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Faut-il rebaptiser les lieux glorifiant le passé colonial de la France ?

D 7 mars 2018     H 05:40     A Amélie Quentel     C 0 messages


Le « Guide du Paris colonial et des banlieues » dresse une liste de plus de 200 rues, places et avenues à Paris et en banlieue, « baptisées du nom d’espaces colonisés ou en l’honneur de leurs bourreaux ». Ce livre interroge sur ces symboles « de la prégnance d’un empire colonial » français.

Il y a quelques années dans une ville de Bretagne, l’auteure de ces lignes habitait un appartement de la rue Paul-Bert. Sans jamais se renseigner sur ce personnage – ignare que nous sommes – dont on croisait pourtant tous les jours le nom inscrit sur sa petite plaque bleue roi. En lisant le Guide colonial du Paris colonial et des banlieues (Syllepse), on en a appris un peu plus sur Paul de son prénom, Bert de part son père : outre son poste de ministre de l’instruction publique en 1881 – et son rôle majeur dans l’instauration de l’école laïque obligatoire et gratuite – il était « président d’honneur de la Société pour la protection des colons et l’avenir de l’Algérie ».

L’homme politique a ainsi rédigé des manuels scolaires, réédités jusque dans les années 1930, où l’on apprenait notamment que « les Nègres (…) sont bien moins intelligents que les Chinois, et surtout que les Blancs » et qu’il « faut bien voir que les Blancs étant plus intelligents, plus travailleurs aussi, plus courageux que les autres, ont envahi le monde entier et menacent de détruire ou de subjuguer toutes les races inférieures. Et il y a de ces hommes qui sont vraiment inférieurs ».

Des murs qui « disent la gloire de l’empire colonial »

C’est pour ces propos que Paul Bert, qui donne son nom à une rue du XIe arrondissement parisien, figure dans cet ouvrage de Didier Epsztajn et Patrick Silberstein. Respectivement éditeur et fondateur de « l’alter-éditeur » Syllepse, maison autogérée qui se revendique engagée, les deux auteurs ont voulu faire « parler [les] murs » de la capitale. « Des murs dont on a voulu sciemment, délibérément et politiquement, qu’ils disent la gloire de l’empire colonial », jugent-ils.

Ils ont ainsi dressé une liste de plus de 200 rues, places, impasses et avenues parisiennes « baptisées du nom d’espaces colonisés ou en l’honneur de leurs bourreaux » – sachant que « Paname » en compte en tout environ 6 000 -, et idem en banlieue. Le réseau « Sortir du colonialisme », qui organise tous les ans une semaine anticoloniale et antiraciste et qui avait déjà, en 2013, initié un « Colonial tour » de Paris a aidé à la diffusion du livre.

Tirailleurs sénégalais et exposition coloniale

Classées par arrondissements, les rues arborant le nom de nombreux anciens membres du « parti colonial » – un groupe de députés et sénateurs trans-partisans qui ont oeuvré en faveur des colonies – sont toutes accompagnées d’une notice biographique, rappelant les faits d’arme plus ou moins heureux de certains individus. Pour une meilleure vue d’ensemble, et pour mieux expliquer comment selon eux « ces plaques bleues font bien plus que célébrer l’expansion coloniale française et son oeuvre ‘civilisatrice’ : elles montrent l’extraordinaire imbrication du fait colonial avec la construction et le fonctionnement de l’Etat », chaque notule à propos d’une rue contient un renvoi vers une autre, dont la toponymie révèle finalement que les deux sont liées.

Ainsi, la rue Paul-Bert renvoie au Boulevard Jules-Ferry – qui justifia la colonisation en 1885 au titre du « devoir [des races supérieures] de civiliser les races inférieures ». Les deux hommes ont travaillé ensemble sur la question de l’école laïque. Et les auteurs de citer l’ouvrage Culture coloniale 1871-1931 – La France conquise par son Empire (éd Autrement) des historiens Sandrine Lemaire et Pascal Blanchard, qui expliquent que « de façon visible ou invisible, trois générations d’hommes politiques seront influencées, formées ou issues de cet espace colonial ».

A l’occasion de ces « croisières parisiennes » et de ces « promenades » dans les « sentiers coloniaux » on croise ainsi, par exemple, la rue Faidherbe, dans le XIe arrondissement. De son prénom Léon, ce dernier était un administrateur colonial. Il devint Gouverneur du Sénégal et créa le corps des tirailleurs sénégalais, en 1857. Parce qu’il n’y a pas que le XIe, on peut citer dans le XVIe arrondissement le square Leroy-Beaulieu. Ce dernier, auteur de De la colonisation chez les peuples modernes (1874), étant l’une des figures de proue de la doctrine expansionniste en matière coloniale. Itou la place Paul-Reynaud, du nom du ministre des Colonies qui inaugura l’Exposition coloniale de 1931 – où furent par exemple exhibés, comme « au zoo », 111 Kanaks (lire ce papier de Libé). Dans le XVIIIe, la rue de la Guadeloupe existe depuis 1877.

Une campagne pour destituer une statue de Thomas Bugeaud

Un long paragraphe est également consacré à Thomas Robert Bugeaud, qui bénéficie d’une avenue à son nom dans le XVIe arrondissement, outre une statue le représentant à Périgueux. Une campagne avait été initiée par des internautes à l’été 2017 pour la destitution de ce monument dans la ville de Dordogne. Devenu gouverneur d’Algérie en 1840, il est régulièrement décrié pour y avoir pratiqué une « politique de la terre brûlée » et des « enfumades ». L’ouvrage évoque également la volonté du CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France) de débaptiser les collèges et lycées Colbert, du nom de ce ministre de Louis XIV qui promulgua le Code noir.

Les auteurs, qui convoquent systématiquement des intellectuels partageant leur point de vue – d’autres travaux ou articles disponibles sur le sujet, sans être pro-colonialisme, étant parfois plus nuancés, comme ces tribunes d’historiens dans l’Huma – citent ainsi le chercheur Olivier Le Cour Grandmaison. Sur son blog Mediapart, ce dernier explique que « si scandale il y a, il n’est pas dans le fait d’exiger que ses statues disparaissent et que [le nom de Bugeaud] soit effacé de l’avenue parisienne qui l’honore encore, mais dans l’existence même de ces hommages toujours rendus au bâtisseur sanglant de la France coloniale et à l’ennemi de l’égalité, de la liberté et de la fraternité ».

Ils prennent ainsi pour exemple les récents événements de Charlottesville aux Etats-Unis autour du projet de déboulonner la statue du Général confédéré Robert Lee – où une personne est morte sous les roues d’un militant d’extrême-droite. De même, l’Université de médecine de Lyon et une rue parisienne, qui mettaient à l’honneur le Prix Nobel de médecine Alexis Carrel, un chirurgien proche du régime de Vichy et pro-eugénisme, ont vu leur nom changé suite à la mobilisation d’associations.

« Interroger certains des fondements de la République »

Si Epsztajn et Silberstein rappellent par exemple dans la notule sur Paul-Bert qu’ « il faut néanmoins, selon certains auteurs, contextualiser ce qui n’est pas du racisme mais un ethnocentrisme caractéristique de son temps », ils estiment également que la plupart des tentatives de réflexion sur le sujet seraient vite assimilées – et à tort – par leurs détracteurs à une volonté de tout « éradiquer ». Et ce, de façon à « décrédibiliser » ceux qui, pourtant, « en donnant un autre sens à la toponymie parisienne », ne souhaiteraient qu’« interroger certains des fondements de la République [pour] l’aider à se séparer d’un héritage qui la plombe » (citant ici la politologue Françoise Vergès). Patrick Silberstein assure ainsi dans un papier du quotidien conservateur anglais The Telegraph : « Nous ne voulons pas réécrire l’histoire, mais présenter une autre version de l’histoire, qui est celle de l’anticolonialisme et de la décolonisation ».

Ainsi, selon eux, « ceux qui, tel le coq gaulois, se dressent sur leurs ergots pour empêcher que le moindre drapeau ne soit replié, que la moindre plaque ne soit dévissée ou reformulée, veulent nous contraindre à accepter leur patrimoine et à empêcher que la discussion sur le legs ne puisse déboucher sur un affichage public différent ». Et de proposer, donc, d’agrémenter les plaques bleues de notices biographiques plus exhaustives. De proposer, également, des noms qui pourraient rejoindre ceux, déjà présents sur les murs de Paris, de héros de « la Commune et de la Libération » ou encore de l’anticolonialisme, tel que le carrefour du Général-Jacques-Pâris-de-Bollardière, qui dénonça l’usage de la torture en Algérie. Parmi leurs propositions : Frédéric Passy, premier prix Nobel de la paix en 1901 pour son hostilité au colonialisme, Fatima Bedar, jeune fille noyée lors du massacre des Algériens à Paris, en 1961, ou encore le leader indépendantiste Jacques Nestor, tué lors de la répression d’émeutes en Guadeloupe, en 1967, par les forces de l’ordre. Une façon de construire une « mémoire collective de libération et d’émancipation au travers d’une reconquête mémorielle des murs de notre ville, ce Paname où nous marchons, où nous travaillons, où nous nous promenons, toutes et tous ensemble ».

Amélie Quentel

Source : https://www.lesinrocks.com

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