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Amilcar Cabral, 40 ans après : Hommage à un intellectuel révolutionnaire

D 23 mars 2013     H 05:44     A Demba Moussa Dembélé     C 0 messages


« Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté… »

Frantz Fanon

Tout comme Frantz Fanon, Amilcar Cabral fut « l’esclave d’une cause », celle de la Libération de son peuple et des peuples d’Afrique du joug de l’oppression et de la domination impérialistes. Tout comme Fanon, il sacrifia sa vie au service de cette cause sacrée et immortelle. Le 20 janvier 2013 a marqué le 40e anniversaire de l’assassinat d’Amilcar Cabral, fondateur et dirigeant du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et des Iles du Cap-Vert (Paigc). Dans son pays et un peu partout dans le monde, des activités ont été organisées pour honorer la mémoire de ce leader visionnaire, charismatique, panafricaniste ardent et intellectuel révolutionnaire.

NAISSANCE D’UNE CONSCIENCE REVOLUTIONNAIRE

Amilcar Cabral est né et a passé son adolescence dans un pays colonisé où il a été témoin du racisme, des humiliations quotidiennes et exactions de toutes sortes à l’encontre de ses concitoyens par l’Etat colonial portugais. Ces humiliations et les conditions de vie misérables de la majorité de la population, notamment des paysans, ont été un grand facteur dans sa prise de conscience. Entre 1941 et 1948, une série de famines meurtrières avaient entraîné la mort de dizaines de milliers de paysans. Il semble que ces tragédies avaient joué un rôle décisif dans le choix de Cabral d’entreprendre des études d’agronomie à l’Université.

C’est à Lisbonne, la métropole coloniale, qu’il va entreprendre ses études universitaires. Ce séjour contribuera à renforcer sa prise de conscience révolutionnaire. Dans la métropole portugaise, il rencontra ceux qui deviendront les futurs dirigeants des mouvements de Libération des autres colonies portugaises, comme Agostinho Neto d’Angola et Eduardo Mondlane du Mozambique, entre autres.

Durant son séjour à Lisbonne et à son retour dans son pays, Cabral fut influencé par les échos des luttes d’émancipation des peuples sous domination et par les idées progressistes et révolutionnaires, comme le panafricanisme ou le marxisme. Depuis le Congrès panafricaniste de Manchester en 1945, l’idéologie panafricaniste avait progressivement pénétré les milieux intellectuels progressistes et nationalistes africains et de la Diaspora. L’indépendance du Ghana en 1957 sous la direction du président Kwame Nkrumah, une des figures de proue du Panafricanisme, contribua à rendre cette doctrine plus familière à Cabral et aux autres dirigeants des mouvements de libération nationale en Afrique.

En outre, Nkrumah et les principaux leaders du Panafricanisme étaient de fervents marxistes. Parmi eux, on notera plus particulièrement William E. B. Dubois, le plus grand intellectuel africain-américain de son époque ; et le trinidadien C.R.L James, révolutionnaire, penseur et écrivain. James est surtout connu comme l’auteur du livre « Les Jacobins Noirs », qui, dans un style éloquent et poétique, analysa la signification historique de la Révolution Haïtienne de Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines.

L’influence de ces figures du Panafricanisme et le soutien des pays du camp socialiste au mouvement de libération des peuples colonisés amenèrent Cabral à adhérer au marxisme, une adhésion somme toute naturelle, car nombre d’intellectuels progressistes des pays colonisés étaient marxistes ou avaient des sympathies pour le marxisme.

Amilcar Cabral avait été également influencé par les écrits sur le colonialisme. Et à ce titre, il ne fait pas de doute que Cabral avait entendu parler d’Aimé Césaire, figure dominante et intellectuel flamboyant de la « Négritude » et auteur du livre le plus dévastateur contre le colonialisme, « Le discours sur le colonialisme ». Ce livre et celui de Frantz Fanon, « Les damnés de la terre », qui ont contribué à mettre à nu la nature barbare, tyrannique, immorale et déshumanisante du système colonial, démolissant ainsi les arguments sur sa prétendue « mission civilisatrice » ont eu un écho profond dans la pensée et l’action des intellectuels luttant contre la domination coloniale, comme Cabral.

LA FONDATION DU PAIGC ET LE DECLENCHEMENT DE LA LUTTE ARMEE

Après ses études à Lisbonne, Cabral retourna en 1952 à Bissau où il travailla pendant quelques années avant d’aller en Angola en 1955. Dans ce pays, il reprit contact avec les nationalistes angolais et participa à la fondation du Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (Mpla). De retour en Guinée, il fonda en 1956 le Paigc qui décida de faire de la population urbaine le fer de lance de la lutte contre le colonialisme. Mais, en 1959, une grève des ouvriers fut noyée dans le sang par l’Etat colonial portugais, avec près de 50 morts et plus de 300 blessés.

Cette répression sanguinaire eut deux conséquences majeures dans la pensée de Cabral et de ses camarades. La première était que face à la sauvagerie de la répression coloniale, le recours à la violence était inéluctable. La deuxième conséquence était que Cabral fut obligé de réexaminer la stratégie du Paigc en décidant de donner la priorité à la mobilisation des masses paysannes dans les campagnes.

Cabral était conforté dans sa conviction que la violence était la voie nécessaire pour obtenir la Libération de son pays par l’exemple de la guerre d’Indépendance de l’Algérie contre le colonialisme français et la défaite de celui-ci par le peuple vietnamien. Ces deux exemples et d’autres ont dû renforcer son optimisme dans la possibilité de vaincre le colonialisme portugais en ayant recours à la lutte armée.

Celle-ci fut déclenchée en 1963 et très rapidement enregistra d’importants succès sur le plan militaire et diplomatique. Pour renforcer le soutien international à la lutte et isoler davantage le colonialisme portugais, Cabral multiplia les voyages à travers le monde. C’est au cours de ces déplacements qu’il prononça la plupart de ses discours les plus importants, qui constituent des contributions théoriques et politiques majeures à l’analyse des problèmes liés à la lutte de libération nationale.

L’HERITAGE THEORIQUE

Dans une série de discours, Cabral avait esquissé les contours de sa pensée politique et exposé sa position sur les grands débats idéologiques de son époque. Il y avait abordé les sujets liés à la stratégie révolutionnaire, à la domination impérialiste, à la théorie de l’histoire et de la force motrice de l’histoire, au rôle de la petite bourgeoisie dans la lute de Libération, à l’importance de la culture, à la fois comme instrument de domination et arme de résistance. Parmi les textes majeurs, on notera le célèbre discours prononcé à La Havane (Cuba) en 1966 lors de la première rencontre tricontinentale des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, l’éloge funèbre du président Kwame Nkrumah et l’hommage rendu à Eduardo Mondlane, lors d’une visite aux Etats-Unis.

Ces textes et d’autres ont été rassemblés sous la direction de Mario de Andrade et publiés sous le titre « L’arme de la théorie » aux éditions Maspero à Paris, en 1975.

Cabral attachait une grande importance à la théorie dans la lutte de Libération, parce qu’elle était une arme indispensable dans le combat contre l’ennemi. En fidèle disciple de Lénine selon qui « il n’y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire », Cabral avait observé : « S’il est vrai qu’une révolution peut échouer même si elle est basée sur une théorie parfaitement conçue, jusqu’à présent personne n’a conduit une révolution victorieuse sans théorie révolutionnaire ». Par conséquent, pour lui, un mouvement révolutionnaire digne de ce nom doit nécessairement s’appuyer sur une théorie révolutionnaire, sinon, l’échec est inévitable.

Mais Cabral n’était pas un dogmatique. C’était un théoricien original et à l’esprit indépendant. Pour lui, les « révolutions ne sont pas exportables » en dépit de la similitude des situations et de l’existence du même ennemi pour les peuples dominés : l’impérialisme. Chaque révolution est tributaire du contexte historique, politique, social et culturel du pays dans lequel elle se déroule. Par conséquent, les théories, même si elles ont le même socle idéologique, doivent s’adapter au contexte de chaque pays, de chaque société. En outre, pour Cabral il est fondamental de ne point perdre de vue la dialectique de la théorie et de la pratique dans laquelle la théorie sert à éclairer la pratique qui doit à son tour valider ou infirmer celle-là.

Tout comme Frantz Fanon, Cabral avait compris l’importance de la culture dans la stratégie de conquête coloniale. Dans un discours à la mémoire d’Eduardo Mondlane, prononcé à l’Université de Syracuse à New York et intitulé « Libération nationale et culture », Cabral souligna que les leçons de l’histoire ont enseigné que la domination étrangère sur un peuple ne peut durer que si le dominateur procède à une répression systématique de la culture du peuple dominé pour imposer sa culture et ses valeurs à la place. En effet, dit-il « l’histoire nous enseigne que dans certaines circonstances il devient aisé pour des étrangers d’imposer leur domination… Mais l’histoire nous enseigne aussi qu’elle ne peut être préservée que par un contrôle permanent et organisé de la vie culturelle du peuple dominé... ».

Cependant, la culture peut également servir comme arme de résistance dans la lutte pour mettre fin à la domination. C’est pourquoi, Cabral accordait un rôle crucial à la culture dans la stratégie globale de lutte pour la libération nationale. C’est en se réappropriant sa culture que le colonisé arrive à lutter plus efficacement contre son aliénation et à remettre en cause les valeurs étrangères qu’on lui a inculquées, donc à mieux résister à la domination étrangère.

L’HERITAGE POLITIQUE

Sur le plan politique, Amilcar Cabral a apporté des contributions impérissables sur la nature du leadership, sur la construction du mouvement révolutionnaire, sur la résolution des contradictions en son sein et sur nombre d’autres questions liées à la lutte de Libération nationale.

L’un des héritages politiques majeurs laissés par Cabral est sans doute son appel au « suicide » de l’intellectuel révolutionnaire : « la petite bourgeoisie révolutionnaire doit être capable de se suicider comme classe pour ressusciter comme travailleurs révolutionnaires complètement identifiés avec les aspirations profondes du peuple auquel ils appartiennent ».

Voilà la voie à suivre : se « suicider » pour se débarrasser des tendances bourgeoises qui guettent en permanence la petite bourgeoisie et qui l’amènent à trahir la Révolution ou à la confisquer une fois qu’elle est devenue victorieuse. Cet appel au « suicide » de la petite bourgeoisie est un aspect capital de la pensée politique de Cabral. Car, pour lui, le « suicide » est la condition sine qua non de la fusion du leadership avec les masses, de sa capacité à respecter les principaux fondamentaux qui guident le mouvement de Libération.

Cabral ne s’était pas contenté de théoriser sur le « suicide » de la petite bourgeoisie. Tout comme Eduardo Mondlane, qu’il admirait tant, il avait été capable de se « suicider » lui-même pour épouser complètement le point de vue et les aspirations des masses populaires. Il avait su se transformer pour s’identifier aux classes laborieuses et aux masses paysannes et se mettre à leur niveau. Cela explique, entre autres, l’immense respect dont il jouissait tant à l’intérieur de son pays qu’à l’extérieur et le succès de la lutte de libération qui, en moins d’une dizaine d’années, avait pu libérer les trois quarts du pays, en dépit de la férocité de la répression de l’Etat colonial portugais.

Hélas ! des intellectuels de la trempe de Cabral sont une espèce rare. C’est pourquoi l’appel au « suicide » de l’intellectuel africain a eu peu d’écho, comme le montre l’expérience de plus de 50 ans « d’indépendance ». Les soubresauts qu’a connus et que continue de connaître la Guinée-Bissau montrent que l’appel de Cabral n’a pas été entendu par nombre de ses propres compagnons de lutte ou héritiers. Que dire alors du comportement de nombre d’intellectuels « révolutionnaires » mais qui, une fois au pouvoir, tournent le dos au peuple et deviennent des exécutants dociles des politiques dictées par les institutions financières internationales et leurs « partenaires » occidentaux ?

Dans nombre de cas, une fois le pouvoir acquis, ils ont souvent maintenu le statu quo et engagé la course aux privilèges et à l’argent au détriment de la lutte pour la décolonisation des mentalités et la transformation des structures économiques et sociales héritées de la colonisation.

CONCLUSION

Quarante ans après son assassinat, les idées et l’exemple de Cabral restent plus actuels que jamais. Sa disparition prématurée a privé le mouvement révolutionnaire africain de l’un de ses théoriciens les plus éminents et les plus originaux. Cabral était un leader qui était étroitement lié aux masses et profondément imbu des valeurs fondamentales de son peuple. C’était un visionnaire et un ardent panafricaniste. Il symbolise le type de leadership qui manque cruellement à l’Afrique en ces temps de menaces grandissantes de recolonisation du continent.

En effet, les évènements en cours au Mali et ceux de Libye et de Côte d’Ivoire en 2011 avaient mis à nu l’impuissance de l’Afrique officielle et le manque de vision stratégique des dirigeants du continent dont certains ne sont que de vulgaires marionnettes au service des puissances impérialistes.

Ainsi donc, en cette période de profonde déception à l’égard des « indépendances » et du rôle des « élites » politiques et intellectuelles africaines, il est essentiel de rappeler que le continent a produit un grand penseur et un leader révolutionnaire de la trempe d’Amilcar Cabral Ce penseur révolutionnaire fondamental mérite d’être reconnu comme tel et célébré par tous les véritables patriotes africains. Les organisations politiques et mouvements sociaux africains, qui luttent pour l’avènement d’une Nouvelle Afrique debout, indépendante, souveraine, unie, démocratique et prospère, doivent se réapproprier les idées et l’œuvre de Cabral, tout comme celles des autres martyrs et héros de la Révolution africaine. Leur vie et leurs œuvres doivent être enseignées dans les écoles et universités africaines. C’est là une des conditions essentielles qui permettraient de décoloniser complètement les mentalités et nous réapproprier notre propre histoire.

Source : http://www.pambazuka.org

** Demba Moussa Dembélé est membre de la Ligue internationale de la lutte des peuples, vice-président du Réseau international Frantz Fanon
Dakar