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« Les borborygmes des patois africains »

D 20 janvier 2014     H 05:41     A Jean-Pierre Cavaillé     C 0 messages


En défense d’un enseignement des langues de l’immigration, l’historien Jean-Pierre Cavaillé exprime ici ses « considérations affligées » sur les réactions unanimement négatives suscitées par le rapport sur l’intégration remis mi-novembre au premier ministre, Jean-Marc Ayrault. Comme celle de Thierry Desjardins, ancien journaliste au Figaro, qui donne son titre à ce texte.

La citation en titre est choquante, atrocement choquante, à mes yeux en tout cas, et je me demande tout à coup si je ne fais pas partie de ceux qui, aujourd’hui, ont une conception de l’inacceptable complètement dépassée, car ces mots, quelqu’un les a écrits, les a publiés, tranquillement en ligne, sur son blog, sans être mis en cause, sans être accusé d’abjection raciste par qui que ce soit, jusqu’à ce jour au moins. Ce quelqu’un n’est pas un provocateur d’extrême droite, mais un journaliste reconnu, ancien directeur général adjoint du Figaro, auteur d’une flopée de pamphlets politiques, lauréat du Prix Albert Londres (il est vrai controversé), officier de la Légion d’Honneur et de l’Ordre national du Mérite… Il se nomme Thierry Desjardins et ces mots se trouvent dans l’une des innombrables réactions courroucées contre le rapport sur l’intégration remis récemment au premier ministre Jean-Marc Ayrault (Refondation de la politique d’intégration, en 5 volets, la partie qui a déclenché les polémiques est celle produite par le Groupe de travail « Connaissance - reconnaissance », rédigée par Chantal Lamarre, directrice de Culture Commune – Scène nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais et Murielle Maffessoli, Directrice de l’Observatoire Régional de l’Intégration et de la Ville –Alsace).

Ce rapport, écrit Desjardins, « prévoyait notamment – excusez du peu – d’« assumer la dimension arabe-orientale de la France » et de considérer les borborygmes des patois africains sur le même plan que la langue française » (c’est moi qui souligne). Or, il ne s’agit pas du tout d’une voix isolée, pas du tout. Dans tous les papiers que j’ai lus ou presque est citée, sur un ton de scandale absolu, la phrase qui appelle à « assumer la dimension arabe-orientale de la France » (voir infra sur la signification de cet énoncé dans son contexte d’origine) et la proposition qui lui est associée dans le rapport – une proposition jugée au mieux saugrenue, mais le plus souvent criminelle, communautariste, anti-française –, de développer l’enseignement des langues de l’immigration, l’arabe en particulier, mais aussi des langues africaines, sans jamais d’ailleurs qu’il ne soit dit, contrairement à toutes les allégations à ce sujet, que toutes ces langues devraient être mises sur le « même plan » que la langue française (voir infra).

C’est à ces propositions en matière d’enseignement et de valorisation des langues que je veux m’arrêter – désireux de ne pas m’aventurer hors du champ de réflexion que je me suis donné (...) et de retenir la litanie d’imprécations et d’injures qui me viennent à la bouche à la lecture des tombereaux d’insanités contenus dans tous ces articles qui parlent de ce rapport comme d’une « machine à gommer », « à défaire », « à détruire la France » (voir par exemple Christian Vanneste, Boulevard Voltaire, etc.), comme d’un « modèle communautariste » (Guillaume Lelong du PS !), d’une « marche forcée vers le multiculturalisme » (Atlantico) ; quand je lis que « l’on sert la soupe aux islamistes » (Thierry Tuot, conseiller d’État), etc. etc. Maintenir l’attention sur la question des langues m’aidera, j’espère, à garder mon sang froid.

Je retiendrai trois éléments de la citation de Desjardins qui méritent d’être pris en considération : l’emploi du passé pour désigner le rapport incriminé, la prétendue égalité de traitement que le rapport recommanderait entre le français et les langues de l’immigration, la double focalisation sur la référence à l’arabe et aux langues africaines, dont la perception est, dans la myriade d’articles hostiles, tout à fait différenciée.

Un rapport nul et non avenu

Il y a d’abord le fait, dans cette citation comme partout ailleurs, que le rapport avec toutes ses préconisations est unanimement considéré comme appartenant déjà au passé : il constituerait un dysfonctionnement, un « dérapage » significatif de la politique délétère du présent gouvernement, auquel le tollé général – enfin disons médiatique et politique (après tout on ne sait pas ce que les gens en penserait, si le contenu du rapport leur était exposé avec un minimum d’objectivité, et si bien sûr on leur demandait leur avis) –, aurait mis aussitôt bon ordre. Le rapport est ainsi présenté comme une sorte de monstre mort-né, un amas d’absurdités qui se ridiculiserait et se détruirait lui-même. Ses propositions ne méritent donc pas même d’être discutées, et de fait elles ne le sont jamais, dans les papiers que j’ai pu lire. Elles ne sont d’ailleurs présentées que d’une manière minimale – réduite à des sortes de slogans – tronquées, caricaturées et falsifiées de la manière la plus grossière.

C’est pour moi, je ne le cache pas, une très mauvaise nouvelle, car j’attendais depuis longtemps, en toute candeur, que des textes publics osent présenter, certes peut-être en d’autres termes, des propositions similaires ; une très mauvaise nouvelle pour la perspective de l’enseignement des langues de l’immigration et d’ailleurs des langues tout court (sous le pseudo Michel Korpanoff, un journaliste du site d’information l’Union républicaine va jusqu’à écrire que « le seul moteur pour l’apprentissage d’une langue étrangère doit être les intérêts commerciaux », sans pourtant que l’auteur n’en conclue, comme il le devrait, qu’il est donc devenu absurde d’apprendre le français dans la plupart des pays du monde…). Mais c’est, en particulier, une très mauvaise nouvelle pour les langues dites régionales, qui sont mentionnées dans le rapport. Celui-ci renvoie d’ailleurs lui-même, pour son volet linguistique, au récent texte produit par le Comité consultatif pour la promotion des langues régionales et de la pluralité linguistique interne, sous la houlette d’Aurélie Filipetti, qui représente une avancée considérable (mais dont le caractère consultatif nous interdit de rêver). Le tout médiatique n’est pas encore tombé sur ce texte (on peut donc craindre le pire !). Par contre, le rapport sur l’intégration a immédiatement été mis en relation, pour taper dessus à bras raccourcis, avec les déclarations récentes de son destinataire, Jean-Marc Ayrault qui, pour « calmer » les Bretons (comme on le lit aussi partout), a promis (ou en envisage-t-il seulement la possibilité ?) un référendum afin de permettre la ratification de la Charte Européenne des Langues Régionales et Minoritaires. L’association systématique établie entre cet engagement ministériel et le rapport vilipendé n’augure rien de bon.

Le français rabaissé

Ce qui hérisse par-dessus tout les détracteurs du rapport, sur le sujet de l’enseignement des langues, c’est que le français y serait ravalé au même rang que l’arabe, les langues africaines ou les langues régionales. J’ai lu le rapport, à la différence visiblement de nombre de journalistes qui se contentent pour la plupart de se copier les uns les autres. J’y lis la phrase suivante : « Les pouvoirs publics sont appelés à réaffirmer une politique de la langue qui, tout en veillant à garantir la primauté du français sur le territoire national, participe à l’effort de cohésion sociale et contribue à la promotion de la diversité culturelle en Europe et dans le monde. » Je reconnais que ces formules incantatoires ne font guère sens, du moins par elles-mêmes, mais en tout cas la primauté du français en France est-elle affirmée sans aucune ambiguïté.

Mais les rédacteurs du rapport ont osé poser le principe d’égale dignité des langues, un principe incontestable d’un point de vue linguistique et anthropologique (mais évidemment tous les crétins le contestent pour les plus basses raisons idéologiques) sans le distinguer suffisamment du plan strictement légal et politique qui implique que sur un territoire donné, toutes les langues ne sauraient jouir d’une égale protection et promotion de la part des institutions. Ils insistent, par contre – et c’est en vérité cela qui est proprement insupportable pour tant de gens – sur le fait que l’égalité des citoyens ne saurait être effective sans la reconnaissance publique de l’égale dignité de leurs cultures et de leurs langues (ce qui n’implique nullement qu’elles doivent jouir de conditions de développement égales à celles dont le français bénéficie), en partant du fait évidemment que, volens nolens, la société française est une société plurielle, tant au niveau culturel que linguistique. Cela n’est certes pas une nouveauté, mais il n’est plus possible aujourd’hui de l’ignorer ; la reconnaissance et l’intégration dans les politiques publiques de cette pluralité seraient évidemment tout le contraire du communautarisme, car il s’agirait de reconnaître la pluralité et la mixité des identités individuelles ; il s’agirait de faire de cette pluralité un bien commun que nous pourrions partager et dont nous pourrions tous bénéficier.

Si l’on veut « intégrer » les migrants comme des citoyens à part entière, il faudrait évidemment commencer par les reconnaître de manière positive et non exclusivement négative, comme source de problèmes et de dangers, ainsi que le font tous ceux que choque ce rapport ; il faudrait reconnaître que le primo arrivant n’est pas un minus habens, qui n’a pas, ne connaît pas la bonne langue, la bonne culture, les bonnes manières, mais qu’il est porteur de qualités positives, en matière linguistique comme en tout autre domaine, et qu’il a donc des choses à nous apporter et à nous apprendre. Nous pouvons même juger à bon droit que ce savoir venu d’ailleurs (exogène au sens strict) est essentiel non seulement à notre enrichissement collectif, mais à la pratique même de notre vivre ensemble. C’est d’abord ce changement radical de perspective et de regard sur l’autre qu’implique ce rapport qui est spontanément, totalement, épidermiquement refusé. Les auteurs citent par exemple l’introduction du numéro de Langage et cité (DGLFLF) de 2008, intitulé Plurilinguisme et migrations : « Au rebours de l’idée selon laquelle la langue du pays d’accueil devrait se substituer entièrement et définitivement à leur langue première, les migrants et leurs enfants possèdent un répertoire plurilingue : ils comprennent, parlent, lisent, écrivent, à des degrés divers, plusieurs langues, dans les différentes circonstances de la vie sociale. » (1)

Enjeux de la reconnaissance linguistique

C’est ce titre qu’il est écrit dans le rapport : « la reconnaissance des langues, de toutes les langues, constitue un enjeu de reconnaissance des personnes ». Lorsque les auteurs du rapport déplorent ensuite qu’il faudrait encore « que ces langues soient reconnues de manière identique », il est très clair qu’il ne s’agit pas d’une reconnaissance identique au français, mais d’une mise en question de la hiérarchie drastique entre les langues dans l’enseignement, comme une hiérarchie d’abord et avant tout sociale, établie entre les groupes de locuteurs (2) : « Considérer le multilinguisme comme un atout pour le développement de l’enfant, comme une compétence en sections internationales ou encore à l’École Internationale Robert Schuman à Strasbourg et, par ailleurs, rejeter la pratique de la langue maternelle, de socialisation pour d’autres jeunes (pratique de la langue arabe, turque…) constitue un déni d’égalité au pire, et une méconnaissance des processus cognitifs à minima. Les linguistes mettent en avant la pertinence de parler plusieurs langues de manière simultanée comme un enjeu de développement des compétences linguistiques mais aussi intellectuelles ». L’enjeu est effectivement de taille, il s’agit, pour les enfants de l’immigration, et en particulier pour ceux qui sont socialisés dans une autre langue que le français, de retourner en atout pour la réussite de leur scolarité et donc de leur intégration, ce qu’aujourd’hui encore une multitude d’acteurs (enseignants, membres des administrations, souvent les parents eux-mêmes, etc.) considèrent faussement comme un handicap – le fait que ces enfants ne parlent pas chez eux et entre eux uniquement le français, là où l’on s’extasie par contre devant le plurilinguisme des enfants de diplomates.

Les pratiques éducatives allant dans ce sens ont pourtant fait depuis longtemps leurs preuves, qui exploitent le bilinguisme ou le trilinguisme comme reconnaissance et valorisation des cultures d’origine et à la fois outils de développement intellectuel (voir par exemple mon compte rendu du n° de Langage et société de 2006 intitulé le Scandale du bilinguisme). Évidemment, je partage entièrement l’idée que « le respect des langues de « socialisation » ou « premières » (dans le sens où ce sont celles dans lesquelles l’enfant est immergé en premier) constitue à la fois un impératif pour le développement des personnes et aussi une chance et une richesse culturelle et économique pour la société française ».

Il n’y a évidemment aucune raison d’affirmer qu’un tel apprentissage scolaire de sa langue maternelle ou d’autres langues se ferait au détriment du français ; c’est exactement le contraire que montrent toutes les enquêtes sur la pratique du multilinguisme scolaire et reconnaître « la place essentielle de […] la valeur de la langue parlée en famille (langue de socialisation) comme support à l’apprentissage de la langue française » est faire preuve de bon sens, que les instituteurs les moins bornés, à partir de leurs constatations empiriques, ont longtemps pratiqué avec grand profit – mais sans pouvoir s’en vanter – pour les petits locuteurs de langues régionales qui apprenaient le français à l’école.

Enseigner l’arabe, le bambara et le swahili

Le troisième motif de scandale que je veux relever dans les papiers qui le dénoncent est l’insistance particulière dans le rapport sur l’enseignement de l’arabe littéral et, pire encore, et les mentions qui s’y trouvent, assez génériques (trop), à ce qu’aurait de souhaitable l’enseignement en France de langues africaines : ce que Thierry Desjardins nomme des patois à borborygmes.

Voici d’abord comment ces propositions sont formulées dans le rapport. Ses rédacteurs sont bien conscients du point de fixation que représente l’enseignement délibérément sacrifié de l’arabe en France. C’est à ce sujet qu’est formulée la phrase la plus citée du document, celle qui a le plus choqué, mais qui n’est jamais réfutée (pas plus que les autres, encore une fois, on n’est jamais dans la discussion et l’échange d’arguments mais dans la condamnation sans appel et le ricanement stupide). Je la resitue donc dans son contexte : « Un des sujets fondamentaux est donc la question de la langue arabe au regard de notre histoire commune de colonisation et de décolonisation. La France devrait assumer la dimension "arabe-orientale" (comme afro-antillaise, océanindienne, mélanopolynésienne ou sud-est asiatique) de son identité et sortir de son attitude postcoloniale. Il faudrait donc valoriser l’enseignement de l’arabe, assuré par l’Éducation Nationale au même titre que les autres langues en l’introduisant dans les meilleures écoles et lycées sur tout le territoire français ». Il s’agit donc de considérer que les multiples éléments culturels – et donc linguistiques – issus des territoires de l’ex-empire colonial et présents en France (métropolitaine et d’Outre-mer) font partie de l’identité française et que ce n’est qu’en les assumant que l’on peut sortir d’une attitude coloniale ou plutôt, stricto sensu, postcoloniale envers les citoyens porteurs de ces cultures et de ces langues.

La question de l’enseignement de l’arabe (auquel il faudrait associer celui de l’amazigh, l’ensemble des variétés de berbère toujours oubliés) est évidemment particulièrement importante. On estime en effet, précise le rapport, que 3 à 4 millions de personnes « ont une connaissance au moins minimale de l’arabe » alors que l’offre d’enseignement concerne tout au plus 6000 élèves pour toute la France, qui apprennent l’arabe littéral. Sur l’Académie de Paris 2, « l’enseignement de la langue arabe en LV2 ou LV3 au lycée, dans le secteur public, n’est proposé que dans 8 établissements parisiens, dont 2 en sections internationales et 5 en LIE (Langue Inter-Établissement, c’est-à-dire avec des cours en soirée le mercredi ou le samedi, dans un autre lycée) ». Le chinois, par contre, est « proposé dans 50 établissements ». Ce déséquilibre est évidemment des plus révélateurs d’une nouvelle représentation du monde, où le chinois tend à être valorisé pour des raisons principalement économiques, mais aussi culturelles, là où l’arabe est dévalué, parce que perçu comme la langue de l’ennemi de l’intérieur, langue de l’islam (comme si une langue pouvait être ramenée à une religion !) et surtout langue des islamistes, et donc à bannir, voire à combattre.

La situation des langues africaines est différente. On peut être sûr que Desjardins n’aurait jamais écrit de l’arabe qu’il était un patois composé de borborygmes. Si l’on redoute l’arabe, on méprise souverainement les « patois » d’Afrique, d’ailleurs eux-mêmes très aisément identifiés à des langues criminogènes. Je me suis souvenu à ce propos du très justement oublié rapport Benisti publié en 2005 (j’avais tenté d’en faire l’analyse à l’époque) qui expliquait que le fait de parler « les patois du pays » à la maison était un facteur de délinquance juvénile. Si je n’ai pas retrouvé cela dans les articles hostiles au rapport, j’ai par contre noté combien cette idée d’un enseignement possible des langues africaines était spontanément considérée comme un truc de fou, une idiotie à mettre en exergue, sans avoir besoin du moindre commentaire, pour montrer à quel point ce rapport est ridicule.

Voici les mots du rapport à ce sujet : « Pour aller plus avant encore il pourrait aussi être proposé l’enseignement dès le collège d’une langue africaine, une de celles dominantes parmi les communautés originaires d’Afrique vivant en France, par exemple le bambara ou le dioula ou le lingala ou même le swahili, langue panafricaine par excellence qui permet de communiquer d’Afrique centrale à l’Afrique de l’est jusqu’aux Comores.... Nous oublions souvent que les immigrés, dont on attend d’eux « qu’ils parlent bien le français », parlent souvent déjà plusieurs langues. Parmi les populations d’origine africaine, beaucoup parlent leur langue maternelle et la langue "administrative officielle" du pays d’origine mais également a minima une troisième langue. »

Enseigner le bambara, le dioula, le lingala, le swahili : des « borborygmes ! » L’Africain est ainsi une fois de plus animalisé, réifié, réduit à un corps qui émet des sons inarticulés (les borborygmes ne sont même pas des cris comme en poussent les animaux, mais des bruits de digestion !) ; l’idéologie du zoo humain n’est pas morte. La figure du nègre chosifié, animalisé, telle que Frantz Fanon ou, aujourd’hui Achille Mbembé, en font l’analyse, est donc toujours active. Voilà ce que nous apprennent les réactions au rapport sur l’intégration qui n’ont rien à envier à la réduction des ministres de couleur Christiane Taubira et, en Italie,Cécile Kyenge, au statut de guenons.

Et tout cela se fait, en France, au nom de la nation menacée, de la République en danger ! Autant de couvertures en fait du racisme pur et simple. J’ai évité jusqu’à présent le mot ; mais il s’impose, car c’est bien le racisme qui est le moteur de cette fixation sur l’arabe et plus encore sur les langues africaines. C’est pourquoi aussi, me semble-t-il, ceux qui attaquent le rapport ne prennent même pas la peine de le discuter ; car les réactions d’hostilité qu’il suscite échappent en fait à toute raison. On lit dans certains papiers qu’il serait écrit dans un insupportable jargon, une novlangue, il serait une accumulation de lieux communs bien pensants… Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur le style, les stratégies d’argumentation et les imprécisions de ce texte. Pour ma part, j’en tire plutôt l’enseignement qu’il faut donc s’y prendre autrement, utiliser un autre langage et s’armer de prudence, user de circonvolutions, voire faire des concessions stratégiques à la langue de bois (non pas novlangue, certes, mais veterolangue bien française) du tout républicain invoqué par les critiques. On ne peut faire autrement si l’on veut se faire entendre (on me dira, et à juste titre, que je fais ici le contraire, mais je n’écris pas ici un rapport destiné au premier ministre !).

Mais il faut d’abord voir que ces critiques sont infiniment au-dessous de ce qu’elles critiquent. Leur dénominateur commun, je l’ai dit, je le répète, c’est que, justement, elles ne raisonnent pas et donc en fait ne critiquent même pas, mais éructent, huent, gloussent, ricanent sans aller un pas au-delà, et que ce qui est dénoncé comme un insupportable « jargon de sociologue » est le fait même de raisonner et d’argumenter pour conférer une image positive aux groupes objets de mépris et de haine sociale.

Dans une interview récente d’Achille Mbembe dans Rue89, je trouve justement ces mots, qui me semblent bien convenir à la situation. Le philosophe camerounais rappelle que Frantz Fanon « a montré que le racisme a une dimension sociale et politique, mais aussi une part qui relève des troubles mentaux. Tout raciste est quelque part un fou qui s’ignore. Tout racisme a une dimension hallucinatoire, paranoïaque et phobique. Tout cela représente la figure d’un moi qui défaille. Un moi fêlé. Une part des discours sur les étrangers, sur l’islam, sur le voile n’a rien à voir avec la raison ».

(1) « Plurilinguisme et migrations », Langues et cité, n° 13, novembre 2008.

(2) C’est à ce titre que le rapport cite Marie-Madeleine Bertucci « les langues ne sont pas sur un pied d’égalité et les relations hiérarchiques qu’elles entretiennent contribuent à entretenir une relation inégalitaire, réelle ou imaginaire entre les locuteurs. » en renvoyant à : « Le plurilinguisme des enfants de migrants en milieu scolaire », Migrations et plurilinguisme en France, DGLFLF, Cahier de l’Observatoire des pratiques linguistiques n°2, septembre 2008. pp. 16-24. Mais cette phrase se trouve aussi dans un article en ligne de la même auteure : « Les français régionaux, modalités d’une altérité minorée. Pertinence de la dimension régionale pour les politiques linguistiques-éducatives ? » et dans la présentation d’un ouvrage collectif ! (Transfert des savoirs et apprentissage en situation interculturelle et plurilingue)

Source : http://blogs.mediapart.fr/edition/les-batailles-de-legalite/article/090114/les-borborygmes-des-patois-africains