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Tunisie : «  La jeunesse révoltée et les classes laborieuses ne vont pas s’arrêter au milieu du chemin  »

D 11 février 2018     H 04:29     A Dominique Lerouge, Fathi Chamkhi     C 0 messages


Questions à Fathi Chamkhi, dirigeant du Front populaire, député et animateur de RAID (ATTAC et CADTM en Tunisie).

Quelles sont les raisons immédiates des mobilisations  ?

Un nouvel embrasement social a commencé le 8 janvier et les jours suivants. Il s’agit d’une réponse aux mesures contenues dans la loi de finances 2018. Celles-ci touchent en effet de plein fouet les classes populaires.

On y trouve notamment  :
 des recettes fiscales supplémentaires espérées de 1 282 millions de dinars (MD) |1|, auxquelles viennent s’ajouter un nouvel impôt de 1% sur les salaires pour 148 MD  ;
 une réduction de 1 060 MD des dépenses de l’État.

L’ensemble des recettes supplémentaires attendues représenteront environ 7% du budget de l’État.

Les informations concernant les conséquences concrètes de cette loi de finances ont circulé, en décembre. Elles ont été confirmées début janvier par une première salve de hausse des prix |2|. Et ce sont ces hausses immédiates qui ont mis le feu au poudre  !

Après une semaine de contestation et, parfois, de heurts très violents avec les forces de l’ordre |3|, un calme précaire règne de nouveau sur l’ensemble du pays.

Quelle est la stratégie du gouvernement pour tenter d’imposer sa politique  ?

Avec ces mesures, le gouvernement Youssef Chahed (YC) sait qu’il avance en terrain miné  ! Non seulement à cause de son impopularité, mais aussi à cause de l’ampleur des critiques qui fusent de toute part contre ce gouvernement et son bilan très décevant.

Les critiques ne viennent pas seulement de l’opposition, mais aussi de l’intérieur de la coalition au pouvoir |4|, voire de Nidaa Tounes, le propre parti de YC.

C’est pourquoi le gouvernement de YC a pris soin de répartir l’application de ses mesures tout au long de l’année en cours, afin de réduire les risques d’une nouvelle explosion sociale.

Il a aussi fourni beaucoup d’efforts de communication pour tenter de les justifier  : YC et ses ministres font souvent référence au bilan négatif qu’ils ont hérité des gouvernements précédents. Ils invoquent aussi les sacrifices qu’il faudrait consentir pour sortir de la crise et réussir une relance économique qui tarde à venir.

Enfin, YC et ses ministres ne trouvent rien d’autre pour rassurer les TunisienEs, face à la dégradation spectaculaire de leurs conditions de vie, que de prédire la fin proche de leurs sacrifices. Ils prétendent que 2018 sera la dernière année de la crise, et que 2019 verra la Tunisie sortir du long tunnel de la crise et renouer avec la croissance.

Cette stratégie a-t-elle des chances de réussir  ?

C’est pour moi peine perdue  ! La gravité et la persistance de la crise économique, l’ampleur du désastre social et, surtout, la longue liste des promesses non tenues de «  lendemains qui chantent  », ont eu raison de la patience des TunisienEs, pour laisser place aux sentiments d’amertume et de colère.

La grogne sociale est constamment alimentée par les difficultés économiques et sociales croissantes, notamment l’aggravation du chômage et la baisse quasi générale du pouvoir d’achat.

En fait, YC, tout comme ses nombreux prédécesseurs, sait qu’il n’a pas bien en mains les commandes du pays. En août 2016, dans son discours devant le Parlement lors du vote de confiance à son gouvernement, YC avait évoqué les principaux indicateurs économiques et sociaux du pays. Dans un discours qu’il voulait celui de la sincérité et de la franchise, il avait peint un tableau noir  : crise des finances publiques, corruption gangrenant tout l’appareil d’État, endettement extérieur atteignant des records absolus et représentant un fardeau insoutenable pour les caisses de l’État, une énorme demande sociale aggravée par un chômage endémique et une pauvreté en extension continue, la ruine des services publics, etc.

Face à cette situation de crise globale, YC avait promis de mettre en place des réponses adéquates, en matière de politique économique et sociale, afin de redresser la barre, de rétablir les équilibres financiers et de renouer avec la croissance.

Aujourd’hui, tous s’accordent à dire que le gouvernement de YC a largement échoué dans sa mission de sauvetage, même s’il tente désespérément de s’accrocher au moindre signe pour cacher son échec patent.

Poussé par le FMI, avec lequel il a conclu un accord de réformes qui s’étale sur trois ans, YC tente le tout pour le tout et le clame haut et fort  : «  Je suis amené à prendre des mesures douloureuses  », «  les sacrifices sont nécessaires  » «  la situation du pays est grave donc nous devons accélérer le rythme des réformes  », etc.

Le gouvernement Chahed a-t-il encore un avenir  ?

La contestation sociale a fortement éprouvé un gouvernement en perte de vitesse, de plus en plus lâché par ses alliés politiques et rattrapé par son échec face à la situation dramatique du pays. Le gouvernement YC semble bel et bien en sursis et ses jours sont comptés. Les rares soutiens qui lui restent fidèles sont le parti islamiste Ennahdha et, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, la toute puissante centrale syndicale UGTT. Son secrétaire général ne trouve rien de mieux à dire que la Tunisie en assez des changements à ­répétition de gouvernement.

Quel est la situation de l’économie tunisienne  ?

La situation économique et sociale de la Tunisie est grave. Elle connaît en effet  :
 sa plus longue crise économique. Une crise dont le début remonte à 2008 et qui s’est aggravée après la révolution de 2011  ;
 la crise des finances publiques. Le gouvernement a notamment de plus en plus de mal à mobiliser des ressources financières pour son budget. Et cela malgré la baisse importante et continue des dépenses sociales. Un recours croissant à l’endettement |5| a permis jusqu’ici de camoufler la crise grave des finances publiques. En 2010, la part de l’emprunt dans le budget de l’État était de 17%. Elle est passée à 30% en 2017  ;
 la crise de la dette est un fait avéré. Désormais l’État ne peut plus compter sur l’emprunt pour combler le fossé croissant dans son budget entre les ressources propres et ses besoins de financement. Le gouvernement actuel ou celui qui le remplacera sera de plus en plus tenté, notamment sous la pression du FMI, par des mesures antisociales. Face à cela, les classes populaires et la jeunesse, qui ont maintes fois prouvées leur grande capacité de mobilisation, ne se laisseront pas faire.

Doit-on s’attendre à une poursuite de la résistance des classes laborieuses et de la jeunesse  ?

Pour faire face aux agressions sociales multiples et continues de la part d’un régime capitaliste décadent, les classes laborieuses tunisiennes et la jeunesse ont tout expérimenté, ou presque. De la résignation à l’oppression politique, à l’insurrection révolutionnaire, puis les élections démocratiques et la manipulation par des forces rétrogrades et contre-révolutionnaires.

Mais, loin d’affaiblir leur détermination et leur combativité, ces expériences leur sont bénéfiques sur le plan de l’éducation politique et de la prise de conscience.

Rien ne semble indiquer aujourd’hui que la jeunesse révoltée et les classes laborieuse vont s’arrêter au milieu du chemin. Les semaines et les mois à venir sont pleines de promesses positives.

Propos recueillis par Dominique Lerouge

Source : Hebdo L’anticapitaliste

Notes
|1| 3 dinars = 2 euros.

|2| Augmentation des prix de l’électricité et du gaz  : 358 MD  ; du carburant  : 342 MD, de certains produits de base  : 330 MD  ; du transport scolaire  : 30 MD.

|3| 1 mort, 930 arrestations, plus d’une centaine de blessés des deux côtés (manifestants et police) et beaucoup de dégâts matériels.

|4| C’est un gouvernement d’alliance («  d’unité nationale  »), notamment entre les deux partis vainqueurs des dernières élections de 2014  : le parti Nidaa Tounes et le parti islamiste Ennahdha.

|5| Le taux d’endettement est passé de 40,5% en 2010 à 71,4% actuellement. Dans le même temps, l’encours de la dette publique s’est accru de 25,6 à 76,2 milliards de dinars.