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Mayotte, une zone de non-droit

D 6 mai 2014     H 05:44     A Marie Duflo, Marjane Ghaem     C 0 messages


Dans l’archipel des Comores, pour empêcher les supposés étrangers de se rendre et de séjourner sur l’île de Mayotte, département français d’outre-mer, le droit qui s’applique en métropole est estimé inadapté par les gouvernements successifs et un régime dérogatoire a été mis en place dans l’île, cautionnant de nombreuses violations des droits fondamentaux. Avec pour toile de fond la contestation permanente des actes d’état civil, aucun recours n’est possible en cas d’expulsion et les procédures expéditives sont de règle, notamment à l’égard des enfants, principale cible du pouvoir.

Longtemps ignorée, Mayotte est aujourd’hui présente dans les médias mais surtout sous l’angle de quelques stéréotypes : un petit département menacé par des invasions venues des trois autres îles de l’archipel des Comores, le far west de la chasse terrestre et maritime contre ces envahisseurs, la compassion pour les naufrages des frêles esquifs appelés kwassas qui tentent la traversée, la compassion encore envers les enfants abandonnés à Mayotte par des parents indignes.

Les mêmes refrains reviennent régulièrement pour justifier, avec la bénédiction du Conseil d’État [1], un droit dérogatoire. Ainsi, selon un projet d’ordonnance [2], le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) sera bientôt applicable à Mayotte, mais avec « des dispositions d’adaptation aux spécificités locales propres à Mayotte » qui « découlent principalement de la volonté de dissuader autant que possible l’immigration irrégulière, notamment de mineurs, en provenance essentiellement des Comores et, en particulier, de l’île d’Anjouan, située à 70 km de Mayotte et dont le niveau de vie est très inférieur à celui de cette dernière ». Les enfants sont la cible principale afin « de ne pas accroître l’attractivité de Mayotte […] pour les parents qui envoient leurs enfants à Mayotte où ils vivent dans des conditions extrêmement précaires : en effet, le Conseil général n’a pas les moyens de financer un dispositif d’aide sociale à l’enfance (ASE) suffisant ».

Selon ce projet, à Mayotte comme en Guyane ou en Guadeloupe, les étrangères et les étrangers continueront à être interpellés et expulsés de manière expéditive en raison de l’absence des garanties procédurales prévues dans les autres départements français. À Mayotte seulement, il restera plus difficile encore qu’ailleurs d’obtenir un titre de séjour ; ainsi, le droit au séjour d’un jeune arrivé à Mayotte avant ses treize ans sera reconnu, mais seulement s’il y a vécu depuis lors avec un parent en situation régulière. Et le voyage vers la métropole restera pour la plupart des titulaires d’une carte de séjour temporaire soumis à l’obtention d’un visa.

Qui prend en compte les faits établis par les économistes ou sociologues qui démentent ces fantasmes d’invasion [3] ? Tous rappellent que la frontière de Mayotte créée par la France en 1975, puis matérialisée par le visa « Balladur » vingt ans plus tard n’a pas effacé les liens familiaux et culturels étroits tissés avec les trois autres îles de l’archipel des Comores d’où sont issues 95 % des personnes devenues « étrangères ». Ils constatent aussi que la plupart des sans-papiers devraient avoir droit au séjour, voire à la nationalité française, et que l’isolement de nombreux enfants résulte de l’expulsion de leur mère ou de leur père :

 •parmi les étrangères et les étrangers recensés en 2012 à Mayotte, 94 % de ceux de plus de cinq ans y résidaient déjà en 2007 et 39 %, essentiellement des mineurs, y sont nés [4] ;
 •il y a à Mayotte environ 3 000 mineures ou mineurs isolés étrangers. Parmi eux, 4 % ont un parent français et 64 % sont nés en France (à Mayotte en général). Dans 87 % des cas, leur isolement est généré par la reconduite à la frontière des parents — les deux (43 %), ou la mère seule (42 %), ou le père seul (2 %) [5].

Les « adaptations » du droit ne sont que l’un des moyens mis en œuvre pour harceler ces voisins comoriens (95 %) ou malgaches. Mais il en est d’autres.

Mayotte est un bunker français au sein de l’archipel des Comores, microscopique copie de l’Europe transformée en forteresse face aux migrants. Les « scores » suivants sont souvent évoqués :

 •autant d’éloignements forcés depuis Mayotte que depuis la métropole (en 2013, respectivement 15908 et 15469) ;
 •face à celles et ceux qui tentent la traversée depuis l’île d’Anjouan, la plus proche, une protection naturelle par une barrière de corail, quatre radars et de gros moyens d’intervention en mer. En 2013, 476 kwassas ont été interceptés avec, à bord, 10 610 passagers [6] ;
 •près de 80 % des détenus de la prison de Majicavo sont des « pilotes » de kwassas condamnés à des peines fermes [7] ;
 •des morts par milliers noyés dans l’océan Indien [8] disparus au cours des trajets de plus en plus dangereux empruntés pour déjouer les barrières.

Au-delà de ce théâtre spectaculaire, la diplomatie française avance ses pions. Depuis le référendum de 1974 par lequel le territoire d’outre-mer des Comores accédait à l’indépendance, les Nations unies n’ont jamais remis en question la souveraineté de l’Union des Comores sur les quatre îles de l’archipel. La sécession de l’île de Mayotte décidée un an après par la France devient pourtant, silencieusement, un état de fait. Ainsi, Mayotte est devenue, en 2014, une région « ultra-périphérique » de l’Union européenne sans qu’aucun des États membres ne relève une contradiction avec sa propre position au sein de l’ONU.

Parallèlement, une politique de « bon voisinage » se met en place entre la France et l’Union des Comores en évitant de mentionner le statut de Mayotte, pourtant central. Le 21 juin 2013, les présidents français et comorien signaient une déclaration commune qui concluait : « Afin d’éviter les drames humains qui se produisent au large des quatre îles, les deux signataires sont déterminés à prendre toutes les mesures appropriées, notamment en matière de coopération et d’opérations conjointes à la sécurité maritime ». Un partenariat de défense avait été adopté un mois plus tôt et un accord bilatéral est en cours d’élaboration selon un schéma bien connu : des facilités de visa d’entrée en France et quelques aides économiques contre un contrôle par l’Union des Comores sur le départ de ses citoyens. Se profile aussi une « coopération judiciaire bilatérale en vue de la protection des mineurs comoriens en difficulté isolés sur le territoire de Mayotte et en vue de leur retour dans leur commune d’origine dans des conditions qui assurent leur réinsertion normale ».

Dans le labyrinthe des états civils comoriens

Facteur d’assimilation pour les uns et de rejet pour les autres, l’état civil joue un rôle essentiel dans l’archipel des Comores. Jusqu’en 1974, les populations de ses quatre îles étaient régies par un « statut personnel » fondé sur un droit musulman conjugué avec des traditions africaines. Il reposait plus sur la mémoire de la communauté et la tradition orale que sur l’écrit, et changeait au cours de la vie.

La départementalisation de Mayotte est passée par une vaste réforme l’état civil qui a accéléré un certain nombre de mutations sociales, parfois douloureuses, encore en cours [9]. Entre 2001 et 2012, 85 000 dossiers ont été traités par une Commission de révision de l’état civil. Les personnes qui n’ont pas pu ou pas su déposer à temps leur dossier sont présumées comoriennes tant qu’elles ne parviennent pas faire à valoir leur nationalité française.

Au cours d’une période révolutionnaire post-coloniale, le président de l’Union des Comores, Ali Sohili, avait entrepris, en 1977, de mettre fin aux anciennes institutions en donnant notamment l’ordre de brûler les archives de l’état civil. La reconstruction d’un état civil a débuté en 1984 par de simples déclarations, puis s’est poursuivie par des jugements supplétifs ; plusieurs actes ont alors souvent concerné la même personne, avec des données différentes [10]. Cet état civil s’est modernisé depuis 2009, avec l’aide de l’Union européenne et de la France [11] ; les passeports et les cartes d’identité sont désormais biométriques.

Tout cela crée un terrain favorable à la contestation systématique des actes d’état civil anciens et à l’exigence de documents en cours de validité. Or, pour obtenir un document biométrique, il faut en présenter soi-même la demande. Un ou une Comorien·ne résidant en métropole peut le faire auprès de l’ambassade de son pays. En revanche, s’il ou elle réside à Mayotte, la démarche suppose un voyage vers l’Union des Comores puisque cet État n’a bien sûr pas de consulat dans une île sur laquelle il affirme sa souveraineté. Le retour est alors autorisé pour les titulaires d’un titre de séjour ou pour les mineurs nés à Mayotte – dont les deux parents sont en situation régulière – auxquels un « titre d’identité républicain » est accordé. Dans la plupart des autres cas, les difficultés d’obtention d’un visa auprès des services consulaires français sont telles que ce retour ne pourra être tenté qu’en kwassa, malgré les risques encourus.

Mais les obstacles à l’obtention d’un titre de séjour ne s’arrêtent pas là : des tris préalables à l’examen des dossiers sont opérés pour alléger la tâche des services compétents. Ces filtres éliminent tout dossier incomplet selon une liste de documents plus restrictive que ne l’exigent les règlements et la jurisprudence. Ainsi :

 •à la préfecture, une première demande de titre de séjour doit être envoyée par courrier avec copie d’un passeport en cours de validité ou d’un autre document d’identité récent avec photo au lieu des « indications relatives à son état civil » réglementaires. Pendant les onze premiers mois de 2013, la préfecture a relevé 12 442 demandes par courrier parmi lesquelles seules 4 337 ont été examinées par les services compétents (avec l’octroi de 2 802 titres) ;
 •un ou une enfant né·e en France peut acquérir la nationalité française par déclaration effectuée auprès du greffe du tribunal d’instance, dès l’âge de treize ans, sous une condition de résidence. S’il ou elle a moins de seize ans, la déclaration est effectuée par son ou ses parents qui exercent l’autorité parentale, ce qu’ils peuvent prouver par tout moyen. Or, depuis le mois de septembre 2013, le greffe exige de la part des parents de justifier d’une pièce d’identité « valable » ; le Conseil départemental de l’accès aux droits qui, à Mayotte, vérifie si le dossier est complet avant sa transmission au greffe refuse d’enregistrer les demandes dépourvues de ce document.
Au cours de l’examen d’un dossier, une légalisation des documents d’état civil était classiquement requise pour en attester la validité. Depuis 2012, la préfecture utilise une méthode plus expéditive : des policiers spécialisés sont devenus arbitres et les autorités s’en remettent à leur seul avis pour confisquer ou détruire un document.

B., né en 1995 aux Comores, est arrivé à Mayotte en 2000. Muni d’attestations de scolarité et d’une carte d’identité délivrée à Anjouan, il demande en juillet 2013 une carte de séjour et obtient un récépissé. Mais un policier estime que sa carte d’identité est fausse. Rapide enquête en flagrance : Q : « Avez-vous remarqué quelque chose d’anormal dans ce document ? » R : « Je n’ai rien remarqué d’anormal car je ne connaissais pas une vraie carte d’identité comorienne ». Q : « Nous vous informons que ce document est un faux. Est-ce que vous reconnaissez avoir fait usage d’un faux pour vous faire délivrer un titre de séjour ? ». R : « […] Je ne savais pas que c’est un faux […]. Ce n’est que quand vous m’avez expliqué que le document était contrefait que j’ai compris l’importance de tout cela » (19 août 2013). Le jour même, après un appel téléphonique au procureur, la carte d’identité est découpée en plusieurs morceaux par un brigadier de police.

Haro sur les enfants

Le nombre d’enfants expulsés depuis Mayotte atteint des niveaux terrifiants : 5 978 en 2011, 3 837 en 2012. C’est certes cohérent avec la volonté mentionnée ci-dessus de débarrasser Mayotte de ses mineures et mineurs étrangers isolés. Mais, même à Mayotte, toute mesure d’éloignement prise à l’égard d’un jeune mineur est illégale… sauf si l’enfant est accompagné de l’un de ses parents ou d’une personne détentrice de l’autorité parentale. Or, il est notoire depuis plusieurs années que cet interdit est régulièrement contourné, soit en inscrivant l’enfant comme étant né le 1er janvier de l’année qui le transforme en majeur, soit par un rattachement fictif à l’arrêté de reconduite d’une ou d’un adulte dépourvu de toute autorité parentale à son égard [12].

Après une interpellation, la préfecture prend le plus souvent une décision de reconduite à la frontière dès réception du procès-verbal de la police, sans le moindre examen de la situation de la personne. Pour les jeunes, ni les liens familiaux ni l’âge ne sont vérifiés. Dans bien des cas, cette mesure d’éloignement porte une atteinte grave à des droits fondamentaux tels que le droit à une vie familiale normale et la protection contre des traitements inhumains et dégradants.

Mais il est presque impossible qu’un juge puisse se prononcer à temps sur la légalité de cette décision préfectorale car celle-ci est exécutée de manière expéditive en quelques heures. Le rôle des avocats qui tentent d’intervenir dans ces conditions est donc acrobatique ; c’est ainsi qu’en 2012 et en 2013 plus de 94 % des arrêtés de reconduite ont été exécutés alors qu’en métropole ce chiffre se situe autour de 25 %. On pourrait alors au moins espérer que le juge, constatant l’illégalité de l’expulsion et les dangers encourus de ce fait par l’enfant, enjoigne la préfecture d’organiser immédiatement le retour. Il se contente cependant trop souvent d’assurances orales, selon lesquelles une demande de visa serait traitée « avec bienveillance » alors que plusieurs expériences antérieures ont prouvé qu’elles sont bien peu protectrices pour l’enfant.

À l’aube du 14 novembre 2013, un kwassa est intercepté au large de Mayotte. À son bord, deux enfants de 3 et 5ans, nés à Mayotte mais expulsés deux ans plus tôt vers Anjouan avec leur mère qui, par la suite, s’en est désintéressée. Après plusieurs vaines tentatives pour obtenir leur retour par des voies moins périlleuses, le père, en situation régulière à Mayotte, avait tenté de les faire revenir auprès de lui. Le jour même de leur arrivée, malgré la présence du père muni de leurs actes de naissance, les enfants sont rembarqués avec un rattachement fictif à un adulte. Saisi dans le cadre d’un référé-liberté, le Conseil d’État nie qu’il y a urgence à faire cesser cette atteinte grave et manifestement illégale au droit à une vie privée et familiale et refuse d’enjoindre à la préfecture d’assurer un retour rapide des enfants en se fondant sur l’assurance qu’un visa leur serait délivré « avec l’attention requise et dans les meilleurs délais » (CE, 10 décembre 2013, n° 373686). Les enfants attendent toujours.

S. a 14 ans. Il est arrivé à Mayotte en 2011 avec sa mère qui s’est vu accorder une protection au titre de l’asile ; l’enfant bénéficie par ailleurs d’une mesure d’assistance éducative décidée par le juge des enfants. En janvier 2014, S.est interpellé ; selon un procès-verbal de police, il aurait déclaré être né le 1er janvier 1995. Il est embarqué vers les Comores, malgré les vains efforts de sa mère pour faire valoir son état civil et ses droits à une protection. L’enfant, seul aux Comores, est en grand danger pour les motifs qui ont justifié l’octroi d’une protection au titre de l’asile à sa mère. Celle-ci a donc saisi le Conseil d’État en référé afin qu’il prenne en urgence les mesures nécessaires au retour de son fils. Or, feignant de confondre un engagement oral du ministère avec son exécution, le juge a rejeté la requête (CE, 19 février 2014, n° 375256). L’administration ne s’est résignée à bouger qu’à la suite de questions au gouvernement sur la situation de cet enfant posées par le Défenseur des droits, le HCR et la Cour européenne des droits de l’Homme.

Peut-on avoir quelque espoir que cessent des violations aussi flagrantes des droits ? Il est difficile d’être optimiste, mais l’éclaircie viendra peut-être de la Cour européenne des droits de l’Homme : « Si les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose [le droit à un recours effectif], celle-ci ne saurait permettre, comme cela a été le cas dans la présente espèce, de dénier au requérant la possibilité de disposer en pratique des garanties procédurales minimales adéquates visant à le protéger contre une décision d’éloignement arbitraire » (CourEDH, de Souza Ribeiro c/France, 13 décembre 2012, n° 22689/07). La France, condamnée dans cette affaire, pourrait l’être à nouveau dans le cas des deux affaires précédentes où le Conseil d’État a manifestement manqué à tous ses devoirs.

Marie Duflo & Marjane Ghaem
Gisti ; avocate au barreau de Mayotte

Article extrait du Plein droit n° 100, mars 2014

Notes

[1] CE, avis, 20 mai 2010 ; 4 avril 2011, n°345661 ; 1er juillet 2011, n°347322.

[2] Voir ce projet d’ordonnance et une analyse.

[3] Le dossier du Gisti sur l’outre-mer donne un grand nombre de références dont des articles de Plein droit.

[4] Insee Première, n° 1488, février 2014.

[5] David Guyot, Les mineurs isolés à Mayotte : contribution à l’Observatoire des Mineurs Isolés, janvier 2012.

[6] Sources : direction de l’immigration de la préfecture de Mayotte, début décembre 2013 ; bilan sécurité 2013 de la préfecture, 3 février 2014.

[7] Contrôleur général des lieux de liberté, rapport de mission à Mayotte, 2009. En 2013, 518 « passeurs » ont été interceptés en mer ; les peines les plus longues sont purgées à La Réunion.

[8] 7 000 à 10 000 selon un rapport présenté au Sénat le 18 juillet 2012 par MM.Sueur, Cointat et Desplan ; sans doute beaucoup plus en tenant compte les naufrages hors des eaux territoriales françaises.

[9] Sophie Blanchy et Yves Moatty, « Le statut civil de droit local à Mayotte : une imposture ? », Droit et société, 2012/1 n°80, p. 117-139.

[10] AIFM, Fonctionnement de l’état civil dans le monde francophone, 2004.

[11] Union des Comores, « Situation de l’enregistrement des faits d’état civil et de l’établissement des statistiques de l’état civil en Union des Comores », août 2012.

[12] Ces usages ont notamment été relevés, en 2008, par la Défenseure des enfants et, en mars 2013, par la mission à Mayotte conduite par Mme Yvette Mathieu au nom du Défenseur des droits.