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Crise et mutation de la Françafrique

D 1er mars 2024     H 05:00     A Paul Martial     C 0 messages


En dépit de l’annonce de Macron à Ouagadougou en 2017(1) , la France a une politique africaine. Elle reste dans la continuité initiée dans les années 60 lors de l’indépendance de ses principales colonies. Une politique qui visait à maintenir une relation de domination. S’il elle était totale dans les années 60, elle a dû évoluer pour répondre aux exigences politiques et économiques du monde.

De cette mutation de la politique africaine de la France, on abordera principalement le versant économique. Il est caractérisé par une double évolution, la baisse de ses relations commerciales et un changement important de ses partenaires africains.
Cette mutation devrait nous pousser à bannir de notre registre une vision économiste liant les interventions militaires de la France à la préservation de ses intérêts économiques. Elle occulte le fondement de sa politique africaine, celui de garder son empire informel indispensable au maintien de son statut de puissance mondiale.
Deux précisions importantes, cette analyse se concentre sur l’Afrique subsaharienne et utilise les termes zone d’influence ou pré-carré africain qui regroupent les pays francophones.

Le recul économique de la France en Afrique

La France connaît une baisse de son activité commerciale sur le Continent. Celle-ci est différenciée selon les opérations, les secteurs et les acteurs économiques.
La part de la France dans les relations économiques de l’Afrique avec le monde s’élevait à 80% en 1960, 50% en 1974(2) , 10.1% en 2000, 4,7% en 2011(3) et ne représente plus que 2% actuellement.

En 2022 les échanges commerciaux entre le Continent et l’Hexagone étaient de 26,7 milliards d’euros, 15,9 pour les importations et 10,8 pour les exportations.(4)
Pour la Chine c’est dix fois plus soit 260 milliards d’euros(5) , l’Inde affiche une centaine de milliards avec comme objectif en 2030 de doubler cette somme.(6) Les USA atteignent 64 milliards de dollars en 2021.

En revanche, la France reste un acteur majeur dans les exportations de capitaux mesurées à travers le stock des investissements directs étrangers (IDE).

Les investisseurs européens restent, de loin, les plus grands détenteurs de stocks d’IDE en Afrique, menés par le Royaume-Uni (60 milliards de dollars), la France (54 milliards de dollars) et les Pays-Bas (54 milliards de dollars), suivis des Etats-Unis et de la Chine. En d’autres termes le poids des capitaux français en Afrique est un des plus importants. Cela se traduit par un doublement des filiales des entreprises de l’Hexagone entre 2010 et 2020 sur le Continent tandis que sur le reste du monde il n’augmente que d’une cinquantaine de pourcent.

Les parts de marché de la France se sont affaiblies, bien que les échanges commerciaux entre le Continent et le reste du monde aient quadruplé. Cela indique que la France ne suit pas cette courbe même si sur les deux dernières décennies le nombre de sociétés françaises incluant les PME présentes en Afrique a augmenté de 60% pour atteindre 6 200 structures en 2022.(7)
En France sur un total de 145 700 opérateurs qui investissent, seulement 33 000 exportent sur le Continent.
L’Afrique subsaharienne globalement n’est pas un acteur économique majeur pour la France.

Aperçu sur les exportations

Rappel : en 2022, les exportations de biens de la France s’élevaient à 594,5 milliards d’euros.(8)
Pour les pays francophones, il est de 6,5 milliards d’euros. Les trois premiers pays sont la Côte d’Ivoire avec 1,4 milliard, puis le Sénégal avec 967 millions et enfin le Cameroun avec 641 millions d’euros. Les autres pays affichent quelques centaines voire dizaines de millions d’euros.

Pour les pays non francophones la totalité des exportations est de 4,2 milliards d’euros. Les premiers pays sont l’Afrique du Sud avec 1,9 milliard d’euros ensuite le Nigeria 477 millions et enfin l’Ile Maurice avec 433,1 millions.

Les exportations sont donc plus importantes pour le pré-carré que pour les autres pays africains. Cela tient notamment à l’action du gouvernement à travers les Aides Publiques au Développement (APD) dont bénéficient largement la zone francophone. Par exemple les sommes reçues pour les années 2019 et 2020(9) atteignent pour le Sénégal 589 millions d’euros, pour la Côte d’Ivoire 652,8 et pour le Cameroun 559,2.

Certes les APD doivent être déliées des investissements des entreprises françaises. Ainsi il est interdit d’exiger que l’aide à un pays bénéficie à une entreprise du pays donnateur. Mais il existe des méthodes pour contourner cette prohibition. Cela va de la rédaction de l’appel d’offre, au système de Contrats de Désendettement et de Développement (C2D). Les dettes des pays africains sont converties en investissement qui profitent massivement aux entreprises françaises grâce au droit de veto de l’Agence Française de Développement (AFD) dans le choix des entreprises.

Un rapport de l’Assemblée Nationale justifie cette position : « Le rapporteur spécial considère que le juste retour aux entreprises françaises de l’aide française doit faire pleinement partie de la redevabilité de l’aide. Les entreprises sont en effet des contribuables majeurs : ce sont leurs impôts qui financent la hausse massive de l’APD française, elles sont donc en droit d’en bénéficier. Pour ce faire, il est nécessaire que les critères des appels d’offres de l’AFD valorisent suffisamment des critères qualitatifs et sociaux, et pas uniquement des critères économiques qui favorisent l’offre la moins chère. » (10)
De plus les économistes : « trouvent une forte corrélation entre l’aide des donateurs et leurs exportations.  ».(11)

Un exemple pour illustrer le propos. Le Trésor public nous informe dans son bulletin de janvier 2024 dédié à l’Afrique(12) que la société française « Eranove sera en charge de la distribution et de la commercialisation de l’électricité sur tout le territoire béninois ». Seize mois auparavant l’AFD nous apprenait : « Au Bénin, l’AFD consacre près de 40 % de ses engagements à améliorer l’accès à l’électricité ».

Et comme le disait Charles de Gaulle : «  Tous les pays sous-développés qui hier dépendaient de nous et qui sont aujourd’hui nos amis préférés demandent notre aide et notre concours. Mais cette aide et ce concours, pourquoi les donnerions-nous si cela n’en vaut pas la peine ? »(13)

Aperçu sur les investissements

Rappel : en 2022 le stock d’investissements directs à l’étranger (IDE) de la France dans le monde est estimé à 1489 de milliards d’euros .(14)
Les stocks d’IDE pour les pays non francophones sont de 26,7 milliards d’euros et 12,2 milliards pour les pays francophones.

Dans le détail les trois premiers sont de 3,5 milliards pour le Congo Brazzaville, 2,1 pour le Sénégal 2,7 pour la Côte d’Ivoire.
A noter que pour les pays exportateurs de pétrole du pré-carré un désengagement assez net pour le Congo Brazzaville et le Gabon s’opère par rapport à 2018. Respectivement il est de -26%, et -66%.

Pour les autres pays africains, le stock d’IDE le plus important est l’Ile Maurice avec 6, 7 milliards d’euros et une progression spectaculaire de 519% par rapport à 2018 confirmant sa place de plateforme financière régionale. Vient ensuite le Nigeria avec 9,1 milliards et l’Angola avec 5,7 milliards, deux pays exportateurs de pétrole.
Il y a un changement conséquent dans la priorisation économique des entreprises françaises. Elles favorisent les pays ayant un rôle moteur dans l’économie du Continent. Déjà en 2013 le rapport d’information de l’Assemblée Nationale recommandait de « faire de l’Afrique anglophone une priorité  ».

D’ailleurs les très gros investissements de Total Energies se situent en Afrique du Sud, au Mozambique et en Ouganda avec le projet d’oléoduc East African Crude Oil Pipeline (EACOP).

Déconnexion entre intérêt économique et intervention militaire

Les pays où la France est intervenue militairement pèsent peu au niveau économique.
En effet, les exportations françaises au Mali sont de 367 millions, au Burkina Faso de 369,2 millions, et au Niger de 144,4. Les stock d’IDE sont aussi à l’avenant. Respectivement ils représentent 124 millions, 418 millions et 307 millions d’euros. Des sommes bien moindres comparées aux coûts des opérations militaires. L’opération Serval au Mali s’élève à 647 millions d’euros. Barkhane au Sahel aurait coûté huit milliards d’euros.
Pour la République Centrafricaine, les exportations françaises sont de 30,7 millions d’euros et le stock d’IDE est de 209 millions. Pour l’opération militaire Sangaris, la France a déboursé 200 millions d’euros.

La Côte d’Ivoire où la France est intervenue militairement avec l’opération Licorne en 2002 pourrait apparaître comme le contre-exemple. Encore que son coût est estimé à 2,4 milliards d’euros. Il s’agissait avant tout d’une opération politique visant à déloger Gbagbo du pouvoir, qui n’a jamais accepté la tutelle de la France, au profit de Ouattara. Un ancien du FMI initiateur des politiques d’ajustement structurels en Côte d’Ivoire.
Autre exemple le Tchad. Entre l’opération Bison, Manta et Epervier c’est près de cinquante ans de présence militaire française dans ce pays. Pourtant le pétrole, principale ressource est exploitée par ExxonMobil, Chevron compagnies des USA, et Petronas compagnie malaisienne.

Le déclin de l’empire

La France et ses entreprises ont largement profité des contrats léonins qu’elle a imposés à ses ex-colonies. Au fil du temps, les relations économiques ont changé avec la chute du mur de Berlin, la consolidation de l’Union Européenne, la libéralisation du marché mondial et l’émergence de nouveaux acteurs économiques de premier plan comme la Chine ou l’Inde, et dans une moindre mesure les pays du Golfe et la Turquie.
La domination de la France en Afrique n’est plus liée à son poids économique sur le Continent et encore moins sur sa zone d’influence mais à son activisme diplomatique et militaire.

La France s’érige en défenderesse du Continent. Ainsi au 23° sommet Afrique France, l’hexagone se veut être « l’avocat inlassable de l’Afrique dans les instances internationales(15) », lors de la crise du COVID, « Emmanuel Macron plaide pour un moratoire sur la dette des pays africains » titre les Echos.(16)

Elle s’arroge aussi une légitimité pour parler au nom de l’Afrique aux Nations-Unis. Conformément à la note 507 du Conseil de Sécurité, un Etat peut être le porte-plume d’un ou plusieurs autres pays pour l’écriture de projets, de documents et de résolutions. Mais le rôle de porte-plume va bien au-delà. Il peut prendre des initiatives en lien avec les activités du Conseil de Sécurité, provoquer des réunions d’urgence, organiser des débats publics et aussi conduire des missions de visite. La France tient la plume des Opérations de Maintien de la Paix (OMP) pour la MONUSCO (République démocratique du Congo), la MINUSCA (République Centrafricaine), et la MINUSMA (Mali) qui vient de partir il y a quelques mois, ainsi que pour plusieurs pays africains.

Le statut de puissance mondiale de la France basé sur son pré-carré africain est un leg historique qu’elle entretient en veillant à la stabilité de sa zone d’influence avec ses nombreuses interventions militaires. Mais cette puissance s’érode fortement par l’accumulation de nombreux revers.

Son implication dans le génocide rwandais, les conséquences désastreuses de l’intervention militaire conjointe de la France et du Royaume-Unis en Libye, son conseil « judicieux » prodigué à la Centrafrique de s’adresser à la Russie, les déboires de l’opération Barkhane, autant de fautes et d’échecs qui affaiblissent la fonction dévolue à la France par les pays occidentaux.

Comme l’indique le directeur du centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des relations internationales (IFRI) : «  (…) pendant la guerre froide, il y a eu un partage des tâches entre les États-Unis, l’Angleterre et la France sur certaines zones. La France s’occupait de l’Afrique francophone et il est probable que les États-Unis ne jugent plus aujourd’hui que notre pays est capable de mener à bien certaines missions en Afrique francophone. ».(17)

Désormais dans une partie de sa zone d’influence, la présence de la France provoque plus de troubles qu’elle n’est censée en résoudre.
Bien conscientes du problème lors du dernier Conseil de défense présidé par Macron, les autorités françaises tentent de prendre des mesures permettant de garder les bases françaises tout en les rendant les plus discrètes possibles. Il s’agit de réduire les effectifs militaires présents dans les emprises de Côte d’Ivoire, du Gabon et du Sénégal, en se réservant le droit de les augmenter selon les besoins. Les deux bases les plus opérationnelles, celle du Tchad et de Djibouti conserveraient leurs effectifs soit environ pour chacune d’elle 1500 soldats.

Le maintien de ces bases militaires représente un enjeu crucial pour la France. Il symbolise la pérennité de sa présence et de son rôle en dépit de ses nombreux fiascos. Ces emprises françaises jouent le rôle de marqueur de l’empire sur le Continent.

D’où l’importance de la campagne initiée par l’association Survie à laquelle a répondu favorablement le NPA pour exiger le départ de toutes les troupes françaises stationnées en Afrique. Une bataille qui à travers cette revendication, milite concrètement contre l’impérialisme de la France en Afrique.

Paul Martial

Notes :

1- Il déclarait le 28 novembre 2017 « « Il n’y a plus de politique africaine de la France »
2- Hugon Philippe. L’Afrique noire francophone. L’enjeu économique pour la France. In : Politique africaine, n°5, 1982. La France en Afrique. p. 77
3- Rapport d’information La stabilité et le développement de l’Afrique francophone enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 mai 2015 p142
4- https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2023/06/07/a-la-une-d-objectif-afrique-les-perspectives-economiques-regionales-du-fmi-pour-l-afrique-subsaharienne-en-2023-et-2024
5- https://classe-export.com/index.php/pays/afrique/70238-en-2022-le-montant-des-echanges-commerciaux-entre-la-chine-et-lafrique-a-atteint-un-record/#:~:text=L’an%20dernier%20les%20%C3%A9changes,g%C3%A9n%C3%A9rale%20de%20la%20douane%20chinoise
6- https://www.lepoint.fr/afrique/l-inde-affirme-sa-presence-en-afrique-14-07-2023-2528372_3826.php
7- https://www.lesechos.fr/pme-regions/actualite-pme/les-pme-francaises-exhortees-a-se-lancer-en-afrique-1387414#:~:text=%E2%80%8BN%C3%A9anmoins%2C%20les%20exportations%20ont,de%206.200%2C%20toutes%20tailles%20confondues.
8- https://www.cerl.fr/chiffres-cles-commerce-exterieur-de-la-france-import-export/
9- Document de politique transversale annexe au projet de loi de finances politique française en faveur du développement 2022 et 2023.
10- Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2023 (n° 273) annexe n° 5 aide publique au développement prêts à des états étranger Rapporteur spécial : M. Marc Le FUR Député p 28.
11- Biardeau, Léopold, et Anne Boring. « L’impact de l’aide au développement sur les flux commerciaux entre pays donateurs et pays récipiendaires ». Éditions AFD, 2015, p 20.
12- Objectif Afrique N°243 Janvier 2024
13- Conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée le 11 avril 1961
14- https://unctadstat.unctad.org/datacentre/dataviewer/US.FdiFlowsStock
15- https://www.lemonde.fr/afrique/article/2005/12/03/accusee-de-neocolonialisme-la-france-se-veut-l-avocat-de-l-afrique_717103_3212.html
16- https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/coronavirus-emmanuel-macron-plaide-pour-un-moratoire-sur-la-dette-des-pays-africains-1195006
17- Compte rendu de réunion n° 30 - Commission de la défense nationale et des forces armées consultable sur https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/comptes-rendus/cion_def/l16cion_def2324030_compte-rendu#