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BÊTES SANS PATRIE

Un livre de Uzodinma Iweala Traduit de l’anglais par Alain Mabanckou Editions de l’Olivier 176 pages 18 euros

D 17 décembre 2010     H 04:40     A Gisèle Felhendler     C 0 messages


La guerre à laquelle se livrent les « bêtes sans patrie » est atroce, ambiguë, jamais identifiée mais violemment énoncée. Inversion des rôles de victimes et bourreaux sans âge. Uzodinma Iweala raconte cette déstructuration, cette dissolution du libre arbitre, avec une empathie frénétique. Et un doute lancinant, obsédant : qui parle ?

Agu raconte, avec une sincérité crue, son ascension, à son corps défendant, d’enfant soldat dans une de ces guerres qui ravagent l’Afrique. Car le pays, jamais nommé, nous rappelle encore plus violemment que ce déferlement d’horreurs et d’absurdités pourrait avoir lieu en Sierra Leone, au Liberia, en Côte d’Ivoire, au Congo... Agu pose la dérangeante question de la culpabilité des enfants dans un monde qui les dénature jusqu’à la folie, la schizophrénie ou le mutisme. Agu était un enfant normal avant la guerre, il allait à l’école, adorait lire, aidait ses parents. Et puis l’irracontable, une volonté irrépressible de meurtre : il accepte de massacrer les autres : "Je veux tuer ; je ne sais pas pourquoi. Je veux simplement tuer. D’un coup je vois on dirait c’est un animal devant moi, je veux le tuer." Endoctriné par ses supérieurs qui lui disent que c’est son "boulot de soldat », sans autre choix qu’obéir à un commandant pédophile qui lui martèle qu’il ne tue pas des êtres humains mais des animaux !
Tableau obscène d’une errance macabre où les enfants sont enrôlés pour servir de chair à canon, subir violence et rapports de force.

Récit incisif, précis, visuel, appel à la résistance contre l’anéantissement et la souffrance en silence. La ponctuation est rare, les mots disent les idées avec une cruelle naïveté.
La traduction magnifique d’Alain Mabanckou restitue et sublime la langue d’Uzodinma Iweala, faite de bruits et de silences. Pari osé de trouvailles linguistiques, néologismes et onomatopées qui collent à la musicalité du texte. Il donne à entendre le pidgin, cet « anglais pourri », chaotique et déstructuré du Nigéria, selon l’expression de William Boyd à propos d’une autre œuvre..
Impossible en effet de ne pas inscrire Bêtes sans patrie dans la filiation du magistral Sozaboy (Saro Wiwa est en effet le premier écrivain à avoir abordé la problématique des enfants soldats dans la guerre du Biafra avec le personnage troublant de Méné), de Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala sur le Congo ou encore d’ Ahmadou Kourouma avec Allah n’est pas obligé sur les guerres de Sierra Leone et du Liberia. Ces romans racontent des vies minuscules dans une langue totalement désintégrée, réinventée pour traduire l’asphyxie et l’anéantissement, la déshumanisation de corps réifiés ou bestialisés : un "petit minimum de corps charbon", ainsi qu’ Agu décrit les soldats. "Ces gens autour de moi ils ressemblent tous à je ne sais pas quelles ethnies de bêtes sauvages, ils ne sont plus des êtres humains.", "morceau de viande qu’ils veulent découper avec un couteau." La guerre animalise et chosifie les corps pour légitimer leur mise à mort. La sincérité désarmante mais jamais infantilisée du petit Agu, 10 ans, a recours à un humour amer pour accepter l’inacceptable.

Un monologue-confession halluciné dans une langue torturée à outrance pour dire les viols, pillages, raids, tueries, et convoquer une violence glaçante, insoutenable.

Plus loin que le réquisitoire évident contre « les choses de la guerre », ce roman sonne comme le gémissement tragique d’un griot habité.

Gisèle Felhendler