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Tunisie : Dans les centres d’appels tunisiens, le souffle de la révolution

D 19 mars 2011     H 05:39     A Mathieu Magnaudeix     C 0 messages


Le 14 janvier, jour de la fuite de Ben Ali, la zone industrielle de
Ben Arous, au sud de Tunis, a été le théâtre d’un curieux manège.
« On a vu plein de gens passer avec des écrans géants dans les
bras » , raconte Saber Draoul, employé de Téléperformance (TP).
Des pilleurs avaient profité de la confusion pour embarquer les
téléviseurs de l’usine du coréen LG toute proche.

les 1.200 salariés du centre d’appels ont terminé à 15 heures. Puis
les patrons français sont rentrés à Paris. Le site a fermé
trois jours, sur ordre de la direction. Il a fallu dérouter les appels
vers les call-centers français.

Le mardi suivant, l’activité a repris. Et depuis un mois à Ben
Arous comme dans les cinq autres sites tunisiens de Téléperformance,
le leader mondial des centres d’appels, les téléconseillers
travaillent normalement. « L’engagement de nos collaborateurs et
de la direction a été exemplaire » , explique l’entreprise, qui a
pourtant jugé bon début février de se dire « prudent(e) » pour l’année
2011 en raison de la fragilité de l’économie européenne et de
« l’instabilité récente de certains pays, principalement en Afrique
du Nord où le groupe est implanté ».

Dans d’autres entreprises, l’atmosphère révolutionnaire a suscité
des grèves inopinées, les salariés ont réclamé la démission de
leurs patrons. Mais à Ben Arous, où le syndicat UGTT revendique
pourtant 700 syndiqués, rien de tel. C’est qu’ici, comme dans les
autres centres d’appels délocalisés en Tunisie, faire grève n’est
pas franchement bien vu.

Sous Ben Ali, toute contestation sociale d’ampleur était réprimée,
envers du décor de la fameuse « stabilité » économique tant vantée
par les institutions internationales. Le chômage des jeunes est un
tel fléau que la priorité est d’abord de garder son travail. D’autant
qu’à Ben Arous, les salariés craignent eux aussi que leur emploi
ne soit délocalisé. « Comme les Français ! » , explique Lamjed
Jemli, secrétaire général du syndicat UGTT à Téléperformance.
« Les gens en Tunisie savent qu’un jour, ça risque aussi d’être
leur tour. Par exemple, la direction nous parle régulièrement du
Maroc, où elle a ouvert un call-center l’an dernier. Et on sait que
le Sénégal est le nouvel eldorado des centres d’appels... »

Les salariés de Ben Arous se sont donc contentés d’organiser une
journée ?brassard rouge ?, il y a deux semaines, pour protester
contre quelques managers jugés trop zélés. « On proteste, mais
on travaille, comme au Japon ! » , dit Saber Draoul, un des animateurs
du syndicat. « Ici, c’est un peu le contraire de la France :
beaucoup de syndiqués, peu de grévistes ! » s’amuse Badr Tasco,
téléconseiller de 27 ans.

Régime off-shore

Cette apparente accalmie n’empêche pas les ressentiments. Les
employés de TP à Ben Arous sont très remontés. Ici aussi, la révolution
a libéré la parole. Dans le café à côté du call-center où
les salariés ont leurs habitudes, les langues se délient.

« Ces dernières semaines, j’ai beaucoup manifesté dans
les rues, raconte Dhouha Kouki, 28 ans, énergique conseillère
chargée de l’assistance technique des clients d’Orange .
Avec la révolution, on n’a plus peur. Les conditions de travail
doivent s’améliorer. » Dans l’entreprise, un tract a circulé, dénonçant
le « management par le stress » et les « abus de pouvoir »
« Certains chefs continuent à nous parler comme au temps de
l’ancien régime » , s’agace un collègue, qui réclame l’anonymat.
Téléperformance, qui affiche un chiffre d’affaires de 2 milliards
d’euros par an, s’est installée en Tunisie en 2000. Dans l’entreprise,
la légende dorée veut que ce soit le président Ben Ali luimême
qui ait demandé à un des dirigeants historiques du groupe,
Jacques Berrebi, « ce qu’il pouvait faire pour la Tunisie » .
Ben Ali a d’ailleurs décoré Jacques Berrebi, aujourd’hui président
du comité stratégique, d’une médaille d’honneur en 2006 « pour
la création de valeur générée en Tunisie » . Il l’a aussi élevé au
rang d’officier de l’ordre du Mérite national en 2007, en
même temps que d’autres hommes d’affaires... et que son beaufrère,
Belhassen Trabelsi, aujourd’hui en fuite au Canada.

En réalité, l’arrivée de Téléperformance ne doit rien au hasard,
ou à la seule amitié. Depuis les années 1970, la Tunisie s’est dotée
d’un régime fiscal ?off-shore ? très avantageux pour les entreprises
dont les services et produits ne sont pas destinés au marché
local : pas d’impôt sur les sociétés pendant dix ans, réduction
de la TVA, exemptions fiscales. Depuis une décennie, l’activité
des centres d’appels a prospéré. Le secteur embauche désormais
20.000 salariés, dont 80% travaillent avec le marché français.
En France, Téléperformance vient de lancer un nouveau plan social
prévoyant la suppression de 689 postes et la fermeture de
plusieurs centres, après une première charrette de 600 emplois en
2009. Mais en Tunisie, l’entreprise ne cesse d’embaucher. « Dans
10 ans, il n’y aura plus de centres d’appels ?on line ? en France ;

Téléperformance Tunisie est donc appelée à voir croître fortement
ses effectifs » , explique une responsable de Téléperformance Tunisie
sur le site officiel de promotion des investissements en Tunisie.
Avec 4.700 salariés, Téléperformance est le premier employeur de
Tunis. Ici, les clients s’appellent Orange, SFR, Numéricable, Les
3 Suisses, La Redoute, Free ou Amazon.. C’est là, par exemple,
que l’on atterrit quand on compose de France le 3900, le 3901
ou le 3902, les numéros d’assistance commerciale et technique
d’Orange pour internet.

A Ben Arous, les salariés racontent tous un peu la même histoire.
Jeunes (moyenne d’âge, 28 ans), bardés de diplômes, confrontés
au chômage, ils ont atterri là faute de mieux. Pas que le travail
leur déplaise. Ils rêvaient juste d’autre chose. « A 35 ans, je
suis un vieux chez TP, raconte Lamjed Jemli, secrétaire général
du syndicat de Téléperformance. Je suis prof de philo. Parmi mes
collègues, il y a des médecins, des ingénieurs, des maîtrisards.
Quand j’ai appelé en 2003 pour postuler, je ne savais même pas
ce qu’était TP. »

« Je n’ose pas toujours dire que je travaille ici, ce n’est pas un vrai
job pour des gens diplômés comme moi , explique Najla Klaii,
titulaire d’un BTS de gestion des entreprises, aujourd’hui chef
d’équipe. Mais comme on ne peut pas travailler, on est bien obligés
de faire quelque chose pour avoir un salaire. »

« Je suis à TP depuis six ans, dit Saber Draoul, animateur
diplômé. Un jour, j’ai reçu un mail m’invitant à postuler. J’ai
déposé un CV, une semaine après j’avais un entretien. J’avais besoin
d’argent. Disons que c’est du provisoire qui dure. »
Pour leur employeur, cette main-d’oeuvre tunisienne payée 3 ou 4
dinars de l’heure (1,50-2 euros, alors que le salaire minimum est
d’à peine un dinar) est une aubaine : elle est abondante ? l’université
tunisienne est réputée ?, cultivée, totalement francophone.
Chez Orange France, les centres tunisiens sont considérés comme
les meilleurs en termes de qualité de service.

A Téléperformance, les conditions de travail « sont relativement
favorables » , convient Lamjed Jemli, le secrétaire général du syndicat
 : tout le monde est en CDI, le travail de nuit est compensé,
il y a des ticket-restaurant, des bus pour transporter les salariés et
des mini-crédits pour leurs projets personnels... Bien meilleures,
en tout cas que pour tous ces salariés sans couverture sociale, ou
la foule des précaires du public et du privé.

Pourtant, le vent de la révolution commence à souffler. « On n’a
plus peur, dit Najla Klaii. Il faut désormais parler des conditions
de travail, chez TP et ailleurs. Les lois sociales ne sont pas en faveur
des salariés tunisiens, il faut les changer, et tout d’abord réviser
les salaires. » Elle n’exclut pas de faire jouer la concurrence :
« Dans les centres d’appels gérés par des Tunisiens d’Orange Tunisie
ou de Tunisie Télécom, les paies sont un peu meilleures. »
Certains rêvent aussi de changer de voie, voire de se lancer tout
seul, dit Mehdi Toumi, 41 ans, responsable d’unité. « Avant, ce
n’était pas possible de créer sa boîte. Quand on commençait à
passer aux choses sérieuses, les proches de la famille royale ( sic)
venaient immédiatement prendre leurs bénéfices. Maintenant, ça
va peut-être changer. »

Au siège français d’Orange, on s’inquiète d’ailleurs d’une possible
hémorragie des talents. « Avec la confiscation systématique
de l’économie par le clan au pouvoir, la classe moyenne ne créait
pas d’entreprises. Désormais, avec la révolution, ces jeunes vont
pouvoir se lancer. Orange, qui a aujourd’hui dans les centres
d’appels tunisiens de Téléperformance la crème de la crème,
craint logiquement que la qualité de recrutement ne baisse, et que
le service n’en pâtisse » , explique Sébastien Crozier, syndicaliste
CFE-CGC/Unsa.

En revanche, pour les soutiers tunisiens de la mondialisation, la
révolution a entrouvert l’horizon des possibles. Il y a deux mois,
ils n’y auraient jamais cru.

Par Mathieu Magnaudeix

Source Médiapart