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Tanzanie : « Ils veulent la monoculture, nous voulons la justice et la démocratisation des systèmes alimentaires »

D 7 mars 2024     H 05:30     A Bianca Pessoa, Iolanda Depizzol, Theodora Pius     C 0 messages


Interview réalisée par Bianca Pessoa et Iolanda Depizzol
Theodora Pius membre de MVIWATA et de la Marche Mondiale des Femmes en Tanzanie discute des luttes paysannes dans le pays

Le Réseau national de groupes de petits exploitants agricoles en Tanzanie [Mtandao wa Vikundi vya Wakulima Tanzania – MVIWATA] est membre de la Via Campesina et de la Marche Mondiale des Femmes en Tanzanie. Depuis 1993, l’organisation paysanne est active dans la question des droits des petites et petits agriculteurs/trices et paysan.e.s du pays. Nous avons discuté avec Theodora Pius, présidente de MVIWATA et militante de la Marche Mondiale des Femmes en Tanzanie, de l’action des sociétés transnationales et des agendas politiques capitalistes sur le continent africain et dans son pays.

À propos de l’organisation, Theodora explique que « le mouvement a commencé en 1993 pour s’unir avec d’autres agricultrices et agriculteurs du pays. Les défis étaient principalement axés sur la commercialisation et les politiques promues, qui n’étaient pas favorables aux agriculteurs et agricultrices. » En 2023, MVIWATA fête ses 30 ans d’existence.

Theodora a également partagé des solutions proposées par la paysannerie du pays et a parlé du sens de la construction du féminisme paysan et populaire. Cette interview, donnée lors de la conférence Dilemmes de l’humanité, a été produite collectivement par Capire et par le quotidien Brasil de fato.

L’Afrique est utilisée comme source de terres et de ressources à exploiter par des sociétés internationales. Pouvez-vous nous parler de la façon dont cela affecte le continent et plus particulièrement la Tanzanie ?

Il n’est pas possible de parler de l’accaparement continu des terres en Afrique sans prendre en compte ce qui se passe dans le monde. Dans ce qu’ils appellent la crise alimentaire et financière mondiale de 2007, nous avons vu le mouvement des capitaux de l’Occident vers l’agriculture et la terre. Au cours de cette période, un certain nombre de plans d’investissement fantômes ont été réalisés sous le nom de « biocarburants ». L’Europe avait besoin de transformer [sa matrice énergétique] et avait besoin d’une autre source de carburant, donc beaucoup de terres ont été offertes aux investisseurs pour planter ces arbres qui offrent des biocarburants. Ces projets ont échoué, y compris en Tanzanie. Mais aussi à cette période, les grandes entreprises agroalimentaires sont venues en Afrique à la recherche de terres, en prenant des terres, car l’Afrique a un marché énorme et incroyable pour ses produits, qu’il s’agisse de pesticides ou d’engrais, de semences hybrides, de tout. Ils ont annoncé que l’Afrique avait beaucoup de terres agricoles, de vastes terres inoccupées, alors ils ont appelé tout le monde à venir investir ici.

Un exemple est l’Alliance pour la Révolution verte en Afrique (Agra). La cible sont les populations africaines, et cela faisait partie des stratégies visant à maintenir l’Afrique à la merci du capital en ce qui concerne notre agriculture. Ils sont venus avec toutes sortes de fausses promesses, comme nous l’appelons. Ils ont dit que si Agra commençait à fonctionner, il n’y aurait plus d’insécurité alimentaire en Afrique, la productivité augmenterait, toutes sortes de promesses. Cette alliance est née en Europe, mais ils vont jusqu’à dire que c’est une initiative des Africains pour les Africains. Ce fut un autre désastre qui a fini par consolider ce qui avait déjà commencé. L’arrivée d’Agra a facilité tous ces grands projets.

De plus, aujourd’hui, le monde entier a commencé à parler le langage du changement climatique. Ensuite, ils sont passés de « nous sommes venus avec la solution » à « nous avons identifié une alternative », mais ils parlent en fonction de ce dont ils veulent parler, et pas nécessairement dans la langue de la population. Le changement climatique a de nombreux effets sur les Africains, puis un autre mouvement d’accaparement des terres est apparu, ciblant l’Afrique. Les gens viennent en Afrique, prenant des forêts primitives et naturelles pour des crédits de carbone. Aujourd’hui, tout le monde vend des obligations dites vertes. Chaque jour, de nouvelles choses se produisent et ils accumulent plus de problèmes à part ceux qui existent déjà.

Le gouvernement tanzanien a récemment lancé un nouveau programme intitulé « Construire un avenir meilleur : initiative des jeunes et des femmes pour l’agro-industrie ». Ce programme a été dénoncé par les mouvements comme une fausse solution aux problèmes de la jeunesse paysanne. Comment le programme menace-t-il les paysan.e.s et comment le mouvement s’organisent-ils pour le combattre ?

Cela fait également partie des solutions techniques. Ils veulent essayer d’accroître la participation des jeunes et des femmes à l’agriculture, alors que le monde entier dit aujourd’hui que les femmes constituent la majorité des personnes travaillant dans l’agriculture. De plus, les jeunes sont déjà dans l’agriculture. Peut-être faut-il voir comment il est possible de faciliter l’accès à la terre pour cette jeunesse, comment elle peut disposer des ressources nécessaires pour cultiver, comment il est possible de faciliter la commercialisation de ce qui est produit. Les jeunes existent et sont déjà dans les zones rurales. Le gouvernement a donc lancé ce « Construire un avenir meilleur » et ce qui a été fait jusqu’à présent n’a été que de saisir et de rassembler des terres pour que les investisseurs les prennent. Ils veulent également réorienter le modèle de production tanzanien. Notre agriculture est très riche et diversifiée, mais ce n’est pas la recette que veulent Agra et d’autres. Ils veulent la monoculture. En bref, c’est un projet d’accaparement des terres.

Quelles sont les solutions et le chemin vers la justice et la démocratisation des systèmes alimentaires ? Comment est-il possible que cela soit basé sur l’agroécologie et le féminisme ? Tout d’abord, nous voulons que la nourriture quitte le marché. Les grandes entreprises agroalimentaires considèrent les aliments comme de simples produits qui peuvent être vendus. C’est pourquoi elles veulent produire beaucoup de nourriture bon marché : elles veulent s’assurer que vous n’avez pas le choix de ce que vous voulez manger. S’il s’agit de la démocratisation du système alimentaire, nous parlons d’établir des mécanismes pour garantir que les agriculteurs/trices ont la liberté de choisir ce qu’ils veulent cultiver, et aussi pour s’assurer que le mécanisme qu’ils utilisent dans la production alimentaire est sûr, quel qu’il soit. Nous ne pouvons pas lier les personnes agricultrices à des contrats. Elles ont déjà les connaissances et les mécanismes pour faire fonctionner les choses et s’assurer que chacun d’entre nous a suffisamment de nourriture. Aujourd’hui, nous parlons de doubler ou de tripler la productivité, mais cette productivité est doublée au détriment de la vie des agriculteurs/trices.

Démocratiser le système alimentaire signifie établir des mécanismes pour garantir que les consommateurs ont le droit de choisir ce qu’ils veulent manger et de consommer des aliments sains. C’est une question de relations de pouvoir, ce qui signifie rendre ce pouvoir à celui qui produit la nourriture. Vous devez avoir ce pouvoir de décider dans quelle mesure vous voulez produire en toute sécurité. Le pouvoir des semences et des foires alimentaires nous relie en tant que personnes de la même culture. Nos vies et nos formes d’organisation doivent mettre l’accent sur le partage des semences et d’autres mécanismes convenus entre nous en tant que personnes d’une même communauté.

Qu’a fait MVIWATA pour lutter contre ces politiques et programmes capitalistes dans le pays ?

La Constitution de MVIWATA de 2018 définit comme petit.e agriculteur/trice toute personne ayant un lien particulier avec la terre. Avec cette définition, les peuples autochtones, les personnes agricultrices impliquées dans la production d’une culture particulière, les personnes qui travaillent dans la pêche artisanale, les bergers et les bergères, les personnes qui vivent dans les forêts et d’autres qui travaillent dans les zones rurales intègrent l’organisation. Actuellement, nos principales formes de lutte incluent l’effort pour que les zones rurales aient des services sociaux de base et éliminent la relation qui est établie entre la paysannerie ou la petite agriculture et une idée de retard, rejetant l’idée que tout le monde a besoin de passer à la grande production ou à l’agro-industrie.

Nous remettons en question le système alimentaire existant grâce à des mécanismes tels que l’agroécologie et la souveraineté alimentaire, veillant à ce que la production alimentaire soit centrée sur les besoins, les droits et la culture de la population. Nous luttons pour garantir les droits agraires des personnes paysannes et des petites exploitantes et aussi pour assurer une production et une distribution alimentaires suffisantes pour toutes les personnes.
Un autre domaine dans lequel nous agissons est la justice de genre. Nous regardons les femmes et les jeunes avec l’idée de féminisme paysan développé par Via Campesina comme une façon de considérer les paysannes de manière holistique dans les zones rurales. Nous travaillons également avec l’idée de justice économique. Nous avons créé des coopératives paysannes, une institution financière paysanne et des mécanismes d’économie solidaire entre agriculteurs et agricultrices. De plus, nous avons récemment ouvert un marché agroécologique à Morogoro.

Comment les femmes MVIWATA construisent-elles le féminisme paysan ?

Il y a quelques années, les femmes de la Via Campesina ont commencé à se demander qui elles étaient, quelles étaient leurs luttes et si leurs luttes en tant que paysannes seraient les mêmes que celles des autres femmes. Au fur et à mesure que nous avançons, nous reconnaissons le rôle central des femmes à MVIWATA. Les premières personnes qui sont allées dans les villages pour appeler d’autres personnes à rejoindre l’organisation étaient des femmes. À partir de là, l’organisation a commencé à cultiver l’avantage que dès le début, nous avons des femmes. Nous n’avons pas besoin de nous asseoir et de réfléchir aux moyens et aux stratégies pour amener les femmes dans le mouvement.

Mais que voulions-nous en tant que femmes ? Tout le monde parle de féminisme. Qu’est-ce que le féminisme pour nous ? À quoi ressemble le féminisme pour nous ? Peut-être que les gens pensent que les paysannes ne savent pas ce qu’est le féminisme ou ne connaissent même pas le mot. Nous avons demandé en swahili : « Connaissez-vous le ‘féminisme’ ? » Et elles répondaient : « Ça veut dire quoi ce mot ? Je n’ai jamais entendu parler de ça. » Et puis quelques exemples ont été donnés et elles ont dit : « Mais nous faisons cela dans nos villages, donc nous sommes féministes. » Nous avons demandé : « Qu’est-ce que le féminisme pour vous ? » Et elles répondent : « Pour nous, le féminisme signifie l’accès aux semences, à la terre, à l’eau, car aujourd’hui l’eau est marchandisée. »

source : https://capiremov.org/fr/