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Sénégal : Donner la priorité à l’organisation populaire

Interview de Binta Sarr, par Olivier Bonfond (CADTM), avril 2010

D 30 juin 2010     H 12:35     A Olivier Bonfond     C 0 messages


Binta Sarr, présidente de l’APROFES (Association pour la Promotion des Femmes Sénégalaises qui est une organisation membre du réseau international CADTM) répond à cinq questions sur la lutte féministe et la transformation sociale au Sénégal.

Peux-tu dire quelques mots sur l’organisation APROFES et expliquer comment celle-ci est devenue membre du réseau CADTM international ?

L’APROFES est née en 1987 de la prise de conscience par un groupe de jeunes femmes sénégalaises que l’échec des programmes de développement en Afrique provient non seulement des réformes économiques appliquées dans le cadre de l’ajustement structurel, mais également de la non prise en compte des préoccupations spécifiques des femmes et des jeunes filles.

L’APROFES est une organisation dirigée par des femmes et issue de la dynamique du mouvement populaire à la base. Elle appuie les initiatives des communautés sur les plus démunies. Son intervention, son appui, se situent essentiellement à trois niveaux : le premier niveau vise à faciliter l’accès des femmes/filles aux ressources, en renforçant leur pouvoir économique, leurs compétences et leurs savoirs, tout en favorisant systématiquement l’auto-prise en charge. Le deuxième niveau est axé sur la promotion et la défense des droits et des intérêts des femmes, notamment à travers des actions dans la prévention, le plaidoyer, l’assistance et la réhabilitation des femmes et filles victimes de violences (violences physiques, violences économiques, sociales, culturelles, etc.). Le troisième niveau a trait à l’affirmation et au développement du leadership féminin dans les espaces stratégiques de prise de décisions. Dans cette optique, l’APROFES coordonne toute une série d’activités dans différents domaines tels que l’éducation aux droits humains, le contrôle citoyen, le droit, la justice économique, la dette, le commerce équitable, la culture (théâtre, festivals), l’entreprenariat et le partenariat (locaux, sud-sud, nord-sud)

En ce qui concerne les relations entre le CADTM et l’APROFES, la première rencontre a eu lieu en 1996, à Kaolack au Sénégal. Tout de suite, plusieurs points de convergence ont été identifiés, en particulier l’analyse sur la féminisation de la pauvreté et le rôle de la dette dans l’explication des rapports de dominations Nord-Sud.
A partir de ces convergences, les deux organisations ont décidé de fédérer leurs efforts pour réaliser un travail d’éducation populaire systématique sur les questions de politique économique relative à la dette, à la libéralisation de l’économie, aux politiques de privatisation, ou encore au commerce international inéquitable en cours. Cette collaboration s’est d’abord concrétisée par l’organisation d’une tournée européenne de la troupe de théâtre-action Bamtaré. La pièce « Quitter les ténèbres » décrypte les mécanismes et les impacts de la dette des pays du Sud. A la suite de cette tournée (qui a été un grand succès), le CADTM et l’APROFES ont alors pris l’initiative d’organiser en 2000 |1| à Dakar une grande réunion internationale sur la question de la dette. Cette réunion a constitué le premier « Dialogue Sud-Nord ». Il y en a eu trois autres depuis |2| .

L’APROFES travaille concrètement sur le terrain pour contribuer à l’amélioration des conditions de vie des femmes, tant au niveau social, économique que politique. Pour relever ces défis, il est nécessaire de s’attaquer aux mécanismes, internes et externes, locaux et globaux, de domination et d’appauvrissement des populations africaines. La conjugaison des efforts entre l’APROFES et le CADTM est donc parfaitement logique et nécessaire.

L’APROFES existe donc depuis plus de vingt ans. Peux-tu nous faire partager en quelques mots ton analyse sur l’évolution de la situation au Sénégal, tant du point de vue de la lutte féministe que de la situation économique et sociale en général ?

Nous avons obtenu des acquis importants au niveau du Sénégal. Le tissu associatif féminin s’est fortement développé ces quatre dernières décennies. Les organisations de femmes sont très dynamiques et, dans tous les secteurs, elles innovent et développent des stratégies pour faire face à la pauvreté. Les femmes sénégalaises ont mené des luttes d’envergure qui ont abouti à l’adoption de lois ayant contribué à l’avènement d’un environnement juridique favorable à la promotion de leurs droits. Le pays a ratifié la plupart des conventions internationales afférentes à l’émancipation de la femme et de la fille : la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[ (CEDEF), la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, adoptée en juillet 1990 par les chefs d’Etat africains (CADBE), le Protocole relatif aux droits des femmes en Afrique, adopté par l’Union africaine le 11 juillet 2003, à Maputo, au Mozambique). Bien qu’elle ne soit pas encore promulguée, une loi sur la parité est votée à l’assemblée nationale. Pour garantir l’effectivité de ces droits, il reste encore un long chemin à parcourir. Par exemple, en dehors du sénat où l’on enregistre des avancées significatives avec un taux de présence de 40% de femmes, la représentation des femmes au niveau des instances de décision tant locales que nationales reste toujours très faible.

Par ailleurs, en plus du faible niveau d’appropriation du féminisme, on constate un « tassement » et différentes « ruptures » du mouvement féminin : ruptures générationnelles, selon le niveau d’éducation, selon les catégories sociales et la qualification professionnelle, entre le milieu urbain ou rural... Ces dernières années, on relève une forte recrudescence des violences faites aux femmes surtout le viol des petites filles et les mariages forcés et précoces. L’excision a reculé mais il reste des poches de résistance tenaces. Le taux de mortalité maternelle baisse progressivement, mais reste relativement élevé avec un taux de 401/100 000. L’accès et le contrôle de la terre restent un problème majeur pour les femmes tant dans le milieu rural qu’urbain. A ce tableau assez inquiétant, il faut ajouter la vitesse de progression extrêmement rapide de la féminisation du vih-sida.

Aussi, l’édification d’un mouvement féministe et citoyen fort, capable d’inverser ces tendances, reste-t-elle un défi et une préoccupation majeure. Pour construire ce mouvement, il est fondamental d’avoir une vision à long terme du processus de transformation sociale et une articulation cohérente des luttes pour les droits économiques et pour l’égalité de genre. Afin de concrétiser cette « jonction », l’APROFES contribue, notamment via les programmes de son centre de formation « Aliin Sitoë », à l’émergence d’une masse critique de femmes leaders capables d’impulser ce processus de changement favorable aux populations les plus démunies et exclues.

Comment l’APROFES se positionne t-elle par rapport à la question démocratique et à la question politique ? Comment faites-vous le lien entre des projets de développement locaux et la politique ?

Pour l’APROFES, il s’agit d’étudier et de prendre en compte les interactions entre le micro et le macro, le local et le global et aussi, les différentes facettes du développement. De l’esclavage à la colonisation, au néocolonialisme et à la marchandisation du développement humain, la plupart des ressources de l’Afrique et du Tiers Monde (pétrole, or, minéraux et autres ressources naturelles) sont toujours sous la mainmise des cartels financiers et autres multinationales qui dominent ce monde globalisé. Sur le plan monétaire, le franc CFA reste également un outil politique de contrôle et de domination. Les réserves monétaires et les stocks d’or du continent sont systématiquement tournés vers la satisfaction des besoins des Etats et des entreprises du Nord, sous couvert de dépôts ou garanties, ce qui contraint les économies africaines à s’enliser dans le cercle vicieux et infernal de la dette ou de l’aide.

Il est urgent de mettre en place une monnaie unique africaine indépendante, qui serait couverte par les réserves de change et les autres richesses du continent. Il est également très important de reprendre le contrôle de la production de la richesse en Afrique. Aujourd’hui, la plupart des entreprises réellement créatrices de richesses sont entre les mains de firmes étrangères. Il faut que cela change. Par ailleurs, l’arrivée massive des produits chinois bon marché est en train de liquider progressivement l’artisanat national (teinture, cordonnerie, etc.), les systèmes coopératifs, la petite et la moyenne entreprise nationale. Aujourd’hui, la plupart des systèmes politico-économiques en vigueur sur le continent sont générateurs d’extrême pauvreté, de conflits armés, d’instabilité politique et de pillage des ressources naturelles. Tout cela engendre des désastres sociaux et des crises multiples et interconnectées (financière, agricole, écologique, climatique, etc.)

Aussi il est impératif que les citoyens et citoyennes questionnent les systèmes politiques, ce qui revient à investir le champ de la citoyenneté pour assumer leur rôle de contrôle citoyen. A l’APROFES, nous sommes convaincues que, sans l’affirmation d’un leadership politique et économique qui s’inscrive dans une perspective de promotion de la démocratie représentative et participative, tout effort vers un développement équitable et durable est voué à l’échec. Le rôle d’une ONG et de la société civile de manière générale ne peut pas se limiter pas à réaliser des projets pour faire face à la pauvreté ou pour tout simplement tenter de remplacer l’Etat. La société civile doit accompagner et appuyer l’organisation des citoyen(n)es afin de constituer une réelle force de proposition alternative pour le changement souhaité.

Pour réussir le développement, les ONG en Afrique sont obligées de contribuer à l’émergence d’Etats forts et souverains et d’une société civile organisée et militante avec une grande capacité de résistance au niveau des instances décisionnelles comme la Banque mondiale, le FMI, l’OMC, UE, le système des Nations unies, etc. Les populations à la base doivent s’organiser, se mobiliser, assumer le contrôle citoyen et exiger une gouvernance démocratique dans tous les secteurs de l’espace public. La priorité des mouvements sociaux doit aller au delà de la lutte contre la pauvreté et doit être axée sur des programmes de développement articulés et cohérents en adéquation avec les principes des droits humains, tout en prenant en compte leurs besoins et leurs préoccupations tant au niveau national, sous régional, que dans une perspective d’intégration africaine et mondiale.

C’est dans cette optique que nous avons participé, via le CONGAD |3| aux assises nationales du Sénégal (société civile, syndicats, partis politiques, certaines collectivités locales et leaders religieux, etc.). Ces assises sont une première dans l’histoire du pays. Son objectif était de faire le bilan du développement économique, socioculturel et politique du Sénégal depuis la colonisation, ainsi que d’identifier les problèmes prioritaires et déterminer les axes stratégiques pour transformer de façon structurante la société sénégalaise. Ce processus, qui a duré plus d’un an, a abouti à l’adoption d’une Charte de la Gouvernance Démocratique au Sénégal |4|. C’est un document réellement utile et pertinent pour contribuer à l’édification d’un Sénégal démocratique dans la paix et la justice sociale. Il est évidemment important de faire en sorte que cette charte soit respectée

Après deux forums sociaux sénégalais, après un FSM décentralisé à Bamako en janvier 2006, après un FSM à Nairobi en 2007, le prochain FSM reviendra en Afrique et aura lieu à Dakar en janvier ou février 2011. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Le Forum Social Mondial est une initiative salutaire et le fait qu’il se réalise à Dakar en 2011 est une opportunité à saisir par les acteurs et actrices du mouvement social au Sénégal. Les responsables au niveau national se déjà sont engagé(é)es pour un processus à la fois participatif et inclusif. Cette volonté affirmée doit maintenant se concrétiser afin de permettre aux organisations populaires dans toute leur diversité de s’approprier et se reconnaître pleinement dans le processus du FSM. Nous devons aller au delà de l’événementiel et saisir cette opportunité pour atteindre les objectifs suivants :

Appropriation du FSM par une masse critique d’organisations communautaires à la base et par les populations qui devront appliquer les conclusions et recommandations ;
En dehors des activités événementielles, mettre l’accent sur les processus orientés vers la prise en compte des transformations appropriées aux besoins et aux droits des citoyen(n)es ;
Restructurer les forums nationaux dans le respect des critères d’équité de genre et de la diversité des mouvements sociaux ;
Se doter de plans d’action en adéquation avec les besoins et préoccupations réels des populations pour être le fer de lance de la résistance citoyenne au niveau national ;
Jouer un rôle de veille, d’alerte, de plaidoyer et conduire certains exercices participatifs de gestion de la chose publique, comme les audits citoyens de la dette par exemple.

Si nous arrivons à atteindre ces objectifs, alors le FSM 2011 de Dakar pourra constituer un moment fort dans la dynamique de consolidation et de mobilisation du mouvement social sénégalais, africain et international pour l’édification d’un monde meilleur. A défaut, il risque de se réduire à une plate-forme sans incidence positive sur la vie des populations nationales et de celles du continent.

Notes
|1| Pour plus d’infos sur cette réunion, voir « Dakar 2000, des résistances aux alternatives » http://www.cadtm.org/Afrique-des-re...

|2| Les dialogues Sud –Nord sur la dette suivants ont eu lieu à : La Havane (Cuba) en septembre 2005 (http://www.cadtm.org/Nouvelles-pers...), à Quito (Equateur) en septembre 2008 (http://www.cadtm.org/Rencontre-inte...) et à Rome (Italie) en juin 2009 (http://www.cadtm.org/Transformer-le... )

|3| CONSEIL DES ONG D’APPUI AU DEVELOPPEMENT (www.congad.sn)

|4| Pour lire la charte : http://www.afrik.com/article18290.html