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Tunisie : victoire de la population à Ben Guerdane

D 6 octobre 2010     H 04:00     A Luiza Toscane     C 0 messages


La population de la région de Ben Guerdane, frontalière de la
Libye, a manifesté le 9 août dernier pour protester contre la
fermeture brutale du poste frontière de Ras Jdir. Les
affrontements ont repris le 15 août et ont duré toute la semaine.
Région enclavée entre la mer et le désert, privée d’infrastructures
économiques, c’est vers le commerce ou l’émigration que se
tournent ses habitant-e-s. Chaleur et ramadan obligent, c’est la
nuit que les manifestant-e-s ont protesté contre une mesure les
privant de leur unique source de revenu, le commerce
transfrontalier. La réponse des autorités ne s’est pas faite
attendre : déploiement de forces de police amenées en renfort
d’autres régions du pays, réquisition de bâtiments et de transports
publics, brutalités inouïes, arrestations massives, torture et
incarcérations de centaines de personnes.
Le mouvement de Ben Guerdane n’est que la dernière en date
des manifestations de populations laissées pour compte. En effet,
l’année 2010 a vu, dans la foulée du soulèvement du bassin
minier de 2008, celui des chômeur-euse-s et de la population de
la Skhira. Pour autant, le mouvement de Ben Guerdane se
distingue des précédents par la nature sociale des manifestant-e-s
(pour l’essentiel des commerçant-e-s, des employé-e-s de petits
commerces, ou des jeunes n’ayant pour unique perspective que
de rejoindre les premiers, dans un secteur largement informel), et
par l’objectif à court terme de la mobilisation, l’ouverture de la
frontière. Tertio, les manifestant-e-s ont gagné, le pouvoir a
cédé ! La frontière a été ré-ouverte au passage des marchandises
et des centaines de détenus ont été libérés.
Si la raison de la fermeture est restée opaque – probablement
due au préjudice que l’importation de Libye de marchandises à
des prix défiant toute concurrence faisait subir à des commerçants
proches du pouvoir – c’est sans explication, mais au lendemain du
voyage à Tripoli de responsables tunisiens, qu’elle a été réouverte.
Le parti au pouvoir, actuellement en campagne pour que
la Constitution tunisienne soit amendée pour permettre à l’actuel
président de briguer un sixième mandat, a tenté de récupérer à
son profit les manifestations de joie et de victoire qui ont éclaté
aussi spontanément que celles de protestation des jours
précédents. Néanmoins la taxe exorbitante sur l’entrée en Libye
de 150 dinars tunisiens que les autorités avaient promis de
supprimer a été maintenue et a créé des différenciations, seule
une minorité de commerçants pouvant s’en acquitter. Enfin, dans
une volonté de clore le dossier, « toutes les personnes incarcérées
ont été finalement libérées, sans charges » (1), selon Houssine
Bettaieb, un syndicaliste de l’union locale de l’Union Générale
Tunisienne du Travail (UGTT) de Ben Guerdane.
Largement spontané, ce mouvement est à mettre à l’actif de la
jeunesse de Ben Guerdane – de nombreux mineurs ont été
incarcérés – un mouvement conjugué au masculin. Quant aux
femmes, « elles ont été aux premières loges », selon Houssine
Bettaieb, « de la résistance lors des descentes de police dans les
domiciles et les quartiers et ont alors pris leur part de la violence
policière ».

Une population isolée ?

Les manifestations de Ben Guerdane, nocturnes, n’ont pas
été filmées ni enregistrées et n’ont bénéficié que d’une faible
couverture médiatique. Des plaintes ont été déposées par des
victimes de tortures, et les commerçants, dont les locaux ont été
saccagés par la police, ont fait également appel à un huissier
notaire pour obtenir réparation des préjudices subis. La seule
manifestation diurne, le 17 août, devant la délégation de Ben
Guerdane, un rassemblement des familles des personnes
arrêtées, a vu la participation de diplômés chômeurs. Ils
réclamaient la vérité sur les arrestations et la libération des leurs.
C’est du côté syndical qu’est venu le soutien, de la Fédération
de l’enseignement secondaire de l’UGTT, d’une part, et au plan
local, s’ils n’ont pas participé aux manifestations, des
syndicalistes de l’UGTT ont constitué un « comité de suivi des
événements de Ben Guerdane ». Houssine Bettaieb décrit le rôle
de la centrale syndicale qui « a suivi au plus au niveau, jour
après jour, les événements, le Bureau Exécutif ayant mandaté
une délégation de trois personnes pour rencontrer le gouverneur
de Médenine et se rendre à Ben Guerdane le 20 août s’entretenir
avec la population et évaluer les dégâts matériels ». Un rôle de
médiation pour l’UGTT ? Houssine Bettaïeb récuse le terme :
« Nous n’avons pas joué les médiateurs, nous sommes partie au
conflit, la centrale syndicale étudie et propose des solutions pour
le développement de la région ». A la question de savoir
pourquoi le pouvoir a cédé, il n’a aucun doute « il ne voulait pas
de Rédeyef bis ! », mais, tient-il a préciser « il n’y a pas eu
d’Intifadha à Ben Guerdane, c’étaient des mouvements de
protestations nocturnes, dans certaines localités seulement, la
journée, la vie reprenait son cours normal ».
Quel que soit le terme que l’histoire retiendra, « Ben
Guerdane » vient confirmer après Redeyef, Fériana ou la Skhira,
que l’ère de la peur est bel et bien révolue.
A Ben Guerdane, la première victoire remportée laisse
irrésolus le problème de fonds de l’emploi. La population ne se
satisfait pas de cette situation, ce qu’elle a exprimé par une
pétition réclamant notamment « le développement du secteur de
l’agriculture et de la pêche maritime, le lancement de projets de
développement et de zones industrielles et touristiques intégrant
la jeunesse au chômage » (2). Ce mouvement permanent de
protestation depuis deux ans en Tunisie rompt avec une décennie
de stabilité apparente que le régime avait voulu vendre au niveau
international. Les populations des régions délaissées sont prêtes à
se battre. Désormais, dans toute brèche ouverte, s’engouffre le
rejet d’une dictature corrompue et tortionnaire.

Luiza Toscane


(1) Propos recueillis le 8 septembre. Houssine Ben Taïeb est également
membre du comité de suivi des événements de Ben Guerdane. Il a été
victime d’une agression perpétrée par des agents d’une brigade relevant
de la Sûreté dans la nuit du 18 au 19 septembre.
(2) 3 septembre 2010, Ben Guerdane, pétition de la population.
Traduction de l’arabe.