est celui qui affame la population », a par exemple écrit un protestataire. Le ministère de l’Intérieur a répondu par un hashtag : « Ne détruis pas ton pays, la Tunisie a besoin de toi ». Le pouvoir, dirigé par des notables de l’ancien régime et les islamistes d’Ennahdha, a répliqué par une répression de grande ampleur. Entre le 8 et le 11 janvier, 773 Tunisien-ne-s ont été arrêté-e-s (soit l’équivalent en France de 4 600 personnes). Parmi eux/elles, un tiers ont moins de 20 ans. Des poursuites judiciaires ont immédiatement été engagées contre des personnes arrêtées.

Dans de telles conditions, les manifestations nocturnes sont retombées dès le soir du 11 janvier, ainsi que les émeutes qui les succédaient …. et beaucoup de media sont alors passés à autre chose. Des manifestations pacifiques continuent par contre à avoir lieu en journée. Dans l’espoir de faire retomber la pression, le pouvoir, le patronat et l’UGTT ont par ailleurs promis le 13 janvier l’octroi de quelques mesures pour les plus démunis. Il sera possible de mesurer pendant la troisième semaine de janvier l’effet qu’auront eu sur les mobilisations l’utilisation combinée du bâton et de la (toute petite) carotte.

Un refus massif des hausses de prix et de l’austérité

Le principal déclencheur de ces mouvements est la hausse considérable des prix. Officiellement, l’inflation a été de 6,4 % en 2017, mais pour de nombreux produits, cela a été beaucoup plus : 12,7% pour le poulet, 8 % pour le poisson frais, 12,8 % pour les légumes frais, 9,5 % pour les fruits, 14,5 % pour les viandes rouges, etc. Et cela fait plusieurs années que cela dure : depuis 2011, le coût de la vie a augmenté de 35 %.

Le feu aux poudres a été mis par le vote de la loi de finances 2018. Celle-ci prévoit notamment la hausse de certains droits de douane et de divers impôts, dont une hausse de 1 % de la TVA. Pourrait s’y ajouter un prélèvement supplémentaire de 1 % sur les salaires. Le tout dans un contexte où le chiffre officiel du chômage a grimpé à 15 % (30 % chez les diplômés ).

Si le mouvement a pris une telle ampleur cette année c’est parce que la majorité de la population est touchée par la crise économique. “C’est l’expression du ras-le-bol généralisé de la jeunesse, des étudiants, des chômeurs face à leur marginalisation ». « Les gens ne voient aucune lumière au bout du tunnel et les promesses ne se concrétisent pas depuis sept ans”.

« Qu’est-ce qu’on attend ? »

Sous ce nom évocateur (Fech Nestannew en dialecte tunisien), est apparu le 3 janvier un collectif de jeunes cherchant à agir par d’autres moyens que l’émeute. « Notre campagne est pacifiste et les autorités tentent de nous faire passer pour des casseurs et de réduire notre message à des scènes de pillage. En faisant cela, ils ne feront qu’augmenter la colère de la rue et nous finirons par demander leur départ » explique Wael Naouar, un de ses porte-paroles.

La suspension de la loi de finances

C’est la première revendication de « Fech Nestannew ». Ses militant-e-s jugent illégitime la politique d’austérité mise en place par le gouvernement : « Ce n’est pas au peuple tunisien de payer le prix de la mauvaise gestion, de la corruption et de la faillite politique », explique Henda Chennaoui.

Une série de revendications sociales concrètes

Outre la suspension de la loi de finances 2018, « Fech Nestannew » avance dans son manifeste, publié le 3 janvier 2018 lors du lancement de cette campagne, une série de mesures sociales concrètes :

– le retour aux prix initiaux des denrées, et la baisse des prix des produits de base,

– l’augmentation de l’allocation attribuée aux familles nécessiteuses,

– un logement aux familles à revenu limité,

– la révision de la politique fiscale en fonction du revenu individuel,

– l’embauche d’une personne de chaque famille pauvre,

– une couverture sociale et sanitaire aux personnes au chômage,

– une stratégie nationale de lutte contre la corruption,

– le renoncement à la privatisation des entreprises publiques.

Le tout se terminant par l’appel à former des coordinations régionales pour obtenir la satisfaction de ces revendications.

Une “structuration horizontale”

Essentiellement formée par des jeunes, dont des chômeurs, « Fech Nestanew ? » se présente comme une campagne citoyenne sans leader. Elle s’organise à travers sa page Facebook, sur laquelle sont diffusés les appels aux différentes actions.« Notre structure est horizontale », affirme l’une de ses porte-paroles. Cette initiative a réussi à réunir des jeunes venant de toutes les classes sociales et de différentes régions du pays. Elle trouve ainsi un écho dans des villes telles que Gafsa (sud-ouest), Sfax (est), Tabarka (nord-ouest)… « Ce sont les jeunes de la révolution qui ont pris l’habitude d’agir sur le terrain qui mènent cette campagne », résume Henda.

Ce collectif d’inscrit dans la lignée d’autres campagnes comme « Manich Msamah », créée pour s’opposer à la loi de blanchiment des corrompus de l’époque de Ben Ali, ou encore de la campagne « Mansinekomch » (On ne vous a pas oublié) en soutien aux martyrs et aux blessés de la révolution. D’ailleurs, le mouvement « Menich Msamah » a rejoint la campagne « Fech Nestannew ».

Le premier moyen d’action utilisé a été la distribution de tracts, avec l’objectif déclaré d’enclencher le débat directement avec la population. « Nous voulions interpeller la population sur la nécessité de se mobiliser. Ainsi, nous avons pu collecter les demandes de chaque quartier. Nous disposons aujourd’hui de plusieurs documents comportant des demandes sociales spécifiques suites à ces opérations de tractage », explique Henda Chennaoui. Une méthode des « cahiers de doléances » similaire à celle observée dans la ville marocaine de Jérada, théâtre d’une forte contestation populaire depuis la mort accidentelle de deux mineurs le 22 décembre. La population s’y est organisée sans recours aux cadres traditionnels (partis, syndicats, etc.) pour élaborer la liste des revendications.

Le militant de la LGO et syndicaliste de l’enseignement secondaire Abdessalem Hidouri précise pour sa part : Le plan d’action adopté commence par la distribution d’un tract se basant sur le slogan fondamental :

« Le peuple veut la chute de la loi de finances ».

Des slogans sont ensuite écrits pendant la nuit sur les murs des quartiers et des entreprises. Enfin, dans la journée des réunions sont organisées dans les rues et dans les marchés. Ce plan d’action a été mise en acte dans tout le pays, et particulièrement à Sousse, Gafsa, Sidi Bouzid, Kasserine et Tunis.

Autonomie et convergence

« Fech Nestanew ? » est totalement indépendant des partis politiques, assurent ses militant-e-s. Et cela même si, à côté de militant-e-s sans orientation politique, précise, la majorité sont (ou ont été) à l’UGET (Union générale des étudiant-e-s de Tunisie) à l’UDC (Union des diplômés chômeurs) et/ou au Front Populaire. Si le collectif décide lui-même de ses initiatives propres, cela ne l’empêche nullement d’agir également en commun avec des organisations ayant des positions convergentes.

La répression a accéléré le calendrier de mobilisation

« Le gouvernement est revenu à ses vieux réflexes de traiter les manifestants de terroristes et de pilleurs », explique Henda Chennaoui. Plus de cinquante militant-e-s de « Fech Nestannew » avaient par exemple été arrêté-e-s dès la première semaine de janvier alors qu’ils/elles distribuaient des tracts appelant à manifester ou tagaient des murs. Le premier communiqué de « Fech Nestanew » appelait à un rassemblement devant les sièges des différents gouvernorats du pays le 12 janvier. C’est la répression qui a poussé le collectif plus tôt dans la rue.

Le 7 janvier, s’est tenue une de ses premières manifestations sur le boulevard Bourguiba de Tunis. Elle avait pour mot d’ordre principal le refus de la hausse des prix, mais aussi la libération des militants arrêtés. Le 9 janvier, suite à la mort d’un manifestant la veille dans la grande banlieue de Tunis, un nouveau rassemblement de manifestation a eu lieu à Tunis. Pendant celle-ci, les membres du collectif Fech Nestanew ont annoncé la tenue d’une manifestation nationale le samedi 13 janvier.

Slogans

“Le peuple veut l’abrogation de la Loi de finances”,

“La pauvreté et la faim ont augmenté, oh citoyen opprimé !”,

“Citoyen, travaille et persévère, et donne ton salaire à Chahed”.

“Ni peur, ni crainte, le pouvoir appartient à la rue”

Le tout se terminant par la reprise du slogan de 2011, “le peuple veut la chute du régime”.

La gauche politique et les mobilisations

Le Front populaire, qui regroupe l’essentiel des forces politiques se réclamant de la gauche ainsi que des nationalistes arabes, refuse fermement ce nouveau plan d’austérité. Comme les années précédentes, la totalité de son groupe parlementaire a voté le 9 décembre contre la loi de finances.

Dans son communiqué du 3 janvier, le Front populaire réaffirme son opposition radicale aux hausses des prix. Celles-ci représentent le début des mesures d’austérité imposées par le FMI dont le gouvernement de Youssef Chahed est devenu une « administration locale ». Celui-ci gouverne « au profit d’une minorité de mercenaires et de corrompus locaux qui dominent les postes de pouvoir directement ou à travers la majorité gouvernante, sans tenir compte des intérêts nationaux et sociaux de la Tunisie et de son peuple ».

En conséquence, le Front populaire juge nécessaire le départ de ceux qui ont fait ces choix, et affirme que c’est le peuple qui les poussera vers ce départ. « Nous appelons à la tenue d’élections législatives et présidentielles anticipées, ce sera ça ou la révolte ! »

Le Front populaire a déclaré se tenir aux côtés des mouvements populaires pacifiques, et cela jusqu’au retrait de la loi de finances 2018 : « nous sommes de tout cœur avec les manifestants et pleurons la disparition du martyr décédé à Tebourba. Les Tunisiens descendront dans les rues et rassembleront les forces civiles. Le FP est prêt pour cela ». Le Front populaire a en conséquence appelé à former une « large coalition contre un budget visant à paupériser le peuple et à démanteler l’économie nationale ». Dans cet esprit, une douzaine de partis politiques et d’organisations se sont réunis et ont exprimé leur soutien aux manifestations populaires. Elles ont condamné « le recours des autorités à la violence ainsi que les campagnes de diffamation qui visent les mouvements pacifiques ».

Ces partis politiques et organisations ont notamment appelé à une manifestation commune le 14 janvier pour exprimer leur refus de la loi de finances 2018. Ce positionnement sans ambigüité du Front populaire lui a valu des attaques haineuses et mensongères du pouvoir dirigé par des notables de l’ancien régime et les islamistes d’Ennahdha. A Gafsa, trois dirigeants locaux du Front, dont un responsable de l’UGTT, ont été arrêtés, puis relâchés face aux protestations.

Cette diabolisation du Front populaire fait peser de graves menaces sur ses militant-e-s et ses locaux. Des individus non identifiés ont par exemple saccagé et incendié le local du Parti des travailleurs dans la ville natale de Hamma Hamami, le porte-parole central du Front populaire placé sous protection permanente depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi en juillet 2013.

Et l’UGTT ?

Malgré sa détermination et son début de structuration, le mouvement populaire actuel n’est pas en mesure de donner naissance à une alternative crédible au pouvoir en place. Au niveau institutionnel, il en va de même pour le Front populaire dont les 15 députés ne représentent que 6,9 % de l’Assemblée. Dans ces conditions, la centrale syndicale UGTT, reste comme à l’accoutumée au centre du jeu politique sans pour autant vouloir participer à quelque gouvernement que ce soit.

Lors de la crise politique majeure de 2013 ayant suivi les assassinats successifs de deux dirigeants du Front populaire, l’UGTT avait joué un rôle central dans le « dialogue national » à la suite duquel le gouvernement de la Troïka dominé par Ennahdha avait fini par démissionner. Depuis cette époque, l’UGTT a présidé à la recherche d’un consensus entre elle-même, le patronat, les anciens benalistes, les islamistes d’Ennahdha, et diverses forces d’appoint.

Cette position a été difficile à tenir lors des grèves salariales de 2014-2015 impulsées par les secteurs les plus combatifs de l’UGTT. Mais après avoir dénoncé certaines de ces grèves, la direction centrale avait fini par les soutenir. Elle a même contribué à les structurer lorsqu’elles se sont étendues au secteur privé. Par la suite, le balancier est reparti dans l’autre sens, avec notamment la participation assidue de la direction de l’UGTT aux réunions du « pacte de Carthage » constitué en juillet 2016. Comme dans un inventaire à la Prévert font également partie de ce « Pacte » le président de la République, le Premier ministre, le syndicat patronal, ainsi que les partis participant au gouvernement dirigé par des notables de l’ancien régime et les islamistes d’Ennahdha.

En ce début 2018, face à l’ampleur du mécontentement et la participation de militant-e-s de l’UGTT aux mobilisations en cours, la direction de la centrale semble commencer à prendre un ton moins conciliant envers le pouvoir, et même à s’en démarquer oralement. Mais pour l’instant, seules des structures intermédiaires de l’UGTT s’impliquent dans les mobilisations.

Il est difficile actuellement de savoir comment finiront par s’établir au sein de la centrale les rapports de forces entre :

– partisans de la lutte contre les mesures d’austérité,

– et partisans de la recherche d’un consensus avec le patronat et un pouvoir soumis aux ordres du FMI.

La situation est si insupportable pour les salarié-e-s, que des luttes vont de toute façon avoir lieu. Le syndicat UGTT de l’enseignement secondaire, qui avait été à l’origine de la vague sans précédent de grèves en 2014-2015, a par exemple annoncé une série d’actions sectorielles. Une grève générale des lycées et collèges est notamment annoncée pour le 15 février. Mais il est trop tôt pour savoir si des mouvements de ce type iront crescendo et pourront déboucher rapidement sur une généralisation des luttes.

Dominique Lerouge, 14 janvier 2018