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Afrique Le multipartisme n’est pas la fin des dictatures

lutte de classe n°40 - mai 1991

D 9 novembre 2015     H 22:58     A Lutte de classe     C 0 messages


Toujours d’actualité

Depuis un peu plus d’un an, les États africains issus de l’ancien empire colonial français, semblent avoir été touchés par une sorte de contagion. Voilà que les dictateurs de ces pays, au pouvoir souvent depuis dix, quinze voire trente ans, dirigeant leur pays dans le cadre de régimes à parti unique, voire sans parti du tout, se mettent, les uns après les autres, à afficher leur conversion au multipartisme qu’ils appellent démocratie. Ces conversions sont parfois précédées, parfois suivies de coups de colère venant de la population. Il y a évidemment un lien entre la montée visible du mécontentement populaire et les changements politiques qui ont déjà eu lieu ou qui se préparent.

L’afrique s’enfonce dans le sous-developpement

C’est que ces régimes sont usés, archi-usés, d’autant que depuis quelques années, devant une situation économique catastrophique, ils s’en sont remis aux plans d’ajustement structurel du FMI qui frappent de plein fouet les masses populaires. Plus que jamais l’Afrique subit une hémorragie destructrice de ses richesses et le continent entier recule dans un sous-développement de plus en plus dramatique.

Il y a trois ans, en 1987, ce continent de 450 millions d’habitants (deux fois plus qu’en 1960) avait un PIB égal à celui de la Belgique qui compte 10 millions d’habitants ! Il devait importer 25 % de son alimentation alors qu’il se suffisait à lui-même en 1960. 100 millions d’Africains sont officiellement reconnus « mal nourris » à la fin du 20e siècle. La part de l’Afrique dans le commerce mondial est en recul et ne représentait que 1,7 % en 1987. Quant à son endettement, il s’était multiplié par 19 entre 1970 et 1987, le service de la dette représentant théoriquement 47 % des exportations.

Depuis, la situation s’est encore globalement aggravée ; le cours de bien des matières premières (cacao, café, uranium, pétrole) a chuté de façon catastrophique. Ainsi la Côte d’Ivoire qui vendait son cacao 21 F le kilo en 1985 a vu les prix chuter à 8 F en 1988 et à 3 F en 1989 ! Le Cameroun a vu ses recettes d’exportation baisser de moitié entre 1987 et 1989. Le Gabon a subi la chute des cours du pétrole et celle du manganèse (27 % en 1989) alors qu’il est le 2e exportateur mondial de ce minerai. Et les plans d’ajustement du FMI se sont succédé, impliquant blocage des salaires (voire réduction pure et simple), licenciements massifs parmi les fonctionnaires comme dans les entreprises publiques vendues au privé, coupes claires dans la santé et l’éducation, etc. Partout la même politique a été appliquée : c’était la condition pour recevoir de nouvelles aides et de nouveaux prêts qui contribuent à leur tour à aggraver la dépendance financière des États, en particulier envers la France qui, fin 1988, était créancière de 43 % des 36 milliards de Francs de dette publique de l’Afrique.

C’est dire que depuis quelques années la crise frappe de façon insupportable les populations pauvres alors que la corruption, le pillage des caisses des États, les dépenses de luxe des privilégiés, les folies des dictateurs mégalomanes continuent de s’étaler au grand jour. Quant aux capitaux ils fuient massivement le continent : la Suisse à elle seule détient 30 % des capitaux africains !

Explosions de colere et multipartisme

Alors, depuis un an et demi, l’Afrique a commencé à bouger et les dictatures ont été ébranlées.

...AU BENIN...

C’est le cas du Bénin que l’on évoque le plus souvent pour illustrer l’évolution vers le multipartisme dans laquelle se sont engagés, plus ou moins profondément, un certain nombre de pays africains. Des grèves et des manifestations de fonctionnaires qui ne touchaient plus leurs salaires depuis des mois y éclatèrent en décembre 1989. La contestation paralysa l’administration, les écoles et l’université. Les banques étaient en faillite, les comptes des particuliers bloqués. Sous la pression de la rue et du FMI, Mathieu Kérékou, au pouvoir depuis octobre 1972, décida d’abandonner les références au « marxisme-léninisme » et le régime du parti unique. Il accepta la tenue d’une « conférence nationale des forces vives de la nation » en février 1990 qui réforma la constitution, imposa le multipartisme, la liberté de presse, une amnistie pour les prisonniers politiques et un gouvernement de transition chargé de préparer les élections. Et le 24 mars dernier, ce fut le premier ministre de transition, Nicéphore Soglo, qui remporta les élections présidentielles contre Kérékou qui accepta le verdict des urnes.

...EN GUINEE...

En Guinée, les choses avaient commencé plus tôt, mais l’évolution fut moins spectaculaire. Le général Lansana Conté, au pouvoir depuis 1984, avait annoncé, dès le 2 octobre 1989, la fin du parti unique et la marche vers une démocratie pluraliste. Une multitude d’organisations fleurirent alors qui attendent toujours leur légalisation... En Guinée aussi l’année 1990 a été marquée par une série de grèves et de manifestations qui touchèrent les enseignants en juin (pour des augmentations de salaires), les pré-retraités de la fonction publique en septembre (pour le paiement de leurs indemnités dont ils n’avaient touché que 10 %), les étudiants qui furent en grève pendant un mois en novembre (contre la réduction drastique du nombre de bourses et pour l’application du multipartisme). C’est que la marche vers la démocratie pluraliste se faisait à pas de tortue. Finalement une nouvelle constitution a été élaborée par de hauts fonctionnaires nommés par Lansana Conté. Elle fut adoptée par référendum en décembre dernier. Elle instaure le bipartisme et ne sera appliquée que dans 5 ans !

...AU GABON...

Au Gabon, Omar Bongo, au pouvoir depuis 1967 annonçait le 19 avril 1990 l’instauration immédiate du multipartisme. Il nommait un premier ministre chargé de la transition et la nouvelle constitution était adoptée le 22 mai. Mais le lendemain un dirigeant de l’opposition, Joseph Rendjembé, était retrouvé mort dans les bras d’une dame, semble-t-il. Mais la suspicion était telle que des émeutes se déclenchèrent dans la capitale puis à Port-Gentil. Elf rapatria son personnel français et arrêta sa production, suivi par Shell. Le gouvernement français envoya des renforts de troupes sous prétexte d’évacuer et protéger les ressortissants français qui n’étaient pourtant pas menacés. Mais finalement la garde présidentielle réussit à reprendre la ville. Bongo menaça de faire appel à d’autres compagnies pour exploiter le pétrole et Elf reprit immédiatement sa production. Des élections législatives pluralistes eurent lieu en trois temps à l’automne 1990 avec une série d’irrégularités qui aboutirent à des invalidations. Le principal parti d’opposition, le plus modéré, ayant décidé de déclarer forfait, l’ex-parti unique remporta 62 sièges sur 120. Bongo lui-même n’entend pas laisser la place avant la fin de son mandat en I992. Il prétend se placer désormais au-dessus des partis et s’est d’ailleurs payé le luxe de financer la campagne électorale des partis d’opposition qui ont alors mis une sourdine à leurs critiques.

...EN COTE D’IVOIRE...

En Côte d’Ivoire, où Houphouët Boigny est au pouvoir depuis 30 ans, toute une série de mouvements de protestation contre la décision de diminuer de 10 à 40 % les salaires dans le public comme dans le privé a démarré en mars 1990. Toutes les catégories de salariés entrèrent tour à tour en lutte, rejoignant les étudiants en grève dès février, et les manifestations se succédèrent. Dès le 15 avril Houphouët Boigny revenait sur sa décision de diminuer les salaires et le 30 mars il annonçait l’instauration du multipartisme. Une trentaine de partis émergèrent et 19 furent reconnus officiellement. L’agitation sociale n’en continua pas moins, au point que les soldats et les policiers se mirent aussi à manifester, et que l’année scolaire fut décrétée « année blanche » pour les étudiants. Mais cela n’empêcha pas Houphouët Boigny de remporter haut la main les premières élections présidentielles du multipartisme avec 82 % des voix contre 18 % au leader de l’opposition, Laurent Gbagbo, le 28 octobre 1990. Les élections législatives de novembre donnèrent 175 députés à l’ancien parti unique et 10 seulement à l’opposition. Et les municipales de décembre représentèrent également un succès pour le parti gouvernemental.

...AU CAMEROUN...

Au Cameroun, une manifestation de 20 000 personnes en faveur du multipartisme eut lieu le 26 mai 1990. La repression fit 6 morts. Mais lors du congrès du parti unique en juin 1990, appelé le « congrès de la liberté et de la démocratie » , Paul Biya demanda à son parti de se préparer à affronter la concurrence et il promit l’élaboration d’une charte des libertés. En juillet il mit sur pied une commission chargée de réviser la constitution. Les lois d’exception ont été abrogées, une amnistie votée en avril 1991 alors que des émeutes avaient lieu dans plusieurs régions du pays. Les prisonniers politiques furent libérés.

...AU NIGER...

C’est également en juin 1990 que le général Ali Saïbou, élu en décembre 1989 à la tête de l’État nigérien, a annoncé une révision de la constitution destinée à favoriser l’avènement d’un pluralisme politique. Lui qui aime affirmer : « il n’y a pas plus démocrate que moi » a néanmoins fait tirer sur les manifestants en février dernier, puis en mai sur les Touaregs révoltés, et les morts se comptent déjà par dizaines.

...LES RECALCITRANTS

En janvier 1991, le ministre français de la Coopération, Jacques Pelletier, affirmait que sur 29 pays de l’Afrique francophone, 5 seulement ne s’étaient pas encore engagés sur la voix du multipartisme. Depuis, la Mauritanie du colonel Ould Taya a affirmé que le processus de démocratisation serait achevé pour juin 1992. C’est une commission de militaires assistés de juristes qui doit rédiger la nouvelle constitution.

Quant au Centrafrique, le président Kolingba s’y est prononcé finalement, lui aussi, pour le multipartisme « dans un délai raisonnable » , le 22 avril dernier. En octobre 1990 des manifestations en faveur du multipartisme avaient donné lieu à de véritables émeutes à Bangui, suite à l’interdiction d’un meeting de l’opposition.

Au Togo, le général Eyadema, au pouvoir depuis 24 ans, a lui aussi opéré le virage suite aux émeutes d’avril. Une nouvelle constitution doit être élaborée et des élections sont prévues pour janvier 1992.

Moussa Traoré, au Mali, était un des rares à n’avoir pas compris à temps d’où soufflait le vent. Mal lui en prit, ce sont les parachutistes-mêmes, qu’il avait fait donner contre la contestation croissante, qui l’ont renversé... mais après avoir fait le travail en tirant sur les manifestants.

Ainsi, si l’année 1989 a vu la chute de tous les dictateurs de l’Europe de l’Est, l’année 1990 a été celle au cours de laquelle les dictateurs africains ont essayé de sauver les meubles en se convertissant au multipartisme dans l’espoir qu’il offrirait un dérivatif au mécontentement grandissant des masses populaires. Les bons conseils de l’impérialisme français ont sans doute pesé dans ce changement de cap subit et simultané.

La politique de la france en afrique

Car le souci majeur de l’impérialisme français, face à l’usure manifeste des dictatures africaines dont certaines perdurent depuis 30 ans comme en Côte d’Ivoire (où Houphouët Boigny, au pouvoir depuis 1960, a aujourd’hui 85 ans et ne sera pas éternel), c’est de préparer une relève qui assume une continuité dans la défense des intérêts de l’impérialisme. Faute de s’y être préparé, la chute d’un dictateur peut laisser un vide dangeureux en ce sens qu’il pourrait être rempli par des inconnus, des gens avec qui le gouvernement français n’a pas établi les relations de complicité et de confiance propices à la défense des intérêts de l’impérialisme français, voire des leaders islamistes difficiles à contrôler. Ou encore, le vide étatique peut être comblé par un trop plein de candidats à la succession, s’affrontant dans des guerres civiles interminables, sur une base ethnique ou pas, telles que les subissent plusieurs pays d’Afrique, et qui ne sont certainement pas favorables aux affaires - sauf à celles des marchands d’armes.

Evidemment si ce sont des officiers supérieurs qui se retrouvent au pouvoir, c’est un moindre mal pour l’impérialisme, car les officiers des ex-colonies françaises continuent en général à être formés en France, où ils gardent des relations, et ne sont pas complètement des inconnus. Mais ce ne sont pas seulement les dictateurs qui s’usent, les dictatures aussi.

Dans le contexte d’aujourd’hui, le multipartisme a le double avantage d’offrir, d’une part, un exutoire aux aspirations démocratiques des masses mécontentes, avec une bonne dose d’illusion sur la capacité de régimes multipartistes à changer, un peu, leur sort ; et d’autre part, de préparer en douceur la relève.

La dictature personnelle n’est en effet guère propice à l’émergence de dauphins potentiels que les autocrates ont tendance à écarter systématiquement - voire à éliminer physiquement - au fur et à mesure qu’ils risquent de leur porter ombrage. C’est le mécanisme même de la dictature personnelle qui, en étouffant l’opposition, en écartant même ministres ou généraux trop en vue, fait le vide autour d’elle.

Ainsi l’instauration du multipartisme correspond aux intérêts de l’impérialisme. Cela permet au gouvernement français de choisir ses futurs interlocuteurs, d’engager à l’avance des contacts avec eux et d’assurer ainsi des relations sans à-coups avec ceux qui seront appelés à remplacer les dirigeants actuels.

C’est ainsi qu’en juin 1990, lors du sommet franco-africain de La Baule, Mitterrand non seulement s’est déclaré publiquement en faveur de cette libéralisation au sommet, mais n’a pas caché vouloir exercer une pression pour amener les dictateurs africains à composition. Il a ainsi averti que « la France liera tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour aller vers plus de liberté » . Et cela a été pris à juste titre pour un infléchissement dans la politique africaine de la France qui s’était contentée jusqu’à présent de maintenir au pouvoir, y compris par ses interventions militaires, les dictateurs les plus féroces, les plus haïs de leur peuple, sans se soucier de ce qu’ils faisaient de leurs opposants.

Ce choix de l’impérialisme a été facilité par un contexte où l’impérialisme a plus de raisons de craindre le désordre que l’apparition d’une alternance politique contestant ouvertement ses intérêts. Car dans la plupart des États africains, en fait d’opposants, les courants nationalistes dits « progressistes », c’est-à-dire ceux qui visaient à obtenir de l’impérialisme qu’une part plus grande des richesses soit laissée aux États nationaux - avec l’efficacité que l’on sait - ont quasiment disparu. Du nationalisme radical, seuls restent en lice aujourd’hui ses variantes les plus ouvertement réactionnaires, particulièrement l’islamisme.

Du point de vue social, il pourrait y avoir plus de danger pour l’impérialisme car l’Afrique a connu ces dernières décennies d’importants changements : l’apparition dans les villes d’une classe ouvrière plus nombreuse et d’une masse de déshérités fuyant les campagnes et voués au chomage. Ce prolétariat concentré pourrait bien intervenir lui aussi sur la scène politique - et espérons qu’il le fera. Mais il lui faudrait pour cela conscience et organisation et, dans un contexte mondial marqué par le recul du mouvement ouvrier, l’impérialisme pense sans doute avoir toutes les raisons d’espérer - peut-être bien à tort - que ce n’est pas demain la veille que cela se produira.

La conversion des dictateurs

Alors évidemment, en un sens, ce tournant dans la politique française s’opère aux dépens des dictateurs protégés de la France. Mais si certains se sont plus ou moins cabrés, d’autres ont vite compris les avantages qu’ils pouvaient en tirer. Et Bongo, qui en 1989 ne voulait pas en entendre parler, se fait maintenant expert en multipartisme et distribue ses conseils en la matière à ses collègues encore réticents.

Le multipartisme peut être une façon commode de ravaler la façade de régimes usés, de repeindre en rose la dictature et faire patienter la population en lui faisant miroiter un changement possible par la voie électorale. C’est un répit qu’espèrent les dictateurs de ce changement de style. Ils n’entendent pas pour autant céder la place et s’efforcent de gagner du temps afin de permettre à leur ex-parti unique de se « rénover », de redorer un peu son blason afin que ce soit à nouveau lui qui remporte les élections. Que ce soit au Cameroun où Paul Biya a incité le parti au pouvoir à se préparer à affronter la concurrence et où celu-ci se pose en contestataire qui revendique la fin des « abus » et tend la main aux partis d’opposition ; en Côte d’Ivoire où Houphouët Boigny soutient les courants rénovateurs de l’ex-parti unique et a affirmé : « l’avenir n’appartient pas à l’opposition » ; que ce soit au Togo ou en Centrafrique, un peu partout les dirigeants en place entendent limiter au maximum les implications de ce ravalement de façade. D’ailleurs Houphouët Boigny a parfaitement réussi l’opération en se faisant triomphalement accorder un septième mandat ! Et l’exemple du Sénégal est là pour rassurer les dictateurs puisque le multipartisme y existe depuis 1976, soigneusement contrôlé par le pouvoir. En 1976 trois partis furent autorisés : le parti socialiste de Senghor, un parti libéral et un parti marxiste-léniniste ; en 1978 fut autorisé également un parti conservateur. Cela n’a pas empêché Senghor de régner sans partage jusqu’à ce qu’il laisse volontairement la place à Abdou Diouf en 1981, qui a lui-même su sans problème majeur se maintenir au pouvoir. Comme le dit Abdou Diouf qui s’y connait : « multipartisme ne signifie pas faiblesse des institutions » , « il faut un pluralisme politique dans un État fort et respecté » . En fait il y a déjà longtemps que certains dictateurs africains ont compris que point n’était besoin d’avoir le titre de président à vie et qu’il était aussi bien de se faire réélire régulièrement quand on avait les moyens de fabriquer les élections. Certains avaient déjà poussé la chose jusqu’à accepter des candidatures multiples au sein du parti unique. Après tout le multipartisme n’est qu’une petite complication supplémentaire du même jeu que certains ont su si bien maîtriser jusque-là.

Alors évidemment, il y a tout de même un risque pour les dictateurs les plus chancelants et, au Bénin, Mathieu Kérékou vient d’en faire les frais. C’est d’ailleurs précisément dans le cas du Bénin que le gouvernement français a été le plus pressé de préparer la relève en faisant pression sur Kérékou et en finançant lui-même la conférence « des forces vives de la nation » en février 1990. Aujourd’hui, il a affaire à celui qui fut le premier ministre de transition pendant un an ; la transition s’est donc faite dans la continuité et il est sans doute le premier à s’en féliciter.

Mais finalement Kérékou lui-même n’a pas trop lieu de se plaindre puisque son successeur Soglo s’est engagé à lui laisser l’impunité pour les crimes commis sous sa dictature et le laisse profiter d’une retraite dorée à la tête de la fortune qu’il a ammassée en pillant le pays. Certains dictateurs qui doivent de toute façon, vu leur âge, penser à leur succession peuvent estimer plus avantageuse cette transition en douceur qui leur permet de jouir d’une retraite paisible plutot que d’attendre le prochain coup d’État qui les éliminera, y compris peut-être physiquement.

Choisir ses interlocuteurs

Aussi bien pour l’impérialisme que pour les dictateurs en place l’avantage de ce multipartisme octroyé d’en haut, c’est d’offrir la possibilité de choisir les opposants à qui on accorde pignon sur rue, la légalisation de leur parti, des aides matérielles, voire qu’on associe au pouvoir. En Côte d’Ivoire, un Gbagbo, qui a des liens avec le PS français, n’est revenu dans son pays, après un exil de plusieurs années à Paris, qu’avec l’accord de Houphouët.

Et toutes ces personalités opposantes, encouragées par la France et admises par les pouvoirs en place, tous ceux qui ont suffisamment de relations et bénéficient de suffisamment d’aides se retrouvent évidemment à la tête des partis les plus importants et apparaissent comme des relèves possibles.

Ces principaux partis d’opposition se veulent reponsables, francophiles, et donnent par avance des gages qu’ils n’ont pas la moindre intention de léser les intérêts français. Il font tous profession de libéralisme et sont prêts à mettre en application tous les plans que le FMI leur imposera.

Et si certains jouent sur une certaine démagogie populiste, sur la base des conflits ethniques, cela représente parfois une aide directe au pouvoir en place pour détourner la colère des masses pauvres contre d’autres pauvres. C’est ainsi, par exemple, que lors du conflit entre le Sénégal et la Mauritanie la carte qu’a jouée Abdoulaye Wade, le principal dirigeant de l’opposition sénégalaise, a été d’accuser Abdou Diouf de ne pas prendre de mesures de rétorsion contre les Maures au Sénégal. D’ailleurs les pogromes qui eurent lieu contre les Maures ont débuté précisément dans les quartiers de Dakar où l’opposition était la mieux implantée. Inutile de dire que ces pogromes n’ont pas franchement nui à Abdou Diouf. Car les divisions ethniques ont toujours fait partie de la panoplie politique des dirigeants, pour diviser les populations sur lesquelles ils régnaient, et en l’occurence le conflit avec la Mauritanie était un dérivatif appréciable pour Abdou Diouf : c’est la seule période où il n’a pas eu à affronter d’agitation sociale. La politique des deux hommes est si peu différente que Wade vient d’être nommé ministre d’État.

En fait, la caractéristique de ces principaux partis d’opposition, c’est que leur programme se limite pour ainsi dire uniquement à la revendication de participer au jeu électoral avec l’espoir de pouvoir remplacer un jour l’équipe au pouvoir ou... d’y être associés !

Des illusions... peu durables

Le multipartisme engendre pourtant des illusions dans les masses populaires - c’est d’ailleurs l’une des raisons même de son instauration - illusions qui perdurent surtout là où l’alternance n’a pas encore été réalisée, comme en Côte d’Ivoire où certains espèrent que si l’opposition n’a pas gagné les élections cette fois-ci, ce sera pour la prochaine fois. Mais au Bénin par exemple, où le dictateur a dû céder la place, les illusions vont vite tomber devant la politique menée par le nouveau pouvoir. Celui qui a mis en échec Kérékou, l’ex-premier ministre de transition, Nicéphore Soglo, n’est autre qu’un ancien administrateur de la Banque mondiale. Les intérêts de l’impérialisme sont donc en de bonnes mains et ceux des privilégiés du Bénin, également. Il a bloqué les salaires des petits fonctionnaires alors que les prix continuent de grimper et il entend en licencier plus de la moitié. Il a renforcé la perception des impôts mais les hauts fonctionnaires qui sont partis en pillant littéralement leur logement de fonction, ceux qui se sont servis dans les caisses, à commencer par Kérékou lui-même, ne seront pas inquiétés. Soglo affirme déjà à l’adresse de la population que l’on n’est pas au bout des sacrifices puisqu’il estime que : « il faudra 7 à 10 ans pour remettre le pays sur pied » et il a lancé : « le plus grave danger qui nous guette, c’est l’impatience » . Certes ! Si les pauvres attendent de lui la réalisation de leurs aspirations, ils peuvent attendre bien longtemps !

Dans un certain nombre de pays, ce sont de même des banquiers qui ont été nommés premiers ministres pour faire payer les populations et, partout, l’instauration du multipartisme s’accompagne d’une relance des plans d’ajustement sructurel du FMI, destinés non pas à développer les pays mais à s’assurer que les États se donnent les moyens de payer leurs dettes en économisant sur le reste. Ils visent à s’assurer que l’État remplit son rôle qui consiste à continuer à pressurer la population, aussi pauvre soit-elle, sans écorner bien sûr la fortune des riches, afin de continuer à payer tribu à l’impérialisme. Le Sénégal, s’il fut le premier pays à instaurer le multipartisme, fut aussi le premier à accepter un plan d’ajustement dès 1979 et aujourd’hui les Sénégalais sont plus pauvres que jamais. La consommation de médicaments, par exemple, a baissé de 20 % en deux ans.

Multipartisme, avorton de la democratie bourgeoise

Fondamentalement, sur le plan social, le multipartisme africain est le sous-produit de la démocratie des puissances impérialistes. Et comme le disait Lénine, même la démocratie bourgeoise la plus riche, c’est encore la dictature sociale des bourgeois sur les prolétaires, des riches sur les pauvres.

Mais dans les riches pays impérialistes, la bourgeoisie a la capacité de jetter des miettes à ses exploités, d’institutionaliser, c’est-à-dire de canaliser le mouvement ouvrier, de bâtir tout un système coûteux de représentation, qui joue comme autant de soupapes de sécurité permettant certes aux classes exploitées de s’exprimer mais en même temps canalisant cette expression et désamorçant ses conséquences.

Ce n’est pas le cas en Afrique où la pauvreté est générale. Là, la dictature des classes privilégiées revêt une forme ouverte, sans masque, quotidienne, quelle que soit la formule gouvernementale, parlementaire ou pas, quel que soit celui qui se trouve au sommet de l’État. Et la dictature ne s’exerce pas seulement du haut du sommet de l’appareil d’État mais à tous les niveaux de cet appareil. Ce sont des régimes qui reposent sur les deux piliers du clientélisme et de la corruption pour la bonne raison que la bourgeosie n’ayant pas de quoi payer son appareil d’État, il est admis que celui-ci se paye directement sur la population. A tous les niveaux, la population est rackettée. Aucun code, aucun « État de droit » n’existe qui puisse la protéger de ces pratiques. C’est le règne de l’arbitraire dans la vie quotidienne car celui qui détient la moindre parcelle d’autorité en use pour faire payer ceux auxquels il a affaire.

Mieux placés que tous sont évidemment ceux qui sont armés - militaires et policiers - qui se transforment en bandes de brigands rançonnant la population, instaurant des droits de péage le long des routes, à l’entrée des bâtiments officiels, extorquant de l’argent sous tous les prétextes. Et à tous les niveaux, chacun favorise sa famille, son clan, son ethnie, ses obligés. Toute une hiérarchie de clans et de féodalités, jaloux de leur pouvoir et âpres au gain, constitue ces États.

Les hommes peuvent changer, les équipes gouvernementales peuvent se succéder sans que le régime cesse d’être une dictature sanglante et corrompue. Chaque bande de politiciens pillera alors simplement à son tour les caisses de l’État. Les bandes armées qui rançonnent la population ne seront pas plus contrôlées qu’avant, les chefs locaux corrompus et avides, continueront à imposer leur loi et à régner sans partage dans leur fief.

Et quand c’est ainsi le règne de la corruption, des pots de vin et des chantages, quand c’est le rapport de forces qui compte et la loi du plus fort qui prévaut, où sont donc la liberté et la démocratie pour la majorité ?

Il faut par exemple une bonne dose d’hypocrisie ou de cynisme pour parler de démocratie - même au sens bourgeois où elle existe dans les pays riches - à propos de l’Inde, avec ses castes, le droit de vie et de mort qu’exercent les notables, l’analphabétisme qui écarte la masse de la population de toute participation à la vie politique institutionalisée. Et la plupart des pays d’Afrique, c’est l’Inde en plus pauvre encore ! Et tant que la majorité de la population est dépouillée de tout, tant qu’elle ne mange pas à sa faim, qu’elle est condamnée à vivre dans des bidonvilles sans hygiène et à mourir faute de soins, tant qu’elle est réduite à l’analphabétisme, où sont la liberté et la démocratie ?

Construire un veritable parti ouvrier

Alors s’il est vrai que derrière les mots de multipartisme, démocratie, liberté, les pauvres mettent leurs aspirations à pouvoir vivre de leur travail, manger à leur faim, se soigner, donner une éducation aux enfants, vivre dans des conditions plus décentes ; s’ils y mettent la fin des humiliations et de la misère, du rackett et de la corruption, encore faudra-t-il que les travailleurs, les déshérités, la classe ouvrière en tête, aient conscience que ces mots-là ne recouvrent pas du tout la même chose, non seulement pour les dirigeants en place, mais pour les ténors de l’opposition ; il faudra que les travailleurs ne tombent pas dans le piège qui leur est tendu de s’en remettre à ces partis d’opposition qui ne cherchent pas à changer ce système d’exploitation et d’oppression, mais ne visent qu’à en profiter pour leur propre compte.

Présenter l’évolution vers le multipartisme en Afrique comme une démocratisation, c’est une façon cynique de reconnaître cette brutale réalité qu’il n’y a pas d’autre démocratie possible pour les pays pauvres dans un monde dominé par l’impérialisme, car pour maintenir son exploitation forcenée la bourgeoisie a besoin de ces politiciens sans scrupules, de ces États fondés sur l’arbitraire et la corruption.

Et pour obtenir ne serait-ce que l’équivalent de la démocratie bourgeoise et les droits démocratiques dont on peut bénéficier dans les pays riches, il faudra que la classe ouvrière à la tête de tous les déshérités s’empare elle-même du pouvoir et transforme la société. Seule la révolution prolétarienne peut offrir une solution aux masses africaines.

Alors, s’il existe des travailleurs, des intellectuels qui sont conscients de cela, et qui mettent à profit la possibilité existant dans cetains pays d’éditer une presse ou de se réunir un peu plus librement, s’ils utilisent ces petits avantages pour défendre avec plus de force leurs idées, les répandre plus largement, s’adresser à de plus larges couches de travailleurs et créer de véritables partis ouvriers, ne visant pas à accéder à la mangeoire gouvernementale mais se consacrant à défendre jusqu’au bout les intérêts des travailleurs et de la population pauvre, alors seulement l’espoir de changement ne sera plus une vaine illusion mais commencera à s’inscrire dans la réalité.

31 mai 1991