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Une petite clause scélérate au Niger

Un code pénal "criminogène" sur l’homosexualité ouvre (davantage) la voie à une société fermée

D 15 janvier 2023     H 06:00     A RAHMANE IDRISSA     C 0 messages


En Afrique francophone, l’État est plus tolérant et libéral que la société. Les institutions et les textes censés gouverner les activités publiques et privées des citoyens ont été pour ainsi dire “téléchargées” d’un logiciel français, à la fin du régime colonial. Ce logiciel correspondait à une société ouverte, certes encore oppressive de manière sournoise dans les années 1960 (il y avait encore une police des moeurs), mais qui avait depuis longtemps accepté des lois qui protégeaient, entre autre, la souveraineté de l’individu sur sa sexualité, bien entendu tant que celle-ci ne causait pas de tort à une autre personne (pas de viol, etc.) Ce logiciel paraît inutile à une partie majoritaire des nouvelles élites africaines, désormais en quête d’une société fermée.

S’agissant de l’homosexualité, qui était considérée comme une abomination par les églises chrétiennes, y compris donc la catholique (celle qui gouvernait la plupart des âmes en France), les révolutionnaires de 1789 la décriminalisèrent sur le principe simple, héritée du siècle des Lumières : “il n’y a pas de crime là où il n’y a pas de victime”. La décriminalisation fut actée sous Napoléon, au début du XIXème siècle. Cela n’empêchera pas la société française, dont de larges franges n’étaient absolument pas acquises à tous les principes de tolérance et de liberté des Lumières, de chercher d’autres voies et moyens de tâcher de persécuter les homosexuels, notamment à travers la tyrannie médicale, la chicane policière ou l’ostracisation sociale, mais les armes de la loi avaient été largement (quoique pas complètement) arrachées des mains de ces tyrans sociaux. La France resta d’ailleurs seule à s’être engagée dans cette voie. Partout ailleurs en Europe, l’homosexuel resta une bête traquée.

Par exemple, si la Grande-Bretagne peut citer un seul homme à qui elle est plus redevable qu’à quiconque d’avoir remporter le combat contre l’Allemagne nazie, ce ne fut pas Winston Churchill, mais Alan Turing, brillant mathématicien qui réussit à “craquer” la machine de chiffrement et de déchiffrement, dite Enigma, utilisée par l’armée et les services allemands pour leurs communications opérationnelles les plus secrètes. Grâce à cet exploit, ces communications devinrent un livre ouvert pour les Anglais, leur conférant ainsi un avantage décisif dans la lutte qui les mit sur le chemin de la victoire. Mais Turing était homosexuel. En 1952, sa maison fut cambriolée, il porta plainte, il se trouva que le voleur avait collecté ses informations sur la maison de Turing à travers un de ses anciens amants occasionnels, et au cours de l’enquête, la sexualité de Turing fut ainsi livrée en pâture à la “justice”. Pour éviter l’emprisonnement, Turing accepta la castration chimique : en gros, on lui interdisait d’avoir une sexualité. Mais le traitement chimique, en plus d’éteindre sa libido, eut des effets délétères sur son métabolisme (il grossit de façon malsaine alors que c’était un homme svelte et sportif) et sur sa psyché. Il finit par se suicider deux ans plus tard, en juin 1954. L’homme qui avait sauvé l’Angleterre n’avait pas droit à la sexualité et au bonheur parce qu’il était né avec l’amour de son propre sexe.

Alan Turing courant : le sauveur “illégal” de l’Angleterre… Bientôt au Niger
L’Angleterre ne décriminalisa l’homosexualité que treize ans plus tard, en 1967. À ce moment là, ses anciennes colonies africaines étaient déjà indépendantes depuis sept ans et avaient hérité de ses lois de persécution et de proscription des homosexuels. Par contraste, les anciennes colonies françaises avaient hérité des lois tolérantes et libérales de la France.

Pendant longtemps, la carte de la criminalisation de l’homosexualité en Afrique reflétait cette divergence d’origine coloniale : la plupart des anciennes colonies françaises (mais pas toutes) ne la criminalisaient pas ; la plupart des anciennes colonies britanniques la criminalisaient. Dans les années 1960, les élites instruites étaient imprégnées d’esprit progressiste et étaient orientées vers l’émancipation des moeurs et des mentalités, même si elles ne constituaient qu’une frange minime de sociétés qui étaient restées profondément “traditionnelles” ou “coutumières”, sociétés qu’il s’agissait précisément de changer. Au Niger, le nom du parti régnant, le “Parti Progressiste Nigérien,” n’était pas un vain mot. Avec une telle orientation, l’idée de concevoir et d’adopter une loi créant une nouvelle catégorie de persécutés n’était pas dans l’air du temps. Il est vrai que c’est à cette époque, en 1965 si je me rappelle bien, que le Sénégal décida, dans des conditions obscures, de criminaliser l’homosexualité en pêchant dans la législation française de Vichy (le régime fasciste de l’ère de la domination nazie) une loi à cet effet, qu’il durcit même davantage. Mais le Niger ne prit pas cette voie.

La loi de criminalisation de l’homosexualité envisagée au Niger est l’un des nombreux signes de la voie prise par les élites africaines actuelles, dans le cadre de ce que j’appelle notre “néonationalisme” (il en sera question dans un autre billet), d’aller dans le sens d’une “restauration” identitaire de nos “valeurs traditionnelles” qui n’a donc plus rien à voir avec le progressisme et le libéralisme émancipateur de leurs prédécesseurs des années 1960. On verra que le néonationalisme (je vends un peu la mèche) est un phénomène, dans certains cas hystériques, dans d’autres cas plus sournois, qui entre dans la même catégorie d’orientation politique que les mouvements à la tête desquels se sont placés des personnages comme Narendra Modi en Inde, Jaïr Bolsonaro au Brésil, ou Éric Zemmour en France (un homme qui fascine d’ailleurs les néonationalistes africains francophones) — ou Poutine en Russie (une idole de Zemmour avant que la réalpolitik domestique française ne force ce politicien à participer, d’ailleurs du bout des lèvres, à la condamnation de sa guerre contre l’Ukraine). Tous veulent le même type de société, un univers ultra-conservateur, rigidement genré, guindé, fermé à double tour, et dominé par le mâle hétérosexuel. En Afrique, cette orientation se promeut en arguant qu’elle défend “les valeurs africaines” contre l’impérialisme occidental, mais en réalité, l’Occident a sa part de gens qui pensent exactement comme eux. Là-bas, ils disent rejeter “le wokisme” (avant, c’était le “politiquement correct” ou la “bien-pensance” qui étaient visés par ces brutes morales). Ce sont tous, en fait, des militants des sociétés fermées. L’absence de criminalisation de l’homosexualité relève de la législation d’une société ouverte et ces gens veulent donc y remédier dans le contexte nigérien. Si en Occident un tel effort est devenu impensable, il est très aisé dans les sociétés politiques comme celles du Niger où la législation relève fort rarement d’un quelconque processus socio-politique ; et où, contrairement à ce qui se passe en Occident, les homosexuels ne représentent pas de force politique et n’ont d’ailleurs même pas de voix dans l’arène publique. Ce sont gens que l’on peut étouffer sans même qu’ils se plaignent : la victime idéale.

Que se passera-t-il si le code pénal est révisé pour criminaliser l’homosexualité ? Ce qui arrive partout où un tel acte est posé. À moins de budgétiser une force policière dont la mission serait de “réprimer” (comme disent les militants de la société fermée pour ce qui, en réalité, est de la persécution et de la proscription) les homosexuels en lui donnant des moyens matériels et financiers de détection (qui devraient être de portée totalitaire pour pouvoir pénétrer l’espace privé) et des missions de surveillance de l’espace public pour y repérer des traces de comportement ou de “délit” homosexuel, la clause restera à peu près lettre morte du côté de la force publique. Et je vois mal le Niger, dans état de pénurie généralisée, ouvrir des lignes budgétaires dédiées à une tâche aussi stupide et malsaine. De ce fait, on pourra assister au développement de deux phénomènes : la chasse aux homosexuels, mise en oeuvre de façon sporadique par des groupes de “justiciers,” ciblant surtout les homosexuels “visibles” (efféminés) et pouvant aboutir à des coups et blessures, voire pire ; et le chantage à la délation, qui est une activité criminelle très développée, quasi-industrielle (mais invisible) dans tous les pays africains ayant criminalisé l’homosexualité. Ces deux phénomènes sont évidemment criminels — cette fois au sens objectif du terme (“il y a crime là où il y a victime”). En somme, la criminalisation de l’homosexualité est… criminogène !

Le droit et la justice ne sont pas la même chose, et il y a des lois qui méritent d’être foulées au pied : nulle plus que celles qui génèrent de la criminalité. Mais ce qui est triste, surtout, c’est que, dans un pays comme le Niger, qui gémit déjà sous le poids d’un immense malheur social, il y ait des gens — des élites, pas moins ! — pour vouloir ajouter un malheur de plus à ce lot déjà bien accablant. En effet, la persécution des homosexuels n’ajoutera pas une dose de bonheur de plus aux membres de la société (en dehors du plaisir sadique qu’elle pourra donner à certains individus mal lunés) : en revanche, elle accroîtra davantage le malheur déjà très sensible de ces plus marginaux des marginaux que sont les homosexuels.

Ces derniers temps, tout ce qui se produit au Sahel me remplit de ce cendreux sentiment de détresse et de déconcertation qui a inspiré à William Butler Yeats son poème The Second Coming (et en cette occurrence, je souligne particulièrement les deux derniers vers de la terrible strophe d’ouverture, dans ma traduction) :

Tout s’effondre ; le centre ne peut tenir ;

L’anarchie pure est lâchée sur le monde,

La marée brunie de sang monte, et partout

Le cérémonial de l’innocence fait naufrage ;

Les meilleurs manquent de conviction tandis que les pires

Sont remplis d’une virulence passionnée

RAHMANE IDRISSA

Source : La Gazette Perpendiculaire !