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Afrique du sud : Les deux visages de Nelson Mandela

D 26 janvier 2014     H 05:29     A Tom Bramble     C 0 messages


La mort de Nelson Mandela vient de mettre un terme à l’existence d’un homme qui personnifiait la résistance héroïque à l’apartheid, une lutte à laquelle il a consacré toute sa vie, même si cela lui en coûté personnellement beaucoup. Cependant, Mandela a été aussi le sauveur du capitalisme sud-africain, condamnant ainsi tant de ses compatriotes à continuer de subir de terribles difficultés, même après la destruction du régime de l’apartheid. Sa grande popularité en Afrique du Sud, du plus pauvre jusqu’à l’ultra-riche, ne peut être comprise sans prendre en compte ces deux faits.

Mandela a été aimé par les masses en raison de son immense dévouement et de son sacrifice pour la cause, incarné par les vingt-sept années qu’il a passées dans les horribles prisons du régime, vingt-sept longues an­nées durant lesquelles il est devenu un vieil homme. Pendant les dix-huit premières années de son emprisonnement, Mandela a été détenu sur l’île de Robben, au large de Cape Town, coupé de tout ce qu’il avait connu. Sa première cellule était un cachot humide de 2 mètres 40 sur 2 mètres 10, avec seulement un tapis de paille pour dormir.

Il a été empêché d’assister aux funérailles de sa mère et de son premier fils. Il n’a été autorisé à recevoir que de rares et brèves visites de ses filles et de sa femme Winnie, elle même souvent emprisonnée, battue et bannie pour son activisme politique. Pendant la première décennie, il ne lui était permis de recevoir qu’une seule lettre tous les six mois. Les prisonniers ne pouvaient avoir accès aux journaux et il leur était interdit de parler les uns aux autres pendant qu’ils mangeaient ou qu’ils accomplissaient leur travail pénitentiaire.

La vie de prisonnier à Robben Island a pesé lourd sur la santé de Mandela, ce qui rend sa longévité d’autant plus surprenante. À l’âge de 46 ans, il a été condamné aux travaux forcés dans la carrière de calcaire de l’île et, les lunettes de soleil lui ayant été refusées, l’éclat d’un soleil éblouissant a ruiné sa vue. Plusieurs années plus tard, à l’âge de 70 ans, après avoir été déplacé dans une autre prison au Cap, il y a contracté la tuberculose.

Mandela aurait pu obtenir un adoucissement de ses conditions de détention en tournant le dos à la lutte et à ses camarades, en renonçant à la lutte armée, en coopérant avec le système d’apartheid, en rejoignant tous les autres dirigeants noirs qui avaient fait la paix avec l’apartheid pour 30 pièces d’argent. Mais Mandela a continué à suivre le chemin de la résistance pendant quarante ans et, avec d’autres militants de l’ANC, il a fait de Robben Island une université de lutte, obligeant les autorités pénitentiaires à assouplir progressivement son sévère régime de détention.

De l’action non violente à la lutte armée

Dans les années 1940, avant d’être jeté en prison, Nelson Mandela avait été, avec une poignée d’autres, à la base de la relance du vieux Congrès National Africain (ANC), une organisation conservatrice qui défendait les intérêts des chefs tribaux. La vision de l’ANC n’allait pas plus loin que l’envoi d’appels infructueux à Londres pour obtenir réparation. Mandela et ses camarades l’ont transformée en une organisation de masse capable de mobiliser des milliers et, plus tard, des centaines de milliers de Sud-Africains dans un combat pour la liberté.

Mandela a joué un rôle dans la plupart des tournants de l’histoire moderne de l’ANC. Avec Walter Sisulu et Oliver Tambo, il a créé la Ligue de la Jeunesse de l’ANC en 1944, qui a débordé puis renversé l’ancienne direction, ouvrant la voie à une nouvelle génération de dirigeants plus militants. La répression par l’État de la journée de grève du 1er Mai 1950 – une action à laquelle Mandela s’était opposé, mais qui a fait descendre dans les rues la moitié des travailleurs noirs de Johannesburg à l’appel du Parti communiste (SACP) – lui a montré l’ampleur de la brutalité de l’Etat en même temps qu’elle lui a fait prendre conscience que la classe ouvrière pouvait être mobilisée pour l’action politique et qu’il devait améliorer ses relations avec le SACP, qu’il avait auparavant combattu vigoureusement.

En 1952, Mandela a été responsable de la Campagne de Défiance, un mouvement de masse de désobéissance non-violente qui a permis de faire croître l’ANC de 20 000 à 100 000 membres. En 1955, il a convoqué le Congrès du Peuple, qui a élaboré la Charte de la Liberté, la déclaration redéfinissant les objectifs de l’ANC. L’année suivante, il a été arrêté avec la plupart des membres de la direction de l’ANC pour «  haute trahison  » contre l’État. Le procès qui s’en est suivi a duré six ans. Mandela a été déclaré non coupable en 1961, mais il n’a pas fallu longtemps pour que les portes de la prison se referment brutalement sur lui.

Après le massacre de soixante-neuf manifestants dans les rues de Sharpeville en 1960, un événement qui a attiré l’attention du monde entier sur l’apartheid, Mandela a poursuivi ses plans pour créer une branche armée de l’ANC. En 1961, il a formé Umkhonto we Sizwe (MK) – la Lance de la Nation – afin de mener des actions de sabotage contre les infrastructures militaires et civiles d’Afrique du Sud. En cas d’échec, Mandela et ses camarades avaient prévu d’intensifier les opérations et de passer à la guérilla.

Prenant de grands risques personnels, Mandela a coordonné la campagne de sabotage de la MK. Cependant, il a été rapidement réincarcéré par les autorités et, en 1964, condamné à la prison à vie, échappant de justesse à la peine de mort.

Bien qu’hostile à la gauche quand il était jeune – une conséquence de son origine sociale relativement privilégiée et de son adhésion initiale à un nationalisme africain étroit – Mandela a évolué dans les années 1950 jusqu’à former une alliance avec le SACP, dans les rangs desquels se trouvaient la plupart des syndicalistes et des militants anticapitalistes les plus engagés du pays. Cette alliance entre nationalistes africains et communistes devait étayer la trajectoire de l’ANC dans les décennies suivantes et expliquer sa capacité à gagner une audience massive parmi les Noirs.

La lutte des Noirs d’Afrique du Sud a été une inspiration pour des millions de Noirs à travers le monde dans la lutte pour leurs droits. Et pas seulement pour les Noirs. Pour plusieurs générations de militants de gauche, la lutte anti-apartheid a été, à côté de la lutte contre la guerre du Vietnam, l’une des principales pierres de touche pour toutes les personnes impliquées dans la résistance à l’injustice. L’image de Mandela languissant en prison a été l’un des éléments les plus importants de cette lutte, personnifiant les sacrifices de tant de Noirs anonymes souffrant eux aussi sous le joug de l’apartheid. Et quand Mandela a été libéré de prison, en février 1990, l’événement a été marqué par des célébrations à travers le monde.

C’est le souvenir de la contribution de Nelson Mandela à cette lutte qui amène aujourd’hui tant de non-Blancs, et même de Blancs libéraux sud-africains, à exprimer leur douleur collective à l’annonce de son décès.

Hypocrisie de l’Occident

Mais ce ne sont pas seulement les masses qui expriment leur chagrin à la mort de Mandela. Les chefs d’Etat occidentaux tentent de se surpasser les uns les autres dans leurs louanges au leader sud-africain. Le Premier ministre conservateur britannique, David Cameron, a désigné Mandela comme «  un héros de notre temps  », et ordonné que le drapeau soit mis en berne au 10 Downing Street (adresse officielle du bureau du premier ministre – NdT).

Pour ceux et celles d’entre nous qui sont assez vieux pour se rappeler la grande époque de la lutte anti-apartheid, ces hymnes et ces concerts de louanges ne sont rien d’autre qu’une mauvaise blague. Pendant que des Noirs étaient abattus dans les rues, pendus à des potences, emprisonnés par milliers, torturés dans les cellules de la police, matraqués et asphyxiés par les gaz lacrymogènes lorsqu’ils protestaient dans les écoles, les universités, les usines et les mines, les gouvernements occidentaux se détournaient avec indifférence du combat des Sud-Africains pour la liberté et traitaient Mandela en paria.

C’est ainsi que lorsque celui-ci a fait une tournée en Europe, au tout début des années 1960, à la recherche d’appuis pour la cause anti-­apartheid, les portes de presque tous les gouvernements lui ont été claquées au nez.

Dans les années 1980, tant le gouvernement Thatcher en Grande-Bretagne que l’administration Reagan aux États-Unis désignaient régulièrement l’ANC comme une organisation terroriste. Aux États-Unis, il a fallu attendre jusqu’en 2008, dix-huit ans après que Mandela ait été libéré de prison, pour que lui et l’ANC soient retirés de la «  liste de surveillance  » du terrorisme.

Thatcher et Reagan ne reculaient devant aucun éloge au régime de Pretoria, considéré comme un allié fidèle de l’Occident. Le président Reagan a ainsi déclaré à la chaîne de télévision CBS, en 1981, qu’il soutenait l’Afrique du Sud parce que «  c’était un pays qui était resté à nos côtés dans toutes les guerres où nous avons combattu, un pays qui, stratégiquement, est essentiel pour le monde libre en raison de sa production de minerais  ».

Ces gouvernements défendaient avec acharnement les grands capitalistes occidentaux qui ont fait fortune grâce à l’exploitation d’une main d’œuvre noire à bon marché, un système dont la perpétuation était le but principal de l’apartheid. Shell, Goldfields Consolidated, Caltex, Mobil, Honeywell, IBM, Ford, GM, Westinghouse, Pilkington, BP, Blue Circle et Cadbury Schweppes – un véritable Who’s Who des Bourses de Londres et de New York – ont tous investi en Afrique du Sud dans les années 60, lorsque l’économie était en plein essor. Ils ont maintenu leurs investissements dans les années 70, alors même que la répression s’était fortement intensifiée. Bien d’autres détenaient des actions dans le conglomérat sud-africain Anglo-American, qui a réalisé ses énormes profits sur le dos brisé des mineurs sud-africains.

Dans les années 1980, une campagne soutenue en faveur du désinvestissement a forcé certaines grandes entreprises à se retirer, mais pas avant qu’elles aient sous-traité leurs produits à des entrepreneurs locaux. Et ce retrait ne s’est fait que lentement et seulement de manière inégale  : à la fin de 1987, 410 entreprises européennes et nord-américaines avaient désinvesti d’Afrique du Sud, mais 690 y étaient encore. En 1988, les entreprises américaines ont encore investi 1,3 milliard de dollars dans l’industrie sud-africaine, et elles détenaient toujours pour 4 milliards de dollars d’investissements (soit 14 % du total) dans l’industrie minière, un secteur crucial de l’économie sud-africaine. Les exportations américaines vers l’Afrique du Sud ont en fait augmenté de 40 % entre 1985 et 1988. Tant qu’il y avait des profits à faire, les entreprises et les gouvernements occidentaux ont fermé les yeux sur l’oppression des Noirs sud-africains.

Les louanges actuellement déversées sur Mandela par ces parasites relèvent du stade le plus élevé de l’hypocrisie.

Sauveur du capitalisme sud-africain

Qu’est-ce qui explique alors cette volte-face des dirigeants occidentaux  ? Pourquoi Mandela a-t-il été transformé d’un terroriste et d’une marionnette des communistes en un saint laïque et un «  Père de la Nation  » dans le discours politique dominant  ? Le rôle que Nelson Mandela a joué dans la transition pour sortir de l’apartheid, au cours de la seconde moitié des années 1980, est central pour comprendre ce retournement.

L’Afrique du Sud de l’apartheid a été frappée par deux crises majeures dans les années 1980. Pendant de nombreuses années, l’apartheid avait été utile au capitalisme international parce qu’en réprimant sauvagement la classe ouvrière noire, il maintenait des salaires suffisamment bas pour rendre l’industrie minière sud-africaine rentable. Le capitalisme sud-­africain a connu un grand essor dans les décennies d’après-guerre, la croissance atteignant un sommet de 8 % dans la première moitié des années 1970. Par la suite, l’économie s’est effondrée et n’a jamais récupéré son lustre d’antan, son taux de croissance ralentissant jusqu’à un maigre 1,5 %.

La crise économique est entrée en résonance avec l’explosion de l’insurrection populaire, commençant avec le soulèvement de Soweto en 1976, et culminant dans la vague nationale d’insurrections des townships en 1984-1986. Cette révolte a été liée à l’émergence d’un mouvement ouvrier noir qui s’est organisé dans de nouveaux syndicats largement non-raciaux. Débutant à Durban en 1973, mais n’atteignant sa pleine force que dans les années 1980, le syndicalisme a déferlé sur la classe ouvrière noire. En 1979, une grande partie de ces syndicats se sont organisés dans une nouvelle fédération syndicale, la Federation of South African Trade Unions (FOSATU), dont beaucoup de dirigeants étaient des syndicalistes révolutionnaires qui voyaient dans l’action de masse de la classe ouvrière le moyen de briser l’apartheid. Le socialisme a étreint les masses syndiquées comme un nouvel évangile.

L’administration de Pieter Willem Botha a d’abord répondu à la crise économique et au renouveau du militantisme par une combinaison de réformes partielles et de répression brutale. Botha espérait prolonger la vie de l’apartheid en intégrant les Indiens, les «  métis  » et une minorité de Noirs dans le système. Ce projet a échoué lamentablement quand l’ANC et ses alliés ont refusé de coopérer. En 1986, Botha a déclaré l’état d’urgence, ce qui était tout à la fois un nouveau tour de vis dans la répression étatique et un aveu d’échec. Rendus nerveux par «  l’instabilité  », les capitaux étrangers ont commencé à fuir le pays.

L’ANC ne pouvait plus être écrasé par la répression étatique. Même si l’ANC avait suivi plutôt que conduit la plupart des grands mouvements de masse de l’époque, comme le soulèvement de Soweto en 1976 et la création de syndicats indépendants, elle avait néanmoins réussi à gagner une position hégémonique au sein du mouvement. Les courants rivaux, en particulier le mouvement de la Conscience noire et les syndicalistes révolutionnaires, n’avaient pas réussi à faire naître une alternative efficace, permettant ainsi à l’ANC de conserver l’initiative. Cela est apparu clairement en 1989, au troisième congrès du COSATU, la fédération syndicale unifiée qui avait remplacé la FOSATU, lorsque la ligne politique de l’ANC s’est imposée.

Dans ce contexte, les patrons les plus clairvoyants d’Afrique du Sud et, avec eux, un nombre croissant de gouvernements étrangers et de milieux d’affaires, ont réalisé que l’ANC devait être invitée à négocier et non plus ignorée. Toutes les épithètes que les patrons avaient jetées à la tête de l’ANC ont été oubliées dès que ceux-ci ont réalisé que Mandela et l’ANC étaient les seules forces qui pourraient arrêter une révolution de la classe ouvrière noire.

Débutant en 1985 avec une réunion en Zambie entre les dirigeants de l’ANC en exil et des chefs d’entreprises sud-africains, le chemin vers un abandon négocié de la structure politique de l’apartheid s’est ainsi ouvert peu à peu. Les conditions de détention de Mandela ont été progressivement assouplies et, dès 1988, celui-ci s’entretenait régulièrement avec des délégations de ministres du Parti National (le parti conservateur blanc et raciste au pouvoir – NdT) alors même qu’il était toujours prisonnier du régime.

Partage du pouvoir

L’éviction de Botha par Frederik W. de Klerk en août 1989 a marqué une nouvelle étape dans le projet de réforme. De Klerk était un pur produit du Parti National, mais il s’était rendu compte que des concessions plus radicales étaient nécessaires. En février 1990, le nouveau président a libéré Mandela et tous les autres prisonniers politiques et levé l’interdiction de l’ANC et du SACP. Quatre ans plus tard, l’ANC remportait une victoire écrasante lors des premières élections démocratiques du pays. Les structures politiques de l’apartheid étaient démantelées et la règle de la majorité noire confirmée.

C’est pendant cette période que Mandela est devenu le chouchou de l’Occident et qu’il a été salué comme un sauveur par ses anciens ennemis d’Afrique du Sud. Mandela s’est engagé dans les premières négociations tout seul, sans concertation avec ses camarades de l’ANC. Il était le personnage principal capable de «  vendre  » les négociations à la place de la révolution auprès de la base de masse de l’ANC. Aux moments clés de la transition, c’est Mandela qui a détourné les masses du chemin insurrectionnel vers des arrêts de travail et des manifestations classiques, tenues sous contrôle. Mandela était devenu tellement important que le gouvernement a été terrifié lorsqu’il a contracté la tuberculose en 1988 – les dirigeants blancs craignant que lui mort, rien ne permette plus d’empêcher la révolution.

La pré-condition la plus importante d’un règlement négocié était qu’on ne touche pas aux fortunes amassées par Anglo-American et les autres barons voleurs. Les nationalisations ont été retirées du programme de l’ANC, et Mandela a réitéré à plusieurs reprises son engagement en faveur de l’entreprise privée, de l’investissement étranger et de la «  restructuration  » de la fonction publique et des grandes industries d’Etat qui avaient été créés par le gouvernement du Parti National.

La direction de l’ANC a également décidé de laisser intactes les chaînes de commandement de l’armée sud-africaine et de la fonction publique, et a accepté la formation d’un «  gouvernement d’unité nationale  » de transition d’une durée de cinq ans, qui devait assurer des postes ministériels importants aux politiciens du Parti National.

En août 1990, Mandela a ordonné la cessation de la lutte armée. Bien que cette décision ait pu être opportune, compte tenu de l’inefficacité de cette méthode de lutte contre le plus puissant appareil militaire du continent, elle a surtout constitué une nouvelle marque de sa volonté d’accommodement.

Certains partisans de l’ANC ont condamné ces initiatives comme une capitulation. Beaucoup étaient furieux de la décision de mettre fin à la lutte armée à un moment où le gouvernement lâchait encore des escadrons de la mort contre les militants de l’ANC à travers le pays. Ils s’en prirent à Mandela avec des pancartes «  Mandela, donne-nous des armes  » et «  Tu agis comme un mouton alors que les gens meurent  ».

Les conditions négociées par Mandela étaient, cependant, tout à fait compatibles avec sa politique de longue date. Il a toujours soutenu l’entreprise privée et la voie parlementaire ; sa principale objection était que les Noirs avaient été exclus de la participation à celles-ci. Lors du procès de Rivonia, en 1964, Mandela a déclaré au tribunal  : «  L’ANC n’a jamais, à aucun moment de son histoire, préconisé un changement révolutionnaire dans la structure économique du pays, pas plus qu’elle n’a, pour autant que je m’en souvienne, jamais condamné la société capitaliste  ».

L’engagement en faveur des nationalisations contenu dans la Charte de la Liberté de 1955 n’était qu’une concession de façade pour apaiser les délégués ouvriers au Congrès du Peuple où elle a été adoptée. Mandela ne l’a jamais conçu comme une question à traiter sérieusement.

Ni Mandela, ni l’ANC, ni même le SACP n’ont considéré que le socialisme était à l’ordre du jour en Afrique du Sud. Pour le Parti Communiste, c’était, au mieux, quelque chose qui attendait l’Afrique du Sud plusieurs décennies après que la prétendue «  première étape  » de la révolution – la «  révolution démocratique nationale  » – ait été achevée. Néanmoins, le SACP a été en mesure d’utiliser son autorité pour désamorcer l’opposition des travailleurs à l’accord pourri négocié en leur nom par Mandela et Joe Slovo, son vieux camarade au sein de la MK, par ailleurs principal théoricien du Parti Communiste.

L’ANC au pouvoir

Après les premières élections démocratiques d’avril 1994, la classe ouvrière noire, qui avait lutté et souffert pour la cause du socialisme en Afrique du Sud, a été contrainte par l’ANC d’ingurgiter un breuvage amer, tandis que les sommités de la Bourse de Johannesburg, bientôt rejointes par un certain nombre de personnalités importantes de l’ANC, continuaient à siroter du champagne.

Dans leur gratitude, les patrons ont applaudi Mandela comme dirigeant d’une nouvelle «  Nation Arc-en-Ciel  » qui leur a permis de continuer à amasser d’énormes profits sur le dos de la classe ouvrière et de déplacer leurs sièges sociaux à l’étranger, tandis que les Noirs continuaient à subir une vie faite de logement dans des cabanes, de toilettes de fortune, d’absence d’eau courante, de coupures d’électricité, d’écoles de mauvaise qualité et sous-­financées et de taux de chômage dépassant les 30 %.

Deux ans après l’introduction d’un Programme de reconstruction et de développement aux objectifs pourtant très limités, le gouvernement de l’ANC l’a abandonné en faveur d’un Programme pour la croissance, l’emploi et la redistribution, ouvertement néolibéral, tiré directement du livre de recettes de la Banque mondiale. En 1995, Mandela a reçu de nouveaux éloges de la part des irréductibles de l’ère de l’apartheid, lorsqu’à l’occasion de la Coupe du Monde de rugby, il a revêtu le maillot de l’équipe de rugby des Springboks, détestée des Noirs, pour remettre le trophée au capitaine de l’équipe. Les citoyens riches de Sandton, une banlieue chic pratiquement entièrement blanche de Johannesburg, ont érigé une statue en son honneur dans leur centre commercial local.

C’est pourquoi la mort de Mandela est célébrée aujourd’hui non seulement par ceux qui rêvaient qu’il les mènerait à la liberté, mais aussi par les patrons dont il a sauvé la tête quand ils se sont retrouvés confrontés à une menace mortelle dans les années 80. Nous garderons de lui le souvenir à la fois d’un chef de la résistance, mais aussi de quelqu’un qui a bel et bien floué ses partisans lorsqu’il a détourné leur lutte vers l’impasse du capitalisme.

L’assassinat par la police de quarante-quatre mineurs du platine en grève, à Marikana, en août de l’année dernière, dans des scènes qui rappellent Sharpeville 50 ans plus tôt, démontre que la lutte pour une véritable libération de la classe travailleuse sud-africaine est encore devant nous. Elle devra se mener en opposition, non seulement à l’ANC, mais à l’ensemble du cadre politique nationaliste sur lequel Mandela a fondé sa vie.

Tom Bramble

Source : http://www.solidarites.ch/journal