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Gabon : Interview du Dr Bruno ELLA

D 9 janvier 2013     H 05:55     A Dr Bruno ELLA, Moulzo     C 0 messages


Le Dr Bruno ELLA est le président de la Convention de la Diaspora Gabonaise

AEL : depuis quelques temps, la mobilisation est
importante au Gabon. Pouvez-vous nous faire
l’historique de la bataille pour la conférence nationale ?

Dr Bruno Ella : Pour comprendre la situation actuelle, il faut
remonter au minimum à l’année 2009 et à la mascarade
électorale qui a porté au pouvoir Ali Bongo, suite au décès de
son père, Omar Bongo, qui régnait sur le pays depuis 1967. Au
vu des conditions dans lesquelles Ali Bongo est arrivé au
pouvoir et du contentieux de son père, on aurait pu s’attendre à
ce que ce dernier relève le défi en gouvernant avec mesure et
intelligence. Les Gabonais ont eu droit à tout le contraire :
 réformes constitutionnelles concentrant encore plus de
pouvoirs entre ses mains
 nombreuses violations des droits civils, civiques et politiques
 dépenses somptuaires et stériles hors de tout réel contrôle,
certaines confinant au détournement des deniers publics
 précarisation et paupérisation accrues des populations
 etc...

Dans un tel contexte de frustrations, la tension socio-politique
n’a pu que croître inexorablement. Au point que dès le début de
l’année 2011, la société civile avait lancé un appel à une
concertation nationale afin de proposer un ensemble de
solutions pour sortir de la crise chronique qui sévissait déjà à
l’époque. Loin de répondre à cet appel, le pouvoir a persisté
dans ses pratiques condamnables, alimentant ainsi une crise
sociale de plus en plus aiguë. Constatant que nous étions assis
sur un volcan, la CDG, la société civile regroupée dans le
mouvement Ça Suffit Comme Ça ainsi que des représentants de
l’opposition politique gabonaise se sont concertés du 30 juin au
3 juillet afin de mener une réflexion commune sur les causes de
la crise et sur des solutions pour une sortie de crise durable.

C’est en s’inspirant très largement des travaux de la société
civile et de son expérience du terrain que s’est imposée la
nécessité d’une conférence nationale souveraine pour sortir de
cette crise par la voie pacifique capable d’absorber toutes les
frustrations dues à la mauvaise gouvernance et à privation des
libertés fondamentales. Il faut préciser qu’une précédente
conférence nationale s’était déjà tenue en 1990 en vue de
mettre fin à la grave crise socio-politique qui tenait du règne de
son père. Mais elle s’était soldée par un échec du fait qu’elle
n’était garantie du caractère : en d’autres termes, les actes de
cette conférence nationale de 1990 n’avaient valeur que de
propositions que le pouvoir était libre de retenir ou non. La
CDG, la société civile regroupée dans le mouvement Ça suffit
comme Ça et l’opposition politique gabonaises, tirant les leçons de
cet échec, insistent donc sur la nécessité du caractère souverain de
cette nouvelle conférence nationale. Depuis cet été, une large
majorité de Gabonais a marqué son adhésion à cette proposition.

AEL : le pouvoir actuel semble aujourd’hui en panique en
convoquant tout azimut les opposants, y a t-il des signes
qui indiquent le malaise du régime ?

B.E : La réaction de refus du pouvoir actuel était malheureusement
prévisible. Pourtant un simple coup d’oeil sur l’issue de certaines
révolutions récentes montre qu’à l’évidence il y va aussi de son
intérêt que cette conférence nationale souveraine se passe dans
les meilleures conditions. Au contraire, le pouvoir déploie depuis
cet été toute une batterie de mesures, des plus violentes aux plus
iniques, pour en empêcher la tenue.

Parmi les réactions les plus condamnables, on peut citer la
répression sanglante d’un meeting le 15 août dernier, répression
ayant occasionné un décès et de nombreuses blessures sous les
balles des forces de l’ordre.
On peut aussi déplorer de nombreux actes d’intimidation des
leaders de l’opposition politique réelle et de la société civile
engagée.

L’un des exemples les plus flagrants est celui de Marc Ona
Essangui. Coordinateur du mouvement Ca suffit comme ça,
coordonnateur national et membre du comité de pilotage
international de la coalition Publiez ce que vous Payez, ce dernier
est la figure de proue de la société civile engagée dans la lutte
pour la démocratie au Gabon. Il fait l’objet d’un harcèlement
médiatique et judiciaire : constamment calomnié dans les journaux
proches du pouvoir, il a été également menacé de mort à plusieurs
reprises et victime de poursuites judiciaires abusives pour ne pas
dire propres aux régimes dictatoriaux. Le fait le plus récent est qu’il
fait l’objet d’une citation directe au tribunal de Libreville ce 26
décembre 2012 pour des motifs fallacieux. Nous suivons de très
près cette nouvelle forfaiture car, si l’on en croit certaines
informations diffusées par les médias du pouvoir, ce dernier n’a pas
l’intention d’en rester à cette convocation et semble vouloir aller
plus loin. Nous espérons que la mobilisation tant au niveau local
que des soutiens à l’étranger convaincra le régime de non droit
d’Ali Bongo à ne pas franchir la ligne rouge qui pourrait mener le
Gabon vers une levée du verrou de la violence légitime mais sans
contrôle.

AEL : il est difficile pour nous d’avoir une visibilité au
Gabon. Les potentiels remplaçants d’Ali Bongo ont souvent
été dans les gouvernements du père Bongo. Qui sont les
opposants les plus crédibles ?

B.E : Il est vrai que la plupart des chefs de partis de l’opposition ont
à un moment ou à un autre collaboré avec le défunt Omar Bongo.
Quelles que soient les raisons qui ont pu amener les uns et les
autres à accepter de participer à l’un de ses gouvernements, il est
difficilement contestable que ce convivialisme a été mal vécu par la
population au point de longtemps nourrir une désaffection
profonde de cette dernière pour l’ensemble de sa classe politique.

Tant et si bien qu’aujourd’hui nous en sommes arrivés à une
situation paradoxale où le leader d’opposition qui, aujourd’hui, a
incontestablement la plus grande capacité de mobilisation est
André Mba Obame, ancien bras droit d’Omar Bongo et ancien ami
intime d’Ali Bongo. Mais de multiples interrogations sur son état de
santé jettent des doutes sur son avenir politique et ouvrent ainsi le
jeu pour les autres chefs de partis d’opposition.

Ce serait toutefois une erreur de limiter les potentiels
remplaçants d’Ali Bongo aux seuls chefs actuels des partis
d’opposition. Dans la plupart des partis, y compris au Parti
Démocratique Gabonais (PDG), le parti au pouvoir, bien des
cadres compétents et jouissant d’une certaine virginité peuvent
constituer une alternative crédible. Il en est de même pour
nombre de leaders de la société civile.

En fait, il faudrait se garder d’analyser la situation actuelle avec
une grille de lecture des années 1990 ou même 2000 où le jeu
politique était verrouillé

AEL : Y a t-il une gauche radicale au Gabon ? Si oui,
pouvez-vous nous en parler ?

B.E : Une lecture de l’échiquier politique gabonais en termes de
gauche et de droite n’est plus opérante au Gabon depuis 1964,
avec l’échec du coup d’Etat qui visait à mettre fin à la dérive
autoritaire du président de l’époque, Léon Mba, et surtout
depuis l’institution du parti unique par Omar Bongo à son
arrivée officielle au pouvoir, en 1967. La restauration formelle du
multipartisme en 1990 n’a quasiment rien changé à cet état de
fait. En effet, l’un des principaux problèmes des partis politiques
au Gabon, c’est qu’ils reposent trop souvent
presqu’exclusivement sur la personne de leur dirigeantfondateur
 ; la référence éventuelle de nos partis politiques à
une idéologie ne se reflète guère dans leur vie et leur action
politiques. On peut d’ailleurs noter que parmi les nombreux
partis se réclamant du socialisme, seul le Parti du Peuple
Gabonais (PGP) est membre de l’Internationale socialiste.

AEL : Pourquoi la gauche gabonaise ne dénonce pas les
ambiances xénophobes à l’égard des Etrangers africains
aux Gabon. Est-il vrai qu’à l’aéroport Léon Mba, il est
écrit en gros ´ gabonais d’abord´ ?

B.E : Cette question n’est pas si simple.
Il convient tout d’abord de rappeler qu’une part importante de
Gabonais a des origines étrangères et ne fait l’objet d’aucune
forme de discrimination. En outre, il est indéniable que le Gabon
a longtemps été une terre d’accueil de populations immigrées
venues de toute l’Afrique, et même au-delà, chercher fortune et
qui, au fil du temps, ont fini par s’établir sur cette terre.

Concernant l’expression "Gabonais d’abord", elle est inexacte.
La vraie inscription qu’on peut lire à l’aéroport de Libreville,
mais aussi dans d’autres bâtiments publics, est "Gabon
d’abord". Cette antienne date de la période de l’indépendance
du Gabon et n’est rien d’autre qu’un appel à tous les Gabonais à
privilégier l’intérêt général plutôt que les considérations
personnelles. Il n’est donc pas juste de la rapprocher de
certains slogans de l’extrême-droite française ou d’autres pays
comme certains s’y risquent parfois.

Ceci dit, on ne peut nier qu’il y a actuellement une atmosphère
de vive défiance envers certaines catégories d’étrangers. Mais il
ne faudrait se tromper ni sur sa signification ni sur ses causes
réelles.

Parmi ces causes, on peut rappeler que les autorités politiques
de ce régime ont souvent instrumentalisé la question des
étrangers d’au moins deux manières :
 en faisant d’eux les boucs émissaires des difficultés
économiques et sociales que subit le Gabon, les livrant ainsi à
la vindicte populaire pour mieux mettre le voile sur les
incohérences de leurs choix politiques et leur incompétence
 en impliquant beaucoup d’entre eux dans les fraudes
électorales massives auxquelles ce pouvoir a l’habitude de se livrer
Mais cette problématique a pris une nouvelle dimension avec
l’arrivée contestée au pouvoir d’Ali Bongo en 2009. Ce dernier a
nommé à nombre de postes parmi les plus sensibles et
stratégiques de l’Etat des personnes dont les conditions
d’accession à la nationalité gabonaise paraissent particulièrement
douteuses à la majorité des Gabonais. On compte plusieurs de ces
personnes parmi les plus proches collaborateurs d’Ali Bongo à la
présidence de la République, c’est à dire au coeur même de l’Etat.
Or, dans le système politique hyper présidentialiste que subit le
Gabon, ils (ces personnalités aux origines douteuses) ont souvent
plus de pouvoir que les ministres de la République et ils ne se
privent pas de le montrer en narguant le peuple. Pour
démonstration, celui qui conduit Marc Ona Essangui au tribunal par
une citation directe et arbitraire n’est autre que M. Liban Soulema,
le chef de cabinet d’origine somalienne d’Ali Bongo, qui règne de
tous ses abus à la présidence de la république gabonaise.

Ali Bongo a également mis en place un ensemble d’agences
nationales, des structures faisant de facto office de gouvernement
bis et ne rendant compte qu’au seul Ali Bongo : plus de 80% de
son personnel est composé d’étrangers dont l’acquisition de la
nationalité est fondée sur le clientélisme politique et la corruption !
où a-t-on vu cela dans un pays digne d’une république ?

Enfin, il n’est pas inutile de rappeler qu’Ali Bongo lui-même et
depuis très longtemps fait l’objet d’interrogations sur ses origines
familiales. Avérés ou non, nous le considérons comme un gabonais
dès lors que son enfance au Gabon est connue de tous. Mais ces
doutes reviennent et amplifient chez beaucoup de Gabonais le
sentiment que leur pays est aux mains des étrangers qui plus est
arrogants.

Si on replace le tout dans un contexte de mauvaise gouvernance,
de corruption généralisée, de détournements massifs des deniers
publics et de graves injustices sociales et économiques dont
nombre de ces personnes sont des acteurs de premier plan, on
comprend mieux pourquoi la question des étrangers est devenue si
sensible au Gabon. C’est humain et c’est un réflexe de survie
devant autant de violence exercée sur un peuple aussi tolérant que
celui du Gabon.

AEL : le mouvement peut-il conduire à une alternance
crédible au Gabon ?

B.E : Notre ambition ne se limite pas à une simple alternance
consistant essentiellement à changer de têtes au sommet sans
toucher aux fondements du système actuel et de ses
dysfonctionnements. Notre conviction est qu’il faut aller bien plus
loin en procédant à la refonte complète de nos institutions pour
l’instauration d’un Etat de droit digne qui soit au service des
citoyens et qui contribue de manière durable au développement
ainsi qu’à la restauration d’une véritable vie démocratique. La
conférence nationale souveraine est objectivement le cadre
idéal pour effectuer ce travail.

Comme indiqué plus haut, la situation socio-politique est
extrêmement tendue et peut gravement dégénérer à tout
moment. La CDG et le mouvement Ça suffit comme Ça militent
ardemment pour la tenue d’une conférence nationale
souveraine car nous sommes convaincus que c’est le seul
moyen de sortir de manière pacifique de la grave crise que
connaît ce pays depuis 2009. Personne n’a intérêt à ce que nous
échouions à faire adopter cette voie de sortie pacifique. Pas
même le pouvoir actuel : l’histoire récente du nord et de l’ouest
du continent africain devrait le ramener à la raison.

AEL : La francafrique est bien implantée au Gabon. Les
entreprises françaises ont beaucoup d’intérêt au Gabon.
Pensez-vous qu’elles suivent attentivement ce qui se
passe au Gabon ? Ali Bongo représente t il pour eux la
continuité donc la défense de la francafrique ?

B.E : Le moins que l’on puisse dire est que la Françafrique est
bien présente au Gabon. Elle y a même son coeur selon nombre
d’observateurs. L’une de ses manifestations a été le rôle
prépondérant de certains grands groupes français dans
l’adoubement d’Ali Bongo comme candidat de la France aux
dernières élections présidentielles de 2009. On peut bien sûr
expliquer en très grande partie ce soutien par la conviction que
c’est le meilleur moyen de préserver leurs intérêts. Nous
pensons qu’ils se trompent lourdement. Leur intérêt n’est pas de
soutenir un régime qui contribue activement à la paupérisation
croissante de son peuple et de prendre ainsi le risque de subir
de plein fouet les conséquences dramatiques d’une réaction
populaire violente. C’est très maladroit et d’une inintelligence
désastreuse car tous les indicateurs le démontrent.

Plus de 50 ans après l’indépendance, il est temps de voir
évoluer intelligemment les relations entre la France et le Gabon.
Il y a beaucoup de gabonais qui sont liés à la France et
beaucoup de français liés au Gabon. Si cette réalité ne peut pas
convaincre les deux parties à trouver plutôt des solutions dignes
de ce nom à un pays qui ne mérite pas autant de mépris sur le
plan de la dignité humaine, alors je doute du sens que nous
donnons aux valeurs qui distinguent la France du reste des
grandes puissances de ce monde. Nous prenons au mot le point
numéro 58 du projet présidentiel de François Hollande dans
lequel il s’engage à lutter contre la Françafrique et à promouvoir
de nouvelles relations plus équilibrées entre nos deux pays et
mutuellement profitables à leurs deux peuples. La CDG est bien
consciente que c’est loin d’être la première fois qu’un nouveau
président français prend ce genre d’engagement mais elle ose
espérer que la sincérité qui doit caractériser un chef de l’Etat d’un
pays aussi sérieux que la France prendra le dessus sur les
euphories trompeuses et sédatives des campagnes électorales.

AEL : Quelles sont les priorités pour les Gabonais ? Quels
sont les états actuels des infrastructures notamment
hospitalières, éducatives ?

B.E : La priorité des Gabonais est de vivre décemment et dans la
dignité. Une enquête publiée en octobre dernier par l’institut
Gallup est à ce sujet édifiant. Selon les résultats de cette étude
menée dans 148 pays dans divers domaines d’ordre social,
sanitaire et institutionnel, il s’avère, par exemple, qu’en 2011 :
 70% des Gabonais ne mangent pas à leur faim dans un pays béni
d’une forêt équatoriale
 61% n’a confiance ni dans la justice ni dans les forces de l’ordre
Des résultats proches, dans cette étude, de ceux de pays ravagés
par la guerre tels que la RDC ou l’Afghanistan !!!
La plupart des indicateurs sociaux et sanitaires sont dans le rouge.
Même un indicateur a priori positif comme celui du taux
d’alphabétisation (plus de 90%) cache mal de gros manques en
termes de structures éducatives (classes surchargées, taux
d’échecs élevé, etc...)

L’une des préoccupations premières des Gabonais est la cherté de
la vie. Ce qui ne peut pas surprendre car Libreville est
régulièrement classée parmi les villes les plus chères du monde
alors que le pouvoir d’achat des populations ne cesse de se
dégrader.

Selon les chiffres officiels le taux de chômage oscille autour de
20% mais personne n’y croit vraiment : le taux de chômage réel
est sans doute plus proche du double ; plusieurs études estiment
même qu’entre 40 et 60% des Gabonais actifs tirent tout ou partie
de leurs revenus de l’informel.

Là encore, nous sommes convaincus que la Conférence nationale
souveraine sera un instrument utile et efficace pour remettre
l’économie gabonaise sur les rails d’un développement réel et pour
s’assurer d’une gestion des ressources au mieux des intérêts du
Gabon et des populations sans que ce redressement soit un écueil
pour ses partenaires, bien au contraire.

Propos recueillis par Moulzo