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Entreprises : Compétitivité dans le pillage

D 11 février 2015     H 05:43     A Thomas Noirot     C 0 messages


La notion de compétitivité semble être devenue tellement sacrée dans le débat public, que les parlementaires en oublient le pillage qui la sous-tend immanquablement.

Le gouvernement socialiste et ses alliés, empêtrés dans leur politique libérale et vaine de relance de la croissance, n’ont jamais caché un vorace appétit économique pour l’Afrique, dont les ressources naturelles et les besoins d’une population en pleine explosion démographique sont perçus comme l’une des solutions aux maux de l’économie française. Hormis la « lutte contre le terrorisme », la conquête et la préservation de marchés sont la seule boussole de toute l’action diplomatique française sur le continent, étant entendu qu’un État doit « défendre ses intérêts ». Et tant pis si la compétition dans l’économie mondiale passe immanquablement par un recours massif à l’évasion fiscale (c’est-à-dire la spoliation légale par les multinationales de centaines de milliards de dollars pourtant indispensables à la satisfaction des droits sociaux : santé, éducation, alimentation, logement…) et par d’incontournables ravages sur le plan social et environnemental (exploitation des salariés, pollution de l’eau et des sols, déforestation, etc.). Ainsi, dans tous les discours des décideurs politiques, passés et présents, d’Arnaud Montebourg à Laurent Fabius, de Pascal Canfin à Manuel Valls, un maître mot : la compétitivité ; celle des entreprises, et celle de la France. Ce dogme verrouille la pensée et l’action politiques, à l’international comme dans le cadre législatif français : les notions de justice sociale ou de préservation de l’environnement, poliment évoquées, ne doivent pas enrayer la course à la compétitivité, supposée être compatible… sauf lorsqu’il s’agit de légiférer.

Opacité compétitive

Début septembre, le Parlement français s’engageait dans la transposition en droit français de deux directives européennes, les directives Comptable et Transparence, selon lesquelles les Etats membres doivent imposer aux entreprises forestières et extractives de déclarer les montants versés aux gouvernements des pays dans lesquels elles exploitent du bois, des hydrocarbures ou des minerais. La transparence sur ces paiements, projet par projet, se veut un moyen de lutter contre le détournement d’argent public, en permettant à la société civile de chaque pays hôte de demander des comptes à leurs gouvernants sur l’utilisation de cette manne financière.

Depuis des mois, les associations et syndicats de la plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires et de la Coalition française Publiez Ce Que Vous Payez parlaient d’une seule voix pour inviter l’exécutif à saisir l’occasion de cette transposition pour aller plus loin et imposer un « reporting pays » complet : l’extension de cette obligation de publication à l’ensemble des pays dans lesquels les entreprises ont des filiales (et non uniquement aux pays d’exploitation) et à d’autres informations cruciales pour détecter les pratiques d’évasion fiscale (chiffre d’affaires, bénéfices, effectifs, etc.). Rien de plus, somme toute, que ce que les banques françaises sont obligées de faire depuis la loi bancaire de 2013, qui permet de mettre en lumière l’enregistrement artificiel des profits dans des paradis fiscaux : un rapport publié début novembre par la Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires révèle ainsi qu’en 2013, un tiers des filiales étrangères des cinq plus grandes banques françaises se trouvaient dans des paradis fiscaux, concentrant un quart de leur chiffre d’affaires international.

Las, si quelques députés (pour la plupart « frondeurs ») ont tenté de faire passer des amendements en ce sens, la majorité a soutenu le gouvernement et le rapporteur du projet de loi, le socialiste Christophe Caresche, sur leur position de transposition a minima. C’était évidemment le souhait des industriels, qui voulaient un texte d’application « la plus souple possible », comme l’expliquait un mois et demi plus tôt la directrice financière du groupe Rougier [1], champion du pillage forestier dans le bassin du Congo. Elle brandissait sans surprise l’argument du carcan « anticoncurrentiel » pour défendre le lobbying agressif des entreprises vis-à-vis du gouvernement : « seuls les Européens et en premier lieu les Français et les Anglais sont actuellement concernés, ce qui explique la mobilisation, des grands groupes en France, tels que Total, GDF Suez, Areva, Vinci, Eramet, etc. ». Un discours attendu, pour des industriels… mais repris en cœur par les parlementaires et le gouvernement. La palme de la sincérité revient au rapporteur de la loi au Sénat, le socialiste Richard Yung, qui a expliqué lors de l’examen du texte qu’ « il s’agit bien de lutter contre la corruption et non contre l’évasion fiscale. Parce que ces amendements introduiraient une certaine distorsion de concurrence en défaveur des entreprises françaises, la commission [des finances du Sénat] n’y est pas favorable. (...). C’est bien joli de vouloir que la France éclaire le monde, mais, en la matière, on doit aussi s’occuper de l’intérêt de nos entreprises ! ».

Nouvelle disparition du secret bancaire !

Les paradis fiscaux, qui sont au cœur des circuits de pillage de la Françafrique, ont en commun avec cette dernière l’annonce régulière de leur disparition. Fin octobre, la presse a ainsi annoncé avec fracas la fin du secret bancaire, suite à la réunion annuelle du Forum mondial sur la transparence et l’échange d’informations à des fins fiscales. La raison : une avancée sur le plan de l’échange automatique d’informations entre administrations fiscales des différents pays, une vieille revendication de la société civile pour permettre à chaque fisc de mieux traquer d’éventuels fraudeurs. Sur les 93 pays s’étant engagés à appliquer la norme d’échange d’informations élaborée sous l’égide de l’OCDE (l’organisation regroupant la trentaine de pays les plus riches), une cinquantaine d’Etats ont signé un accord dit multilatéral pour la mettre en œuvre. Mais, bien que prétendument « multilatéral », cet accord implique que les Etats parties choisissent les autres Etats avec lesquels ils vont échanger de l’information ; des zones d’ombre demeureront donc immanquablement dans ce maillage, certains pays ne souhaitant pas ou ne pouvant pas, faute d’un rapport de forces suffisant dans la négociation, échanger automatiquement ces informations avec tel ou tel autre. En outre cette norme, qui doit être ainsi mise en œuvre d’ici 2017, est suffisamment complexe pour noyer les administrations fiscales les moins bien armées, et pour offrir des parades légales que ne manqueront pas d’exploiter des avocats fiscalistes et leurs clients.

Évasion fiscale industrielle

Début novembre éclatait justement un nouveau scandale d’évitement fiscal parfaitement légal, dit du « Luxleaks » : le Consortium international des journalistes d’investigation, l’ICIJ, révélait les accords secrètement passés entre 340 multinationales, puis 35 autres, et les autorités du Luxembourg, pour y rapatrier leurs bénéfices après avoir obtenu la garantie qu’ils seraient largement épargnés par le fisc local. Ces centaines de tax rulings, négociés auprès de l’Etat luxembourgeois par les grands cabinets d’audit financier (les « Big four » : PricewaterhouseCoopers, Deloitte, Ernst & Young, KPMG), montrent une nouvelle fois l’ampleur systémique de l’évasion fiscale. Il est certes tentant d’indexer quelques cas emblématiques (Ikéa, Pepsi, Deutsche Bank, Disney, etc.), y compris du côté français voire françafricain (Axa, BNP Paribas, BPCE… mais aussi Socfin, holding par laquelle le groupe Bolloré engrange les bénéfices de « ses » plantations de palmiers à huile en Afrique et en Asie). Mais plutôt que de désigner ce qui pourrait passer pour des brebis galeuses, il faut retenir que c’est l’immense majorité (sinon l’ensemble) des multinationales qui ont recours à ce type de montages leur permettant d’enregistrer artificiellement leurs profits dans des territoires où ils seront bien moins taxés : autant d’argent volé, en toute légalité, aux finances publiques des pays dans lesquels l’activité économique est réalisée. Quitte à tourner à la schizophrénie : le 9 décembre, des journalistes de France 2 ont montré qu’EDF, groupe public contrôlé à plus de 80 % par l’État français, avait également des filiales dans des paradis fiscaux, lui permettant de payer moins d’impôts à l’État français…

La justice est impuissante face à ce pillage légal ; par contre, Antoine Deltour, ancien salarié de l’une des « Big four » à l’origine de la fuite dans la presse d’une partie des documents du Luxleaks, est poursuivi par la justice luxembourgeoise. Et pour cause : il n’existe toujours pas, en France, de dispositif juridique pour protéger les lanceurs d’alerte comme lui.

Irresponsabilité compétitive

Les multinationales ne se contentent pas d’organiser la défiscalisation de leurs profits : pour accroître ces derniers, et pour tenir face aux concurrents qui font de même, elles développement leurs activités de production là où les coûts sont les plus bas. Au-delà de la fiscalité, cela se traduit par la faiblesse ou l’ineffectivité de la protection des travailleurs et de l’environnement, comme nous le rappellent régulièrement des catastrophes industrielles. Mais si une multinationale est une entité sur le plan économique, ce qui lui permet d’enregistrer ses profits dans telle filiale plutôt qu’une autre ou plutôt qu’au niveau de la société mère, elle n’a pas de consistance légale : chaque société est juridiquement indépendante, au point qu’il est jusqu’à présent impossible de poursuivre Total France pour les pollutions constatées au niveau des installations pétrolières de Total Nigéria, pour ne citer qu’un exemple. C’est donc seulement vers la justice de leur pays, quelques soient ses moyens et son niveau de corruption, que peuvent se tourner les victimes directes d’une entreprise. Et elles sont légion : une étude publiée le 21 octobre par ECCJ (European Coalition for Corporate Justice) et IPIS (International Peace Information Service) a montré que les deux tiers des entreprises du CAC40 ont été éclaboussées par des scandales environnementaux et sociaux ces 10 dernières années (la moitié pour l’équivalent britannique, et les trois quarts pour l’équivalent allemand !).

Cette aberration juridique, dénoncée depuis toujours par la société civile, pourrait être partiellement corrigée par la proposition de loi « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », déposée en 2013 par les députés Noguès (PS), Potier (PS) et Auroi (EELV) – donnant les initiales « NPA », comme ne manquent pas de le faire remarquer des conseillers ministériels qui dénigrent ainsi ce qu’ils considèrent comme une attaque contre la capitalisme français. Ce « devoir de vigilance » pourrait en effet introduire dans le droit français une « présomption de responsabilité » du siège français des firmes qui bénéficient à plein régime du saccage social et environnemental mené par leurs filiales dans d’autres pays. A partir de fin janvier, ce texte désormais soutenu par 65 députés devrait être soumis au Parlement : le gouvernement et la majorité devront alors choisir, une nouvelle fois, entre le spectre de nouvelles « contraintes » venant entacher la « compétitivité » de nos fleurons industriels et la justice.

par Thomas Noirot

[1] Interview à l’Association Technique Internationale des Bois Tropicaux (ATITB, www.atibt.org), 31 juillet 2014

Source : http://survie.org/billets-d-afrique