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Les universités américaines s’offrent des terres

D 12 juillet 2011     H 04:42     A Claire Provost, John Vidal     C 0 messages


Après les Etats et les entreprises étrangères, les grandes facultés d’outre-Atlantique investissent massivement sur le continent noir. Et les paysans locaux n’en bénéficient guère.

De grandes universités américaines comme Harvard (Boston, Massachusetts) et Vanderbilt (Nashville, Tennessee) font l’acquisition de vastes superficies de terres agricoles en Afrique. C’est ce qui ressort d’une nouvelle enquête réalisée par l’Oakland Institute, un institut de recherche militant situé en Californie. Selon ses auteurs, ces contrats d’achat ou baux de location, négociés par l’intermédiaire de fonds spéculatifs britanniques ou européens, risquent de chasser de leurs terres des milliers de personnes. Les investisseurs étrangers profitent d’accaparements de terres qui souvent n’apportent pas les bénéfices promis en matière d’emplois et de développement économique, et en plus portent en germe des problèmes sociaux et environnementaux dans ces pays les plus pauvres de la planète.

Le site web d’Oakland InstituteD’après ce rapport qui couvre sept pays africains, Harvard, Vanderbilt et de nombreuses autres universités américaines ont beaucoup investi dans les terres du continent ces dernières années. L’essentiel des capitaux transite par Emergent, une société de gestion d’actifs londonienne qui gère l’un des principaux fonds d’acquisition de terres africaines. Elle est dirigée par d’anciens cambistes des banques américaines JP Morgan et Goldman Sachs. Les clients d’Emergent aux Etats-Unis auraient investi jusqu’à 500 millions de dollars [350 millions d’euros] dans les terres les plus fertiles du continent noir, dans l’espoir d’obtenir un rendement de 25 %. Emergent assure avoir traité les contrats de manière responsable. “Les fonds de dotation universitaires et les fonds de pension sont évidemment des investisseurs privilégiant le long terme, affirme un porte-parole de la firme. Nous investissons dans l’agriculture en Afrique, nous y créons des entreprises et des emplois. Nous le faisons avec un grand sens des responsabilités… Les sommes engagées sont élevées, pouvant atteindre des centaines de millions de dollars. Il n’y a aucune spoliation. Nous voulons augmenter la valeur des terres. La taille est un facteur important, car les économies d’échelle permettent d’accroître la productivité.”

Superficies énormes

Des entreprises chinoises et moyen-orientales ont déjà été pointées du doigt pour avoir accaparé de vastes terrains dans des pays en développement en vue d’y effectuer à bon compte des cultures alimentaires destinées aux populations de leurs pays d’origine. Pourtant, les fonds occidentaux sont les instigateurs de nombreux gros contrats, souligne l’Oakland Institute. La firme qui gère le fonds d’investissement de Harvard a décliné tout commentaire. “La société de gestion de Harvard a pour politique de ne pas discuter des investissements ou de la stratégie d’investissement, et je ne peux donc ni confirmer ni infirmer les allégations contenues dans le rapport”, répond un porte-parole. Vanderbilt préfère également garder le silence.

Oakland Institute (document PDF)A en croire l’Oakland Institute, les investisseurs ont vanté exagérément aux communautés intéressées les avantages des accords. “Les entreprises ont été en mesure de créer des niveaux complexes de sociétés et de filiales afin d’éviter d’attirer l’attention des autorités de tutelle, par ailleurs mal armées. A bien analyser les contrats, on s’aperçoit que nombre d’entre eux créeront peu d’emplois et évinceront des milliers et des milliers d’occupants de ces terres”, dénonce Anuradha Mittal, directrice de l’Oakland Institute. En Tanzanie, aux termes du protocole d’accord signé entre le gouvernement local et Agrisol Energy, le groupe d’exploitation agricole américain représentant l’université de l’Iowa, les deux principaux emplacements retenus pour le projet sont Katumba et Mishamo. Or c’est précisément là que sont installés des camps abritant jusqu’à 162 000 personnes déplacées. Leur fermeture est prévue avant le démarrage du projet de 700 millions de dollars. Les réfugiés travaillent cette terre depuis quarante ans.

Paysans délaissés

En Ethiopie, la politique dite de “villagisation” menée par le gouvernement pour fixer les populations et éviter une urbanisation incontrôlée a entraîné l’expulsion de dizaines de milliers de personnes de leurs terres ancestrales et leur relogement dans de nouveaux centres. Parallèlement, d’énormes contrats sont conclus avec des sociétés étrangères. Le plus important est celui signé au Sud-Soudan, où jusqu’à 9 % des terres auraient été cédées ces dernières années. C’est une société texane, Nile Trading and Development, qui a négocié la transaction avec une coopérative locale. Le bail de quarante-neuf ans, portant sur la location de 400 000 hectares dans l’Equatoria-Central pour environ 25 000 dollars, autorise l’entreprise à exploiter toutes les ressources naturelles, y compris le pétrole et le bois. La société, avec à sa tête l’ancien ambassadeur des Etats-Unis Howard Eugene Douglas, entend demander à bénéficier des crédits carbone soutenus par les Nations unies, qui lui rapporteraient des millions de livres de revenus par an.

Au Mozambique, où les investisseurs pourraient mettre la main sur 7 millions d’hectares, des fonds spéculatifs occidentaux travailleraient avec des entreprises sud-africaines pour acheter de grandes superficies de forêts et de terres agricoles pour le compte d’investisseurs en Europe et aux Etats-Unis. Les contrats stipulent que l’Etat mozambicain acceptera jusqu’à vingt-cinq années d’exonération d’impôts, sans qu’il y ait beaucoup d’emplois créés en contrepartie. “Personne ne peut croire que ces investisseurs soient motivés par le désir de nourrir les Africains, de créer des emplois ou d’améliorer la sécurité alimentaire”, martèle Obang Metho, du Mouvement de solidarité pour une nouvelle Ethiopie. “Ces accords, qui pour beaucoup resteront en vigueur pendant quatre-vingt-dix-neuf ans, n’apporteront pas le progrès aux populations locales et ne leur donneront pas de quoi manger. Ils permettent seulement aux dirigeants corrompus et aux investisseurs étrangers de s’en mettre plein les poches.”

Opacité

“Ce sont des contrats énormes, ce qui les rend d’autant plus scandaleux. Le sacrifice de petites fermes et de forêts africaines sur l’autel d’une stratégie d’investissement hautement rentable, fondée sur des ressources naturelles, risque de pousser les prix alimentaires à la hausse et d’aggraver les changements climatiques”, s’insurge Anuradha Mittal. “D’après des études effectuées par la Banque mondiale et d’autres institutions, les entreprises étrangères ont acheté ou loué ces trois dernières années près de 60 millions d’hectares de terres africaines, soit la superficie d’un pays grand comme la France”, soulignent quant à eux les auteurs du rapport. “La plupart de ces accords se caractérisent par leur opacité, et ce en dépit des profondes répercussions du renforcement du contrôle sur les marchés alimentaires mondiaux et les ressources agricoles par les sociétés financières”, poursuivent-ils.

“Nous avons relevé des cas de spéculateurs s’emparant de terres agricoles alors que de petits paysans, considérés comme les occupants illégitimes, sont expropriés par la force, sans aucune indemnisation”, s’indigne Frédéric Mousseau, directeur politique de l’Oakland Institute. “Cela déstabilise la filière alimentaire dans le monde et cette instabilité représente une menace bien plus grande que le terrorisme pour la sécurité du monde. Plus d’un milliard d’habitants de la planète ont faim. La majorité des pauvres dépendent toujours des petites exploitations agricoles pour leur survie, et les spéculateurs les dépouillent de leur moyen d’existence en leur faisant miroiter des progrès qui ne se réaliseront jamais.”

John Vidal, Claire Provost

Source : http://www.courrierinternational.com