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La Tunisie de l’indépendance au soulèvement du peuple

D 26 janvier 2011     H 05:09     A Voie Prolétarienne     C 0 messages


La Tunisie a acquis son indépendance le 20 mars 1956. Elle était depuis 1881 un protectorat français. Elle est devenue une république le 25 juillet 1957. Habid Bourguiba, dirigeant du Parti socialiste destourien (PSD) et leader de la lutte pour l’indépendance, en a été le premier Président. Il reste au pouvoir jusqu’en 1987, année où il est déposé par son Premier ministre Ben Ali. Le régime de Bourguiba, autoritaire, repose aussi sur le clientélisme, mais il impose une constitution laïque, la seule des pays du Maghreb, qui promeut les droits des femmes (interdiction de la polygamie, divorce,…). Zine el-Abidine Ben Ali poursuit la politique de Bourguiba en libéralisant l’économie. La population tunisienne s’élève à 10,5 millions d’habitants en 2010. La population active est de 3,75 millions dont 0,75 millions dans la fonction publique. Contrairement à l’image qui en est donnée en France, l’économie tunisienne est loin de reposer uniquement sur le tourisme. Ce dernier n’emploie que 11,5 % de la population active, alors que l’agriculture et l’industrie en représentent 18 % et 32 %. Les services, y compris le tourisme, occupent 50 % des travailleurs en 2009. L’agriculture représente 10,9 % du Produit intérieur brut (PIB), l’industrie 35 %, les services 54,1% dont seulement 6 % pour le tourisme. Les principales productions agricoles sont les céréales, les olives (4e producteur et 3e exportateur mondial d’huile d’olive), les dattes et les agrumes. Le secteur agricole est de plus en plus pris en charge par des groupes privés souvent présents dans l’industrie agroalimentaire tel le groupe Poulina, premier groupe privé du pays, employant 7000 personnes. Dans le centre du pays, la région de Sidi Bouzid, d’où est parti le soulèvement, produit 45 % des fruits et légumes consommés en Tunisie. La propriété familiale y domine, alors que dans les régions céréalières du Nord, ce sont les grandes exploitations.

La Tunisie est le premier exportateur de produits industriel d’Afrique en valeur absolue. Elle est ainsi passée devant l’Afrique du sud en 1999. Le textile et l’agroalimentaire représentent 50 % de la production et 60 % de l’emploi industriel. Les exportations de produits mécaniques et électriques ont été multipliées par cinq entre 1995 et 2005. Le développement de ces productions repose sur la sous-traitance pour des sociétés européennes, françaises en particulier (voir encart). Il s’agit d’activités d’assemblage fortement manuelles. La Tunisie est très attractive en terme de délocalisation car le salaire minimum y est particulièrement bas : 130 € par mois. En 2005, les investisseurs étrangers appréciaient, comme s’en félicitaient les autorités tunisiennes, « la sérénité du climat social [qui] prévalait dans notre pays ». Malgré cette position exportatrice, la balance commerciale de la Tunisie est déficitaire de près de 5 milliards de dinars (MDT) pour les marchandises. Déficit que ne parviennent pas à compenser les 3,5 MDT d’excédents sur les services (dont le tourisme). La balance des paiements courant n’est équilibrée que par les opérations financières dont les 3,1 MDT d’investissements faits par les sociétés étrangères (données 2008). En effet, l’économie tunisienne est très dépendante de l’Union européenne avec qui elle réalise 80 % de ses échanges. La France est le premier client (25 % de ses exportations) et le premier fournisseur de la Tunisie. Plus de 1000 entreprises françaises sont établies dans le pays, surtout des PME. La France est le plus important investisseur étranger et cela dans tous les secteurs (voir encart). L’impérialisme français s’accommodait bien d’un régime qui assurait ainsi, par sa fermeté, un calme social propice aux affaires et à l’exploitation des ouvriers.

Ben Ali et ses clans, une bourgeoise prédatrice et parasitaire

Ben Ali a poursuivi la politique de Bourguiba. En 1987, il transforme, le PSD en RCD. Mais, cela ne change pas la nature du régime dont le caractère répressif et dictatorial est renforcé. L’encadrement de la population s’appuye sur le RCD et la police. Le RCD organise un maillage serré de la population tant dans les villes et les quartiers que sur les lieux de travail, avec des cellules de ville et d’entreprise. Il s’appuie sur le clientélisme et la corruption. L’obtention de tout document administratif est subordonnée à la présentation de la carte du RCD. Ce dernier n’est pas formellement un parti unique, car sept autres partis sont reconnus. Ce sont les partis suivants : le Parti démocrate progressiste, le Parti d’unité populaire, l’Union démocratique unioniste, le MDS, Ettajdid (ex PC), le Parti social libéral, PVP, Forum démocratique pour le travail et les libertés. Ce denier est membre associé à l’Internationale socialiste alors que le RCD en est membre à part entière. Ces partis sont pour les Tunisiens « des partis du décor ». Seuls six des partis reconnus ont des élus au parlement. Mais le nombre de leurs élus, comme le choix des candidats, dépendent exclusivement du RCD qui leur réserve 25 % des sièges. L’activité même de ces partis reconnus est très contrôlée par la police qui filtre les réunions publiques qu’ils peuvent organiser, interdisant aux non adhérents d’y participer. Le deuxième pilier du régime est constitué par les services de police et de sécurité dépendant du ministère de l’intérieur, ou directement de la Présidence. Ils sont très développés. 120 000 policiers sont rattachés au Ministère de l’intérieur et 12 000 paramilitaires de la garde nationale à la Présidence. L’armée ne compte que 35 000 soldats, en majorité des conscrits. Elle est peu équipée, Ben Ali ayant toujours craint un coup d’Etat militaire. Populaire aujourd’hui, elle a pourtant, en 1978 et 1984, participé à la répression sanglante des émeutes de la faim en tirant sur le peuple. Ben Ali, comme sa femme Leïla Trabelsi ne sont pas issus de la bourgeoisie tunisienne traditionnelle. Tous deux ont des origines populaires. Ben Ali a fait une carrière militaire, après avoir été formé en France (Saint-Cyr) puis aux Etats-Unis. Sous Bourguiba il occupe des postes successifs dans les appareils de répression. Il a la responsabilité de la Sécurité générale en 1978 lors de la répression de la révolte populaire de janvier. Il est Ministre de la Sécurité nationale en 1985, puis de l’intérieur en mai 1987. Il devient, en octobre de la même année, Premier ministre. Position qui lui permet de destituer Bourguiba pour cause de sénilité. Cette prise du pouvoir est appelée alors « révolution de jasmin ». Leïla Trabelsi est la deuxième femme de Ben Ali avec qui elle s’est mariée en 1992. Coiffeuse de profession, elle est née dans un quartier pauvre de Tunis dans une famille de onze enfants. Les deux familles, Ben Ali et Trabelsi, accumulent, grâce aux positions acquises dans l’appareil d’Etat, des fortunes colossales. Tous les membres des fratries Trabelsi et Ben Ali en profitent. Aucune affaire d’envergure, aucun investissement étranger ne peut être fait sans que l’un des membres des clans n’en bénéficie sous forme de pot de vin ou de participation au capital. Ainsi ils sont les premiers bénéficiaires des privatisations. Selon le journal le Monde, Citroën aurait dû ainsi verser une « forte rançon » à Belhassen Trabelsi. Les deux familles sont donc présentes dans les principaux secteurs de l’économie tunisienne, souvent en association avec les investisseurs étrangers : transports aériens, télécommunications, assemblage de camions d’autocar et de tracteurs, tourisme, import export, voitures de luxe, ameublement, immobilier, banque, textile, parc d’attraction, contrebande d’alcool. C’est une « bourgeoisie prédatrice et parasitaire » qui bride la bourgeoise capitaliste tunisienne dans son développement. Elle contrarie les intérêts des investisseurs étrangers par le chantage qu’elle exerce sur eux. Cette contradiction n’était en rien principale, car au fond les bourgeois tunisiens et impérialistes acceptent, bon gré malgré, des exigences de Ben Ali et de son entourage qui sont la condition de leur accès à l’exploitation du peuple tunisien. Ce n’est seulement alors que le mouvement de révolte s’enfle, que cette bourgeoisie comprend qu’elle a intérêt à se débarrasser de Ben Ali, pour ne pas sombrer avec lui.

La révolte n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein

La force du mouvement est le produit de trois facteurs convergents : une situation catastrophique pour le peuple, un verrouillage de la société qui a dressé contre le régime les classes petites et moyennes bourgeoises, enfin l’accumulation d’expériences de lutte qui a préparé le soulèvement. Selon une étude internationale, 75 % des salariés tunisiens ne tiennent que 15 jours avec leurs salaires et doivent s’endetter pour finir leur mois. Le taux de chômage officiel est de 15 %, mais il est de 45 % dans la région de Sidi bouzid où le soulèvement a commencé. Le chômage des jeunes diplômés atteint plus de 40%, celui des 18 / 24 ans plus de 30 %. La volonté de contrôle de la société par le pouvoir le conduit à brider la moindre velléité d’indépendance des associations démocratiques. L’Association des magistrats, dont une majorité sont des femmes, a été dissoute, il y a deux ans. Les associations d’avocats, de médecins, les professeurs d’universités s’opposent depuis longtemps à Ben Ali. Ce qui a été décisif, c’est néanmoins la maturation en conscience et organisation de la révolte populaire. En 2008, pendant six mois, le bassin minier de Gafsa, où le taux de chômage est de 30 %, se soulève suite à des embauches truquées faites au bénéfice des larbins du pouvoir. A l’occasion d’un concours d’embauche, mille candidats se présentent pour seulement 81 postes à pourvoir. Les résultats affichés sont jugés frauduleux, ne respectant pas les accords en termes de quotas pour les fils de mineurs estropiés. La révolte éclate le 5 janvier 2008.

Les contestataires bloquent la circulation des trains entre les carrières et les usines. Ils sont rejoints par des veuves de mineurs et leurs familles. Les jeunes chômeurs occupent le siège régional de l’UGTT à Redeyef, dénonçant une politique de l’emploi injuste. Ils s’attaquent à un potentat local, Amara Abbassi, à la fois patron de plusieurs entreprises de sous-traitance pour la CPG (Compagnie des phosphates de Gafsa), dirigeant de l’UGTT régionale et député du RCD. Les grèves, les rassemblements et les manifestations s’étendent aux chômeurs diplômés de l’université. Les arrestations se comptent par centaines. Les mères et les familles des manifestants arrêtés protestent à leur tour. De nombreux enseignants, étudiants et lycéens se rejoignent le mouvement. Les femmes prennent une part active à la contestation. Le mouvement rencontre l’opposition des cadres de l’UGTT. Son dirigeant régional, visé par les accusations de clientélisme et de compromission, menace de sanction les syndicalistes qui participent à la contestation. Ils sont licenciés et exclus de l’UGTT. Mais les syndicalistes de base participent néanmoins au mouvement, en particulier des enseignants. L’État tunisien dépassé par une contestation générale qui a gagné une partie du sud du pays, y répond avec violence pour reprendre le contrôle de la région. Les enlèvements de jeunes se multiplient. Ceux qui se réfugient dans les montagnes pour éviter la torture sont traqués. Les forces de l’ordre utilisent bientôt les balles réelles contre les protestataires. Malgré la violence de la répression le peuple tunisien a résisté avec détermination. Il a fait preuve d’une solidarité exemplaire. Les ouvriers et les chômeurs agrègent à leur mouvement la petite bourgeoisie. La violence d’État, bien que très brutale, rencontre une cohésion populaire inédite. Le deuxième coup de semonce est venu en août 2010 de la ville de Ben Guerdane au sud à la frontière de la Libye. Pendant trois jours elle s’est soulevée, faisant face à une répression d’une extrême violence. La ville vit du marché parallèle avec la Libye. Le clan Ben Ali voulant en prendre le contrôle avait décidé de l’interdire. Le soulèvement est le fait de petits commerçants et de chômeurs, qui sont rejoints encore par les diplômés sans emplois. Le peuple a tenu bon et le gouvernement a cédé, abandonnant son projet. Après Gafsa, il se confirme que la chape de plomb de la peur est entrain de se fissurer. Deux verrous ont ainsi sauté, démontrant que la détermination ainsi que la solidarité progressaient. La violence de la répression ne pouvait plus briser la révolte. Ainsi en 2010, il y a eu en moyenne mensuelle 500 protestations de travailleurs touchant tous les secteurs, selon un observatoire indépendant tunisien.

Une crise révolutionnaire !

En un mois de lutte le peuple tunisien a chassé Ben Ali, alors que beaucoup, entre autre le gouvernement français, pensaient, qu’en lâchant du lest celui-ci allait se maintenir au pouvoir encore quelques années. Le dénouement de cette crise peut s’exprimer simplement : le peuple n’acceptait plus de vivre ainsi qu’il vivait, le pouvoir n’était plus à même de maintenir sa domination sous la même forme.

La situation était mûre pour qu’une « étincelle mettre le feu à la plaine ». Le 17 décembre un diplômé chômeur, exerçant le métier de marchand ambulant, s’immole par le feu devant la préfecture de Sidi Bouzid. La solidarité familiale, la famille Bouazizi est très connue, et celle des diplômés chômeurs, dont le rôle avait été important pendant la révolte du bassin minier de Gafsa, débouchent dès le lendemain sur une grande manifestation contre laquelle la police tire faisant deux morts. La répression au lieu d’étouffer le mouvement le généralise. Les cadres de base de l’UGTT, les syndicats de médecins, d’enseignants, activent les réseaux syndicaux, et n’obéissent plus à la direction de la confédération. Internet et face book propagent les images et les mots d’ordre ainsi qu’un slogan qui rime en arabe : "Le travail est un droit, bande de voleurs ! ». Une révolte prolétaire soude le peuple contre le pouvoir. Les directions locales et régionales de l’UGTT organisent des grèves tournantes régionales. Le 14 janvier, jour de manifestation massive à Tunis, la grève est générale dans sa région. Les forces de police se déchaînent contre les manifestants. Mais l’armée reste en retrait. Après trois semaines de révolte le général Rachid Ammar, chef de l’armée de terre, qui a refusé de faire tirer sur les manifestations, est destitué. Des soldats expriment leur sympathie avec les manifestants sans passer ouvertement de leur côté. Le 12 ou le 13 janvier, l’armée fait savoir à Ben Ali qu’il doit partir. De leur côté les Américains ne sont pas inactifs. Pour eux la région est stratégique. Depuis plusieurs années, ils entretiennent des relations avec les opposants démocratiques ou islamistes, malgré les protestations de Ben Ali. Ainsi, après la libération d’un dirigeant de Ennahda, mouvement islamiste, la première visite que ce dernier reçoit est celle de l’Ambassadeur des Etats-Unis. Celui-ci a été l’adjoint de Bremer en Irak, où il a préparé le plan de « démocratisation ». Les USA ont depuis longtemps deux fers au feu : Ben Ali et ses opposants. Selon le journal Le Monde, ils auraient fait savoir à Ben Ali, par l’intermédiaire de l’Arabie saoudite, qu’il était temps qu’il parte. Les contradictions des classes dominantes s’aggravent. Le pouvoir perd une part de ses appuis militaires. La bourgeoisie capitaliste voit alors la possibilité de se débarrasser de « ses prédateurs ». Au plan international Ben Ali ne peut plus guère compter que sur l’UE et sur le gouvernement Sarkozy. Les couches supérieures de la petite bourgeoisie ont clairement pris le parti du soulèvement populaire. Ce sont les médecins qui informent sur le nombre de victimes arrivées dans les hôpitaux, et les enseignants qui assurent les relais dans l’organisation. Les avocats sont solidaires des manifestants, comme les journalistes et les magistrats. Une bonne partie des couches moyenne s’est donc ralliée au mouvement. La situation tunisienne partage bien des caractéristiques d’une crise révolutionnaire, telle que celle qu’a connu la Russie en 1905. Crise sociale, crise politique, les ingrédients sont là. Mais, le facteur politique et organisationnel est absent. Aucun parti politique, pas plus le PCOT qu’un autre, n’a la capacité de jouer à l’heure actuelle un rôle à la hauteur des enjeux. Le PCOT, parti ancien, a des cadres, mais son influence reste toutefois limitée. Les militants des différentes organisations sont dans le mouvement, mais les problèmes logistiques, d’organisation et d’information sont traités par les syndicalistes de base, les enseignants entre autres. Ce sont les diplômés chômeurs qui ont initié le mouvement. Ils comprennent le langage des militants, mais n’en sont pas encore.

La lutte politique va changer de cible

L’armée pourchasse les membres des forces spéciales qui avaient pour projet de déstabiliser la Tunisie, en vue de créer un chaos, qui aurait justifié le retour de Ben Ali. Mais l’appareil du RCD n’est pas démantelé. Même discrédité, il reste le seul parti réellement structuré. Il est probable que les USA, forts de l’expérience des erreurs commises en Irak, ne pousseront pas à sa liquidation. De fait la bourgeoisie table sur l’expérience et les relations des membres du RCD les moins discrédités pour réaliser une transition au mieux de ses intérêts. Ben Ali chassé, la lutte change d’enjeu. Le Gouvernement intérimaire a été formé avec huit ministres de Ben Ali dont quatre aux postes clés, trois membres des partis d’opposition et des représentants de la société civile, dont des membres de UGTT. Cette composition témoigne de la volonté de la bourgeoisie tunisienne, une fois débarrassée du fardeau Ben Ali, de rétablir un ordre social qui restera conforme au précédent. Même si c’est avec moins de violence que les semaines précédentes, les forces de police dispersent encore sans ménagement les manifestants qui protestent contre ce gouvernement, qualifié par eux de « mascarade », car il fait la part belle au RCD. Des membres du gouvernement Ben Ali sont ministres de la défense, de l’intérieur, des finances et des affaires étrangères. Le RCD conserve donc les principaux ministères. Trois membres de l’opposition sont membres de ce gouvernement. Le fondateur du PDP, Najib Chebbi est ministre du développement régional. Ce parti, très proche des USA, s’est peu compromis avec le régime. Le dirigeant du Front démocratique pour le travail et la liberté (FDTL) obtient le portefeuille de la santé. Le FDTL est membre associé à l’Internationale socialiste, et lié au PS français qui avait appuyé sa légalisation. Le parti Ettajdid (ex PC) obtient le ministère de l’Enseignement supérieur. Cet arrangement est vécu comme une trahison par une bonne partie du peuple tunisien. Sous la pression populaire, ce gouvernement d’union nationale se fissure déjà. Les manifestations dénonçant cette « mascarade » se multiplient. Mardi 18 janvier, 5 000 personnes manifestaient à Sfax. Des milliers à Sidi Bouzid, et dans d’autres villes. Manifestations rassemblant des chômeurs des syndicalistes, des avocats… Hier encore, consciente de la profondeur de l’insatisfaction populaire, l’UGTT déclare qu’elle ne reconnaît pas la légitimité de ce gouvernement. Les trois membres de la confédération qui ont accepté un poste ministériel ont donc démissionné en début d’après midi. La situation de transition s’avère instable, et il est difficile de dire à l’heure où nous écrivons cet article, quel en sera le développement. Nous pouvons cerner certaines questions ou contradictions.

La première tient aux contradictions entre la bourgeoise tunisienne et ses appuis internationaux d’une part, d’abord préoccupés par une continuité institutionnelle garante selon eux de la stabilité sociale, et d’autre part le peuple tunisien, des ouvriers aux couches petites bourgeoises, qui veut en finir avec le régime Ben Ali. L’enjeu immédiat en est l’ampleur de la réforme démocratique, mais elle est sous-tendue par des intérêts de classe antagoniques. La bourgeoisie veut un ravalement de façade du système évitant tout affaiblissement de l’appareil d’Etat, garant du respect de la paix sociale. Elle ne tient pas encore à interdire le RCD. Pour sauver la face, ce dernier vient, c’est dérisoire, d’exclure Ben Ali de ses rangs. D’anciens ministres RCD démissionnent de ce parti, pour se refaire une virginité politique. Une faction importante du peuple n’est pas prête à considérer ces mesures cosmétiques comme suffisantes. La question démocratique et celle de l’épuration de l’Etat vont être les premiers enjeux sur lesquels vont s’affronter la bourgeoisie et le peuple : continuité institutionnelle ou assemblée constituante. Comme en pareilles circonstances (voir la Libération en France), la bourgeoisie va tenter une épuration qui devra à la fois donner des gages au peuple et assurer la continuité de l’Etat en protégeant l’essentiel du personnel politique qui a servi Ben Ali. La conclusion de ce processus sera l’organisation des élections qui permettront de donner une légitimité à un nouveau gouvernement, même si celui-ci se trouve formé avec d’anciens membres du RCD. Il n’est nullement certain que le peuple trouve alors une réponse satisfaisante aux aspirations qui l’ont mis en mouvement.

La deuxième question est celle de l’organisation du peuple, et de l’organisation autonome des exploités. Le mouvement a été porté par le peuple, organisé par lui, avec l’appui des syndicalistes de base de tous secteurs. Les organisations politiques d’opposition et particulièrement celles qui se veulent des organisations révolutionnaires y ont participé, mais sans pouvoir peser et l’orienter. Dans les mois qui viennent, et qui seront décisifs, il est illusoire de penser que même si ces organisations se renforcent, elles pourront être autre chose que des aiguillons de la lutte. Le débouché d’une crise révolutionnaire dépend de l’existence d’un parti de classe capable d’organiser et d’orienter les exploités sur le chemin du pouvoir. Cela ne se construit pas en quelques mois. La configuration de la lutte de classe dépendra donc surtout du développement de l’auto-organisation des masses.

Ce processus d’auto-organisation existe, mais il est difficile (surtout d’ici) d’en mesurer l’ampleur. Face aux tentatives de déstabilisation du pays par les forces spéciales, la jeunesse tunisienne et les quartiers se sont organisés en « Comités citoyens de défense civile ». Embryon d’organisations autonomes populaires, il est encore difficile d’en prévoir l’évolution. Ce mouvement d’auto-organisation dans la défense des quartiers va-t-il se consolider en investissant d’autres domaines d’intervention et devenir plus politique, ou bien péricliter ? Cela dépend certainement du développement de la première contradiction et de la restauration ou pas du crédit de l’Etat. Contrairement au processus qu’avait connu le Portugal en 1974, si l’armée a refusé de suivre Ben Ali, ses soldats ne sont pas passés ouvertement du côté du peuple. Les forces de répression de la bourgeoisie ne sont pas paralysées. Le gouvernement va certainement s’appuyer sur la sympathie acquise par l’armée pour justifier le démantèlement des comités de citoyens une fois que l’armée aura réduit le risque de déstabilisation par des éléments Ben Alistes. Le peuple acceptera-t-il d’abandonner, pour des promesses, les positions qu’il aura conquises face à la bourgeoisie ?

La troisième question concerne la façon dont la question sociale (emploi, chômage) qui est devenue une question politique dans la lutte contre les clans Ben Ali / Trabelsi, va s’exprimer face au gouvernement, et si l’UGTT va ou pas devenir une véritable organisation de classe des ouvriers et des travailleurs exploités ? Le régime de Ben Ali n’a pas réussi à concrétiser le rêve caressé par Habib Bourguiba de transformer l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) en un syndicat totalement inféodé au pouvoir. La direction de l’UGTT était dans les mains du pouvoir. Elle a appuyé la candidature de Ben Ali à la présidence en 2004 et 2009 (au prix d’une crise intérieure) et la majorité de ses membres, rassemblés autour du secrétaire général Abdesselam Jerad, sont loin d’être indépendants. Toutefois, cette organisation n’en compte pas moins à ses échelons intermédiaires des membres et des dirigeants porteurs des aspirations des exploités. Depuis l’indépendance la gauche révolutionnaire a été active et parfois influente à la base du syndicat.

En dernier lieu, il faut se poser la question suivante : « qui va capitaliser le discrédit d’un ravalement démocratique du régime ne répondant en rien aux attentes économiques et politiques du peuple tunisien ? » Beaucoup de commentateurs agitent le spectre de la menace islamiste, en s’appuyant sur l’expérience algérienne des années 1990. Les islamistes ont été absents des mobilisations contre Ben Ali, comme ils le sont en général des actions qu’ils ne peuvent contrôler. Est-ce à dire qu’ils ne peuvent pas pour autant capitaliser un mécontentement ultérieur ? Qu’ils le veuillent c’est certain (ils s’affichent maintenant dans les manifestations), mais qu’ils le puissent l’est moins. La Tunisie de 2011, n’est pas l’Algérie de 1988. Contrairement à cette dernière, la Tunisie a une tradition de lutte et d’organisation révolutionnaires. L’UGTT n’est pas l’UGTA qui n’a jamais été qu’un carcan bureaucratique sans vie et inféodé au pouvoir. De plus l’expérience de ces dernières années a démontré des capacités de résistance, d’organisation et de solidarité, qui ne doivent rien aux islamistes, alors qu’en Algérie ce sont ces derniers qui avaient, dès les années 1980, construit de tels réseaux. La question est donc le rapport tactique avec ces courants. Dans l’opposition au régime Ben Ali, le PCOT avait participé à un front réunissant démocrates et islamistes. Quelle va être son attitude aujourd’hui ? A Paris, la semaine dernière, tant au meeting à la Bourse du travail qu’au cours de la manifestation de samedi, les interventions et banderoles affirmant que la révolution ne devait pas être volée par les intégristes ont été empêchées d’expression ou déchirées. Ce qui vient de se passer ces dernières semaines ouvre de nouvelles perspectives pour le peuple tunisien. Le départ de Ben Ali n’est pas une fin, mais un début. Il engage une période de lutte politique, plus intense en même temps que plus difficile. Nous sommes conscients que le facteur organisation, l’absence d’un parti de la classe ouvrière expérimenté et enraciné dans le peuple, empêchera que cette crise n’ai pour issue une révolution sociale. Mais nous sommes certains que la détermination, le courage, la solidarité et la capacité d’organisation dont le peuple tunisien a fait preuve déboucheront sur un niveau d’organisation politique et de masse supérieurs. S’il ne renverse pas la bourgeoisie, il aura acquis face à elle une force et une détermination qui lui offriront de nouvelles perspectives. Cette lutte est encore, pour nous, un encouragement à la lutte de tous les exploités, une invitation à renforcer leur solidarité internationale.

Solidarité internationaliste aux ouvriers et au peuple tunisien dans la lutte pour l’indépendance nationale, la liberté et le socialisme.

Ouvriers et peuples opprimés de tous les pays unissons-nous !!
B.C, G.F. avec MT le 19 janvier 2011

Source : Coup Pour Coup 31