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Afrique : la chute du prix des matières premières peut déboucher sur une nouvelle crise de la dette

D 19 janvier 2015     H 05:45     A Eric Toussaint     C 0 messages


Euphorie de la dette

En 2014, le Rwanda et l’Éthiopie qui figurent parmi les pays les plus pauvres de la planète ont vendu des titres de leurs dettes publiques sur les marchés financiers des pays les plus industrialisés. Du jamais vu au cours des 30 dernières années. La Côte d’Ivoire, sortie il y a peu d’une situation de guerre civile et d’une suspension du remboursement de la dette il y a à peine trois ans, a réussi également à trouver sans difficulté des prêteurs privés pour acheter des titres. Le Kenya |1| et la Zambie ont aussi émis des titres de la dette.

Cela témoigne d’une situation internationale tout à fait particulière : les investisseurs financiers du Nord disposent d’énormément de liquidités et face à des taux d’intérêt très bas dans leur région, ils sont à l’affût de rendements intéressants. Le Sénégal, la Zambie et le Rwanda promettent un rendement de 6 à 8 % sur leurs titres ; du coup, ils attirent des sociétés financières qui cherchent à placer provisoirement leurs liquidités même si les risques sont élevés. Les États de l’Afrique subsaharienne ont réussi à vendre sur les marchés financiers internationaux des titres de dette publique pour 7 milliards de dollars en 2014 |2|. C’est un record.

Les gouvernements des pays subsahariens deviennent euphoriques et tentent de faire croire à leur population que le bonheur est au coin de la rue alors que la situation peut dramatiquement se retourner. Ces gouvernants sont en train d’accumuler des dettes de manière tout à fait exagérée, et quand la situation se détériorera, ils présenteront la facture à leur peuple.

Une grande partie des impôts sert à rembourser la dette au lieu d’être utilisée pour améliorer les conditions de vie des citoyens et citoyennes

De toute manière, il faut souligner que, dès aujourd’hui, une grande partie des impôts que les pouvoirs publics font payer au peuple (via la TVA et les impôts sur les revenus) sert à rembourser la dette au lieu d’être utilisée pour améliorer les conditions de vie des citoyens et citoyennes. Dans l’écrasante majorité des pays, les dépenses publiques effectuées pour rembourser les dettes contractées par les gouvernants sont supérieures au budget de l’éducation ou de la santé. C’est un scandale.

De plus, les titres de dette que les gouvernants vendent sur les marchés financiers internationaux sont liés à des contrats dont les clauses peuvent constituer de véritables bombes à retardement. Par exemple, de plus en plus de contrats contiennent une clause d’accélération des paiements. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si un pays entre en difficulté économique, les détenteurs des titres de la dette peuvent exiger des autorités du pays un remboursement anticipé, ce qui ne peut qu’aggraver la situation du pays. De plus, tous les contrats prévoient qu’en cas de litige, ce n’est pas la justice du pays endetté qui est compétente mais celle de pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni.

Cette situation doit convaincre un maximum de personnes et d’associations qu’il faut se battre pour obtenir que le contenu des contrats soit rendu public par les autorités.

La situation de la dette commence à se détériorer

Parmi les pays subsahariens qui ont émis le plus de dettes sur les marchés internationaux, les pays exportateurs de pétrole, à commencer par le Nigeria, sont confrontés à une chute de près de 50 % du prix du pétrole qu’ils exportent. Or plus de 70 % des revenus de l’État provient de la vente du pétrole. Cela diminue leur capacité de remboursement présent et futur. Dès lors, les prêteurs (banques privées du Nord, fonds de placement, le 1 % le plus riche en Afrique, etc.) deviennent nerveux et commencent à revendre les titres qu’ils détiennent sur le marché secondaire de la dette, le marché d’occasion de la dette. Ils bradent les titres, du coup ceux qui les achètent à rabais le font pour avoir un meilleur rendement. De leur côté les autorités du pays doivent rémunérer à un prix plus élevé les nouveaux emprunts sous peine de ne pas trouver de prêteurs.

Prenons le cas du Nigeria, ses revenus ont fortement baissé en 2014 à cause de la chute du prix de pétrole entre juin et décembre 2014. La monnaie locale, la naira, a perdu 15 % de sa valeur face au dollar en 2014. Les réserves de change de la banque centrale du Nigeria ont baissé nettement |3|. En décembre 2014, la banque centrale a émis des titres de dette publique venant à échéance 10 ans plus tard en proposant une rémunération de 16 % |4|. Il n’est pas compliqué d’imaginer ce que cela signifie : une portion de plus en plus considérable des revenus du Nigeria devra être destinée au remboursement de la dette dans un contexte de chute de ses revenus. Du coup, les mesures d’austérité vont s’aggraver.

C’est déjà le cas dans autre pays exportateur de pétrole, l’Angola. Le gouvernement confronté à un déficit budgétaire pour la première fois depuis 2009 vient d’annoncer qu’il réduira fortement les subventions aux prix du combustible dont bénéficie la population. Cela va augmenter le coût des transports publics, de l’approvisionnement, etc.

Il n’y a pas que le prix du pétrole qui est en baisse, en 2014, les prix de l’argent et du cuivre ont ainsi baissé respectivement de 16 % et 18 %. Le coton accuse quant à lui une lourde baisse de 28 % sur l’année |5|. Le caoutchouc a également plongé |6|. Quant au minerai de fer, son prix a baissé de 51 %.

En résumé, une grande partie des pays d’Afrique subsaharienne dont les gouvernements se félicitent encore aujourd’hui des performances économiques, sans se préoccuper d’améliorer durablement les conditions de vie de leurs citoyens, va probablement se retrouver dans une situation de plus en plus difficile. Cela rappelle dans une certaine mesure la précédente grande crise de la dette qui a éclaté en 1982 (voir encadré sur la crise de 1982).

La crise de 1982

La crise qui éclate en 1982 est le résultat de l’effet combiné de la baisse des prix des produits exportés par les pays de la périphérie vers le marché mondial et de l’explosion des taux d’intérêt |7|
. Du jour au lendemain, il faut rembourser plus avec des revenus en baisse. De là, l’étranglement. Les pays endettés annoncent qu’ils sont confrontés à des difficultés de paiement. Les banques privées du centre refusent immédiatement d’accorder de nouveaux prêts et exigent qu’on leur rembourse les anciens. Le FMI et les principaux pays capitalistes industrialisés avancent de nouveaux prêts pour permettre aux banques privées de récupérer leur mise et pour empêcher une succession de faillites bancaires.

Depuis cette époque, le FMI, appuyé par la Banque mondiale, impose les plans d’ajustement structurel. Un pays endetté qui refuse l’ajustement structurel se voit menacé d’une suspension des prêts du FMI et des gouvernements du Nord. On peut affirmer sans risquer de se tromper que ceux qui, à partir de 1982, proposaient aux pays de la périphérie d’arrêter le remboursement de leurs dettes et de constituer un front des pays débiteurs avaient raison. Si les pays du Sud avaient instauré ce front, ils auraient été en mesure de dicter leurs conditions à des créanciers aux abois.

En choisissant la voie du remboursement, sous les Fourches Caudines du FMI, les pays endettés ont transféré vers le capital financier du Nord l’équivalent de plusieurs plans Marshall |8|. Les politiques d’ajustement ont impliqué l’abandon progressif d’éléments clés de leur souveraineté nationale, ce qui a débouché sur une dépendance accrue des pays concernés à l’égard des pays les plus industrialisés et de leurs multinationales. Aucun des pays appliquant l’ajustement structurel n’a pu soutenir de manière durable un taux de croissance élevé. Partout, les inégalités sociales ont augmenté. Aucun pays « ajusté » ne fait exception.

Les programmes d’ajustement du FMI suivent trois objectifs :

 1) assurer le remboursement de la dette contractée ;
 2) établir des réformes structurelles visant à libéraliser l’économie, l’ouvrir aux marchés internationaux et réduire la présence de l’État ;
 3) permettre progressivement aux pays endettés d’avoir accès aux prêts privés via les marchés financiers, sans pour autant cesser d’être endettés.

Ne pas attendre qu’une nouvelle crise éclate

Il ne faut pas attendre qu’une crise se déclenche pour entamer un audit citoyen de la dette. Il faut se poser dès aujourd’hui des questions essentielles comme : qu’est devenu l’argent des différents emprunts ? Quelles étaient les contreparties de ces emprunts consentis au gouvernement ? Quel montant d’intérêts a déjà été payé et à quels taux ? Quelle part du principal a été remboursée ? Comment la dette a-t-elle enflé sans que les populations aient ressenti concrètement ses effets ? Quels chemins ont suivi les fonds empruntés ? Quelle part a été détournée, par qui et comment ? Qui a emprunté et au nom de qui ? Qui sont les créanciers et quel a été le rôle des uns et des autres ? Par quels mécanismes l’État s’est-il trouvé engagé dans les différentes transactions ? Par qui les décisions d’emprunts ont été prises et à quel titre ? Comment des dettes privées sont-elles devenues publiques, grâce à quels intermédiaires et à quels organismes ? À qui ont profité les projets bidon réalisés avec de l’argent emprunté ? Quels crimes ont été commis avec cet argent ? Les bailleurs savaient-ils la destination des fonds octroyés ? Pourquoi n’établit-on pas les responsabilités pénales, civiles ou administratives ?
Globalement, quand on examine les réalisations par rapport au volume des fonds remboursés par les pays d’Afrique subsaharienne comme d’autres parties du monde, une conclusion s’impose : seule une faible part des prêts consentis a contribué au « développement » du pays. Une grande partie des fonds empruntés a alimenté des réseaux de corruption (au Sud comme au Nord de la planète) à travers des commissions et rétrocommissions, ils ont enrichi les oligarques des régimes dont le train de vie ostentatoire jure avec la pauvreté et la misère ambiante. Ils ont aussi servi à enrichir un peu plus le 1 % le plus riche qui a ensuite placé l’argent mal acquis dans des paradis fiscaux et la plupart du temps en Europe. Ces fonds ont également financé des éléphants blancs, ces célèbres projets inadaptés et surfacturés, via, semble-t-il, les garanties publiques accordées aux grandes entreprises privées par le mécanisme des agences de crédits à l’export des pays prêteurs.

Ce sont les populations qui ont payé et continuent de payer le lourd tribut, tout en subissant les effets négatifs de cet endettement odieux cautionné par un État démissionnaire qui ne protège pas, n’éduque pas, ne soigne pas, prive ses populations de l’eau, de l’électricité, etc.

C’est pour ces populations-là que le CADTM et toutes les associations prêtes à agir avec lui veulent procéder à cette clarification en ouvrant cet autre chantier du combat citoyen : ouvrir les livres de compte de la dette, en d’autres mots réaliser l’audit citoyen de la dette afin d’identifier la partie illégitime, illégale ou/et odieuse qu’il faut refuser de payer. Il s’agit aussi d’identifier les coupables d’actes frauduleux ayant conduit à l’endettement et/ou ayant permis en enrichissement personnel injustifié. Ces coupables doivent être poursuivis en justice.

L’audit doit aller de pair avec la mise en pratique d’un autre modèle de développement qui met l’humanité et la Nature au centre des priorités.

Notes

|1| Agence Bloomberg, http://www.bloomberg.com/news/2014-... consulté le 3 janvier 2015

|2| Financial Times, « Oil routs sours Africa debt sweet pot », 31 décembre 2014. Voir la version sur la toile : http://www.ft.com/intl/cms/s/0/5634... consulté le 3 janvier 2015

|3| Agence Bloomberg, http://www.bloomberg.com/news/2014-... consulté le 3 janvier 2015

|4| Voir le site officiel de la banque centrale du Nigeria : http://www.cenbank.org/rates/govtse... consulté le 3 janvier 2015

|5| Voir Boursorama, http://www.boursorama.com/actualite... , consulté le 3 janvier 2015

|6| Les Échos, http://www.lesechos.fr/finance-marc... , consulté le 3 janvier 2015

|7| Cet encadré est tiré de : Pierre Gottiniaux, Daniel Munevar, Antonio Sanabria, Eric Toussaint, Les Chiffres de la dette 2015, p. 9. http://cadtm.org/Les-Chiffres-de-la...

|8| Le Plan Marshall est un programme de reconstruction économique proposé en 1947 par George C. Marshall, secrétaire d’État des États-Unis. Doté d’un budget de 12,5 milliards de dollars de l’époque (environ 100 milliards de dollars de 2014) sous forme de dons et de prêts à long terme, le plan Marshall permit à 16 pays (notamment la France, la Grande-Bretagne, l’Italie et les pays scandinaves) de profiter de fonds pour leur reconstruction après la seconde guerre mondiale.

Éric Toussaint, porte-parole du CADTM international (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, www.cadtm.org), est maître de conférence à l’université de Liège. Il est l’auteur de Bancocratie, Aden, 2014, http://cadtm.org/Bancocratie ; Procès d’un homme exemplaire, Édition Al Dante, Marseille, septembre 2013 ; Banque mondiale : le coup d’État permanent, Édition Syllepse, Paris, 2006, téléchargeable : http://cadtm.org/Banque-mondiale-le... Voir également Éric Toussaint, Thèse de doctorat en sciences politiques présentée en 2004 aux universités de Liège et de Paris VIII : « Enjeux politiques de l’action de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international envers le tiers-monde », http://cadtm.org/Enjeux-politiques-... Éric Toussaint est coauteur avec Damien Millet de 65 Questions, 65 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, Liège, 2012 (version en téléchargement libre sur internet : http://cadtm.org/65-questions-65-re... ) ; La dette ou la vie, coédition CADTM-Aden, Liège-Bruxelles, 2011. Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège http://www.cadtm.org/Le-CADTM-recoi... Coauteur de Les Chiffres de la dette 2015 http://cadtm.org/Les-Chiffres-de-la... avec Pierre Gottiniaux, Daniel Munevar et Antonio Sanabria.