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« Samir AMIN (1931-2018) ami du Sénégal et du tiers-monde »,

Amadou Bal BA

D 29 août 2018     H 17:16     A Amadou Bal BA     C 0 messages


Je viens d’apprendre la disparition, à Paris, ce dimanche 12 août 2018, à l’âge de 87 ans, de Samir AMIN, économiste, d’un père égyptien, médecin, de l’aristocratie copte, et d’une mère française, médecin. Le multiculturalisme peut être signe de noblesse, de richesse intellectuelle et spirituelle. « Avec sa disparition, la pensée économique contemporaine perd une de ses illustres figures » dit le président Macky SALL. Dans une biographie que lui consacre Demba Moussa DEMBELE, le professeur Samir AMIN est qualifié, comme le ferait Antonio GRAMSCI, « d’intellectuel organique au service de l’émancipation du Sud ».

Durant son enfance à Port-Saïd, en Egypte, Samir AMIN fait ses études primaires et secondaires au lycée français. Après son premier baccalauréat obtenu en 1947, Samir AMIN part pour Paris où il passera son deuxième baccalauréat, série « mathématiques élémentaires », au Lycée Henri IV. C’est également à Paris qu’il poursuivra ses études supérieures. Ses professeurs lui avaient recommandé de faire sciences physiques, en raison de ses bonnes dispositions dans cette discipline. Mais il choisira l’économie, et fera donc ses études supérieures en France de 1947 à 1957. Sa thèse de doctorat défendue en 1957, en avance sur son temps, analysait le sous-développement et le développement non comme des étapes successives mais comme l’endroit et l’envers de la même médaille : l’expansion mondialisée du capitalisme, l’accumulation à l’échelle mondiale. Samir AMIN a toujours associé réflexion théorique et action militante, raison pour laquelle ses analyses des défis auxquels les peuples sont confrontés ont eu une influence reconnue. Altermondialiste, Samir AMIN entame une carrière dans la gestion économique, l’enseignement et la recherche, et surtout un combat politique, sans relâche pour la souveraineté du tiers-monde. En effet, agrégé de sciences économiques, il a travaillé de 1957 à 1960 dans l’administration égyptienne du développement économique, au moment des nationalisations. Mais étant communiste, comme son directeur, il sera contraint de quitter l’Egypte, en 1960. Il a été de 1960 à 1963, conseiller du gouvernement du Mali, sous Modibo KEITA, un gouvernement de gauche, pour la mise en œuvre du Plan. Il est resté le conseiller de nombreux gouvernements (Chine, Vietnam, Algérie, Venezuela, Bolivie, etc.) Il a été, par la suite, nommé professeur aux universités de Poitiers, Dakar et Vincennes. Il a été à partir de 1970, directeur de l’institut africain de développement économique et de planification de Dakar, puis à partir de juin 1980, directeur de recherches concernant les stratégies pour le futur de l’Afrique.

Le professeur Samir AMIN avait choisi de vivre à Dakar au Sénégal. Historien, économiste engagé et Directeur du Bureau africain du Forum du Tiers-monde, à partir de 1980, à Dakar, il est aussi le fondateur de l’IDEP, institut de développement économique et de planification (1970-1980), d’ENDA, environnement pour le développement de l’Afrique, et du CODESRIA, conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique. Samir AMIN est resté, jusqu’au bout, fidèle et solidaire avec le tiers-monde, et avec le Sénégal, en particulier. Né le 3 septembre 1931 au Caire (Egypte) avant la deuxième guerre mondiale, sa jeunesse militante est marquée par la lutte pour la décolonisation, dans un contexte de guerre froide. « Je dois dire que j’ai très tôt, dès l’adolescence, pris une triple position inséparable pour moi, qui a constitué ma base de départ. D’abord, un refus de l’injustice sociale que je voyais autour de moi dans la société égyptienne, de la misère des classes populaires face à l’opulence et au gaspillage des classes riches. Je les ai toujours refusés. Cela été un point de départ de ma révolte sociale » dit-il. Pendant son adolescence, il a adopté une attitude antifasciste : « Mon adolescence se trouvait être pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et sans doute, ma famille a joué un rôle. J’avais adopté une attitude résolument anti-fasciste, anti-nazi, n’acceptant pas du tout ce que certains autres Egyptiens acceptaient, en considérant que l’ennemi de mon ennemi était mon ami et donc que l’ennemi de la Grande Bretagne était mon ami. J’étais résolument anti-nazi et anti-fasciste, ce qui m’a amené à développer très tôt beaucoup de sympathie pour l’Union Soviétique qui conduisait la guerre contre les nazis » dit-il dans un entretien avec Amady Aly DIENG du 13 mai 2013.

Il revient sur ces luttes dans ses « mémoires, le réveil du Sud », entamés après l’explosion du bloc communiste, mais publiés en 2015. Avant Bandoeng, il y avait les pays du Nord, des sociaux-démocrates, les pays communistes, des pays populaires du Sud, mais ces trois systèmes ont fini par s’effondrer et le chaos s’est installé, sauf en Chine. Au lycée il se considérait comme communiste vers 18 ans, et se battait contre les nationalistes. En 1955, la conférence de Bandoeng (Indonésie) des pays non-alignés, est une révision de la stratégie de l’action révolutionnaire, une bifurcation de ses idées politiques. Les Russes et les Chinois n’avaient pas la même grille de lecture face aux interrogations des étudiants du tiers-monde concernant l’impact de Bandoeng, à la veille de l’indépendance : Qui va diriger les mouvements de libération nationale ? Est-ce les bourgeoisies nationales ou les classes populaires ? La grande masse paysanne est désarticulée. Etudiant à Paris, il n’était pas compris du Parti communiste français. Les organisations étudiantes du tiers-monde ont envoyé des messages à Moscou et en Chine pour avoir des instructions. Contrairement à Moscou, Pékin a envoyé un accusé de réception, sans répondre aux interrogations. En effet, Zhou Enlai (1898-1996) recommande au Tiers-monde, à partir de la lutte de libération nationale, on peut avancer vers le socialisme, mais il faut penser par soi-même. Par conséquent, Bandoeng a conduit à une radicalisation du régime de NASSER qui a compris que le capital étranger ne peut pas conduire au développement, et que le chef de file du capitalisme ce sont les Etats-Unis. « Ce que nous avions pris impossible, des Etats non dirigés par des classes populaires cela paraissait possible » dit-il. Mais Bandung s’est essoufflé 20 ans après, et c’est la grande offensive du capitalisme (Coups d’Etat, assassinats, capitulation des gouvernements qui se sont ralliés au capitalisme). Face à cela, dans les années 70, il y a eu des explosions populaires, parfois non organisées, le néolibéralisme n’apportant aucune réponse satisfaisante. Il faut sortir du diktat, de la soumission, il y aura encore des révoltes, mais avec quelles stratégies ?

Quel bilan faut-il tirer de Bandoeng ?

C’est le sens des échanges qui sont au cœur des travaux du Forum mondial. Il faudrait un « nouveau Bandoeng », des projets souverains, nationaux, populaires et démocratiques qui n’acceptent pas la mondialisation, pour contraire les puissances étrangères à être obligés à négocier. Les bénéficiaires de ces projets doivent être les classes populaires, et pas seulement les couches moyennes, les consommateurs visés par le capitalisme. Il faudrait une industrialisation tournée vers le marché interne. La démocratie, un processus sans fin, ne se réduit pas au pluripartisme et aux élections. Cela implique des avancées sociales, avec une socialisation de la gestion publique.

Pour lui, même après l’indépendance formelle des années 60, les Etats africains devraient reconquérir leur souveraineté et leur dignité. Le franc FCA est de ces symboles de la dépendance et de l’assujettissement. Le professeur AMIN s’est toujours insurgé, dans un ouvrage devenu un grand classique de l’économie, « l’échange inégal et la loi de la valeur », contre l’échange inégal entre le Nord et le Sud.

Hostile à l’européocentrisme, il militait pour un monde multipolaire et entrevoyait dans ses mémoires un réveil des nations du Sud. L’eurocentrisme se caractérise, d’une part, par « la conquête européenne de la planète, conquête militaire, économique, politique, idéologique, et même dans une certaine mesure ethnique. D’autre part, la question du capitalisme, comme système économique et social nouveau. (…). Ces deux questions sont inséparables, et je pense que l’incapacité que l’incapacité ou le refus de les penser ensemble a pour conséquence l’actuelle impasse où se trouvent les stratégies de réponse aux contradictions de la modernité ». Le capitalisme mondial des monopoles généralisés, contrôle tout, les petites entreprises, l’agriculture, la classe politique nationale et internationale. On ne peut pas séparer l’économique du politique et du social, le capitalisme étant un seul et unique système mondial d’accumulation des profits, avec des « centres » ce sont les pays développés, et une « périphérie », les pays pauvres. Suivant Samir AMIN, le sous-développement n’est pas un « retard » lié à des caractéristiques spécifiques (sociales, culturelles, voire géographiques) des pays dits « pauvres ». En réalité, le sous-développement n’est que le résultat de l’ajustement forcé de ces pays aux besoins de l’accumulation au bénéfice des pays situés au centre du système.

Dans cette mondialisation, Samir AMIN part du constat que l’idéologie dominante de l’heure, c’est la mondialisation et la régulation par le marché. Or, une bonne partie des pays du tiers-monde, ce « quart-monde », dans cette guerre économique, ne relèvent d’aucun segment de la production industrielle, et ne sont donc pas compétitifs. « Ce qui nous est proposé actuellement n’est pas un nouvel ordre, c’est un désordre total, un chaos ingérable » dit-il. Samir AMIN en appelle à une conscience politique, sociale et idéologique à la hauteur des défis auxquels sont confrontés les pays du tiers-monde. Il préconise une longue période transitoire et contradictoire qui emprunte beaucoup de choses au capitalisme dans ses méthodes d’organisation du travail et des rapports sociaux, mais aussi à des transformations sociales progressives importantes, avec des regroupements. Il préconise « la déconnexion » ; il faut échapper à la loi de la valeur mondialisée qui est fondée sur ce que la force de travail n’ait qu’une seule valeur pour l’ensemble du système mondial, et appliquer la loi de la valeur tout court, qui impliquerait que « les rémunérations du travail soient, partout à travers le monde, égales à la productivité égale » précise-t-il. Bref, il faut un autre développement, une société nationale populaire, associée à celle d’une économie nationale autocentrée, une production rurale, une stratégie d’industrialisation avec un soutien à l’agriculture, une structure des prix déconnectée du système mondial. Suivant Samir AMIN, contrairement au discours dominant, le succès chinois ne résulte pas d’une bonne insertion dans la mondialisation. « L’Egypte et le Mali sont intégrés dans la mondialisation de façon inconditionnelle, et c’est là l’origine du désastre, alors que la Chine est insérée dans ce processus mais d’une manière conditionnelle par elle-même, et c’est la clé de son succès » dit-il. En d’autres termes, les Chinois ont conditionné leur entrée dans la mondialisation par la mise en place d’un projet national souverain, contraignant les Occidentaux à s’adapter à leurs besoins de développement. Par conséquent, la question de la souveraineté est une condition essentielle du développement.

Honneur, admiration, gloire et respect à la mémoire de Samir AMIN !

Bibliographie très sommaire
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AMIN (Samir), L’accumulation du capital à l’échelle mondiale, Paris, Anthropos, 1970, 592 pages ;

AMIN (Samir), L’échange inégal et la loi de la valeur : la fin d’un débat, Paris, Anthropos, IDEP, 1973 et 1988, 248 pages ;

AMIN (Samir), Impérialisme et sous-développement en Afrique, Paris, Anthropos, 1988, 588 pages ;

AMIN (Samir), Itinéraire intellectuel : regard sur le demi siècle (1945-90), Paris, L’Harmattan, 1993, 223 pages ;

AMIN (Samir), L’économie du Maghreb : la colonisation et la décolonisation, Paris, éditions de Minuit, 1966, vol 1, 351 pages et vol 2, 227 pages ;

AMIN (Samir), L’empire du chaos : la nouvelle mondialisation capitaliste, Paris, L’Harmattan, 1992, 140 pages ;

AMIN (Samir), L’eurocentrisme, critique d’une idéologie, Paris, Anthropos, 1988, 160 pages ;

AMIN (Samir), La déconnexion pour sortir du système mondial, Paris, La Découverte, 1986, 334 pages ;

AMIN (Samir), La faillite du développement en Afrique et dans le tiers-monde, Paris, L’Harmattan, 1993 et 1989, 383 pages ;

AMIN (Samir), Les défis de la mondialisation, Paris, L’Harmattan, 1996, 345 pages ;

AMIN (Samir), Mémoires : L’éveil du Sud, Paris, Indes savantes, 2015, 620 pages ;

AMIN (Samir), Pour un monde multipolaire, Paris, Syllepses, 2005, 240 pages.

DEMBELE (Demba, Moussa), Samir Amin, intellectuel organique au service de l’émancipation du Sud, Dakar, Sénégal, Codesria, 2011, 216 pages.

Paris, le 12 juillet 2018, par M. Amadou Bal BA.