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La Libye en 2014 : Du long « one man show » de Qadhafi, aux premiers pas de la société plurielle

D 24 mai 2014     H 05:18     A François Burgat     C 0 messages


« Le pouvoir au peuple », « Le peuple en armes »… « Des comités populaires partout »… Il est difficile de ne pas adopter la boutade qui circule à Tripoli trois ans après le soulèvement du 17 février 2011. L’utopique démocratie directe prônée par Qadhafi dans son petit Livre Vert serait-elle devenue réalité ? Si tel est le cas, cela n’a rien à voir avec les efforts de celui que sur la rive nord de la Méditerranée on avait un temps nommé « le bouillant colonel ». Mais tout, au contraire, avec son élimination physique sanglante sous les coups des milices révolutionnaires. C’est la levée du verrou que constituait en fait l’absolutisme du « Guide de la révolution » qui semble avoir fait entrer dans les faits la logorrhée démocratique derrière laquelle, pendant 42 ans, il avait masqué son pouvoir très personnel.

Partout en Libye, les revendications politiques, si longtemps impossibles, se sont spectaculairement multipliées. Les nouvelles autorités, dûment élues, peinent à satisfaire le flot de demandes multiformes, au point qu’ici et là, les postures de défiance des nostalgiques de l’ordre qadhafien commencent à s’afficher. « Qadhafi, les Libyens en avaient peur et tout le monde obéissait. C’était un homme fort ! Moi Qadhafi, je l’aime ! Les Libyens, je pense qu’ils rêvent d’avoir quatre Qadhafi ! » ou encore « Les Tunisiens ont une armée ou une police, les Égyptiens en ont autant. Nous, on a rien ! Les policiers de Qadhafi, on s’en est débarrassé ! Mais il nous faut un État, il nous faut une police ».

Pour prendre la mesure du défi très spécifique que doit surmonter aujourd’hui la Libye, il faut rappeler la profonde différence qui sépare l’héritage de Qadhafi de celui de ses homologues égyptiens Nasser, Sadate et Moubarak ou, en Tunisie, Bourguiba et son pâle successeur Ben Ali. Égyptiens et Tunisiens avaient certes opté pour l’affaiblissement de toutes les institutions ou associations préexistantes, notamment ou même surtout religieuses, mais au profit de la création de puissants appareils d’État « modernes », mobilisés pour établir leur contrôle minutieux sur tous les compartiments de la société. En Égypte, une armée pléthorique, un appareil judiciaire et policier puissant, un establishment religieux omniprésent mais totalement domestiqué. En Tunisie, une police aux effectifs démesurés, une administration jacobine « à la française », une institution universitaire crédible."

Rien de tel en Libye où Qadhafi, à l’opposé, a veillé avec un soin maniaque à empêcher la constitution du moindre appareil d’État, et bien sûr, comme ses homologues maghrébins cette fois, du moindre tissu associatif où une quelconque opposition aurait pu s’ancrer et menacer son pouvoir. Au regard de quelques infrastructures routières, hydrauliques (dont la « Grande rivière artificielle » qui alimente les villes côtières avec l’eau des nappes profondes du grand Sud), universitaires ou hospitalières (mais sans les ressources humaines nécessaires à les faire fonctionner, les scientifiques ayant massivement déserté le pays), la liste est longue des méfaits de cette meurtrière inconstance et de cette imprévisibilité extrême des décisions de l’auteur illuminé de la « troisième théorie universelle ».

Qui se souvient que, non content d’interdire les instruments de musique « occidentaux » tels le piano, la guitare ou le saxophone, Qadhafi avait, pendant presque toute la décennie 1980, proscrit l’enseignement des langues étrangères ? Qu’il pendait chaque année devant leurs camarades plusieurs étudiants pour célébrer à sa manière l’anniversaire de leur première manifestation (très violemment réprimée) le 7 avril 1976 ? Qu’il a enlevé pour satisfaire ses caprices sexuels des dizaines de lycéennes que leurs parents n’ont jamais revues ? Que dans les prisons, il se vengeait de chacun des revers de sa politique étrangère sur les détenus politiques qu’il assimilait à autant d’« agents de l’étranger » ? Que, pour pouvoir continuer à les défier dans la mort et les priver du repos d’une sépulture, il a conservé pendant près de vingt ans, dans des morgues privées, les corps congelés de certains de ses opposants, dont celui du juriste Mansour Kikhia, enlevé au Caire en 1993 ?

SORTIR DU CHAOS JAMAHIRYEN

« Nous sommes aujourd’hui en plein chaos, en pleine anarchie », analyse un haut fonctionnaire qui a traversé sans encombres les tourbillons de la chute du régime. L’État est incapable de gérer les attentes de toutes ces composantes de la société qui se sont tues si longtemps : des Berbères aux militaires en passant par n’importe quelle corporation professionnelle, municipalité ou tribu, sans oublier « les jeunes » et bien sûr les déjà « anciens combattants » qui refusent de déposer leurs armes, tout le monde « réclame ses droits » ! Mais si les administrations concernées ne sont pas assez fonctionnelles pour répondre à ces demandes, c’est parce que Qadhafi lui-même s’est acharné à enrayer leur édification.

« Notre chaos présent, version « anarchique », n’est que le prolongement de 42 ans de chaos « jamahiryen » celui de la « Libye des masses » (…) « Cette version-là était voulue, elle était organisée,… planifiée par Qadhafi. C’était sa stratégie à lui de ne pas laisser la société s’organiser. Le contrôle reposait sur un cocktail de terreur mais également d’assistanat économique – la dépendance au pétrole est demeurée totale – qui a laissé de terribles séquelles ».

Quelle était la structure du pouvoir dans cette « Libye des masses » ? Aucun expert ne s’est jamais risqué à en donner une image précise : c’était en fait un inextricable et changeant enchevêtrement résultant de la rivalité de plusieurs réseaux de pouvoirs mis en concurrence permanente par le « Guide » : la structure institutionnelle officielle, celle des comités et des congrès populaires censés détenir au nom du peuple « tout le pouvoir », était en fait étroitement surveillée par des milices, les Comités révolutionnaires, dotées de redoutables attributions policières. La hiérarchie militaire, autre pôle possible du pouvoir, était, hormis la garde personnelle de Qadhafi, tenue en suspicion au point que les chenilles des chars stationnés à proximité de la capitale devaient rester démontées pour ralentir une éventuelle tentative insurrectionnelle. Et cette armée demeurait à la merci d’une intervention venue des relais tribaux et, bien sûr, familiaux du leader. Pas plus que les observateurs, les membres du système, pourtant les mieux placés pour le décrypter, n’étaient donc capables d’y situer l’étendue de leur autonomie. « Pour savoir quel est ton poids dans le système », confiait, il y a quinze ans, un opposant en exil, « il n’existe qu’une seule méthode. Tu appelles Bab Azizya, le siège du pouvoir de Qadhafi, et tu demandes à lui parler. Et puis tu comptes les minutes, les heures, ou parfois les jours avant qu’on te rappelle. C’est comme ça que tu sais si tu fais encore partie du système et à quel niveau, ou si tu es désormais à la merci de n’importe quelle mesure d’exclusion ou même d’incarcération ».

La vaste enceinte de Bab Azizya est aujourd’hui un champ de ruines où la surenchère destructrice des brigades venues de tout le pays, prenant le relais des Rafales français, n’a même pas laissé debout de quoi faire un musée.

SUR LES RUINES, QUEL ORDRE POLITIQUE ?

Quel ordre est désormais en train de prendre le relais ? Le Congrès général national, élu le 7 juillet 2012 au suffrage universel pour succéder au Conseil national de transition, a désigné un gouvernement de transition dont Mohamed Zeidan a pris la direction. Que va-t-il sortir des travaux du Comité des soixante (élus) qui vont bientôt commencer à élaborer la constitution ? Une fois dissous le ciment centralisateur de la toute-puissance du Guide, le héros de ce « one man show » de 42 ans, les légitimités sont assez logiquement descendues, au plus près du terrain, dans les mains des notables locaux, militaires d’abord et avant tout, élites administratives ou tribales dans le meilleur des cas. C’est cet éclatement persistant qui entrave jusqu’à ce jour la construction d’une armée nationale, capable ne fût-ce que de défendre les frontières, et d’un appareil de sécurité à même de canaliser le potentiel militaire investi spontanément par la population lors de l’insurrection [1].

Cette fragilité extrême des appareils d’autorité de l’État central hypothèque également des secteurs économiques essentiels.

« Le pétrole pour tous, pas pour un ou deux », plaide, sans succès pour l’heure, un panneau de la publicité d’État dans les rues de la capitale. Il s’agit de faire comprendre à Ibrahim al-Jathran et à la tribu des Magharba, dont le territoire recèle, en Cyrénaïque, l’un des plus importants gisements, et qui occupe les terminaux de Es Sider, Ras Lanuf et Zliten, qu’ils ne sauraient procéder à leur seul profit à la commercialisation de près de la moitié (600 000 b/j) de la production nationale. Les grands chantiers de la capitale, vaste cimetière de grues, sont presque tous à l’arrêt, les compagnies étrangères, notamment chinoises, attendant le rétablissement de garanties financières mais tout autant la sécurité minimale de leurs agents.

La longue liste des assassinats inexpliqués, dont celui d’étrangers mais aussi, pour la première fois, celui d’un membre du gouvernement, le vice-ministre de l’Industrie Hassan Draoui le 14 janvier 2014, ne facilitent pas le retour de cette indispensable confiance. Les Français de Total viennent tout de même de faire un retour prudent. Ces tensions multiples, produit pêle-mêle de règlements de compte visant d’ex-tortionnaires qadhafistes ou de la corruption rampante qui entrave l’effort de développement, relèvent davantage de clivages clientélistes et régionalistes qu’idéologiques. La fracture « islamiste/laïque » qui a largement monopolisé – et tout autant faussé – la perception occidentale des printemps tunisien et égyptien est en effet bien loin d’occuper ici le devant de la scène.

LA LEÇON LIBYENNE

Au nombre des plus précieux enseignements qu’offre la Libye nouvelle à ses rares visiteurs, il en est un dont les observateurs des printemps tunisien et égyptien ont largement oublié de tirer profit. Ni les islamistes du Parti de la justice et de la construction (Pjc), issu des Frères musulmans, ni ceux du parti Al-Watan, dirigé par l’ex-jihadiste, ex-chef militaire de Tripoli Abdelhakim Belhaj [2], n’ont réussi à s’imposer le 7 juillet 2012 lors des élections du Congrès général national et dès lors à diriger le premier gouvernement de la Libye post-Qadhafi. Il est donc infondé, comme l’ont fait si automatiquement les oppositions arabes autoproclamées « libérales », les contre-révolutionnaires égyptiens ainsi que leurs inconditionnels alliés occidentaux, de faire porter à « l’échec des islamistes » la responsabilité des difficultés en tous genres que traverse la Libye au sortir du long hiver autoritariste.

La présente situation de la Libye confirme en fait une évidence souvent malmenée : les obstacles innombrables rencontrés par les partis vainqueurs des urnes du printemps, islamistes à Tunis et au Caire mais « libéraux » à Tripoli, ne tiennent pas tant à leur couleur politique qu’à la configuration interne et régionale dans laquelle, au lendemain de plusieurs décennies de laminage politique de leur société, dans un contexte extérieur, pas seulement arabe, de surcroît souvent hostile, ils sont arrivés au pouvoir.

L’EQUATION ISLAMISTE

Mohamed Sawam, ancien prisonnier politique originaire de Misrata, secrétaire général du Parti de la justice et de la construction, second plus important parti présent au parlement, issu des Frères musulmans, tout comme son second, Imad Benani, animateur d’un think tank depuis son retour d’exil, attribuent leurs mauvais résultats électoraux à plusieurs facteurs dont une partie au moins sont spécifiquement libyens. D’abord le fait que la société libyenne soit particulièrement religieuse. La critique parfois virulente des Frères ne correspondant pas au registre « anti-islamiste » de la plus petite mais néanmoins la plus sonore – la plus entendue en France – des composantes de l’opposition tunisienne. Pas plus que Qadhafi en personne (un des rares chefs d’État arabes de sa génération à n’avoir jamais été accusé de consommer de l’alcool [3]), aucun candidat à sa succession n’a osé se constituer en ce repoussoir ultra laïque dont les Frères auraient pu tirer profit. Mahmoud Jibril, Premier ministre de transition puis leader de l’Alliance des forces nationales, les vainqueurs dits « libéraux » du scrutin législatif de juillet 2012, qui avait imprudemment fait, à propos de la place de la charia dans la législation, une déclaration destinée à rassurer ses sponsors occidentaux, l’a compris à ses dépens et s’est empressé de la nuancer. Il est ainsi de bon ton de plaisanter aujourd’hui à Tripoli sur le fait que « à Tunis, les libéraux libyens seraient considérés comme de dangereux islamistes ».

De fait, il apparait que la première des vertus attendue des candidats de la part des néo-électeurs libyens était leur proximité, au tout premier sens, géographique, du terme. Bien davantage que pour une orientation idéologique ou une couleur politique, les Libyens semblent avoir voté quelle qu’ait été son affiliation, pour le candidat qu’ils connaissaient personnellement. Les Frères, en tentant de mobiliser sur une base « idéologique » nationale, auraient en quelque sorte surestimé le degré de modernité politique de leurs compatriotes.

Même s’ils ont été particulièrement visés par la répression (ne seraient entrés à Abou Salim après 1988 que des islamistes), les Frères ne sont pas ensuite identifiés, comme a pu l’être Ennahda en Tunisie, comme les principaux opposants au régime. À la différence de leurs homologues tunisiens ou égyptiens, les islamistes libyens n’ont enfin et surtout jamais eu le moindre embryon d’expérience politique à l’intérieur du pays. Et ils reconnaissent avoir encore beaucoup à apprendre dans ce domaine. L’exil a coupé la majorité de leurs cadres de leur ancrage populaire intuitif. Ils appartiennent ainsi à cette catégorie mal aimée et parfois moquée des « doubles passeports ».

« Il faut reconnaître, souligne Imad Benani, de retour d’un exil de 15 ans en Belgique, que si nous sommes connus et reconnus dans les milieux intellectuels, qui ont, quelle qu’elle soit, une vision informée et réaliste de ce que nous représentons, nous avons perdu le contact avec l’homme de la rue. La rue ne nous connaît qu’à travers 42 ans de discours de diabolisation par le régime. Ce fut certes le cas en Tunisie mais Ben Ali est resté 25 ans ! Et Qadhafi 42 ! Cela laisse des traces ». « En fait, à titre individuel, les électeurs ont voté pour des membres de notre mouvement (dont 17 sympathisants ont été élus sous des étiquettes indépendantes, soit autant que les candidats officiels des Frères) mais une liste à notre nom nourrissait encore de solides préventions, largement irrationnelles ». « ll nous faut du temps » conclut-il (…) Chaque fois que les gens ont l’opportunité de nous approcher, ils réalisent que nous ne correspondons pas à l’épouvantail dessiné par le régime ».

Les Frères n’espèrent donc pas gagner de scrutin dans le court terme. Mais ils sont confiants dans leur capacité à reprendre une place beaucoup plus importante dans les années à venir, à mesure qu’ils auront le loisir de se faire connaître et de casser l’opposition émotionnelle qui a freiné leur entrée en politique. Au nombre des réserves à l’égard du Premier ministre Ali Zeidan, figur logiquement en bonne place le fait que celui-ci semble décidé à accorder de généreuses faveurs au tombeur militaire des Frères égyptiens.

Même si elle n’a pas encore droit de cité dans l’espace public, et s’il serait tout à fait présomptueux d’en évaluer le poids, l’opposition « qadhafienne » est assurément présente quant à elle dans tous les esprits. Les indices de sa présence sont multiformes. Mais, en-dehors de ses relais claniques et tribaux naturels, elle s’ancre avant tout chez les nostalgiques, pas nécessairement privilégiés, de l’ordre qui fait aujourd’hui si cruellement défaut au pays. Des familles de responsables, exilées en Tunisie, commencent prudemment à rentrer.

Le débat fait rage sur les critères de la réinsertion des anciens membres de la haute administration. Cette opposition qadhafienne fait surtout peur car elle dispose potentiellement de formidables ressources financières. Les évaluations convergent pour permettre de penser qu’elle a accès à plus de cent milliards de dollars déposés sur des comptes auxquels l’État libyen n’est pas parvenu à avoir prise.

ABOU SALIM

Parmi les nombreux adversaires auxquels se heurterait une tentative de contre-révolution qadhafiste, il en est un tout particulièrement vigilant : celui des prisonniers d’opinion, regroupés dans trois associations très actives. Aucun n’est prêt à oublier l’interminable calvaire subi pendant des décennies par des milliers d’opposants, réels ou seulement présumés. En janvier 2014, les derniers mystères ont été levés sur le destin de 1270 d’entre eux, assassinés à l’arme automatique et à la grenade, en un peu plus de deux heures, au cours de la matinée du samedi 29 juin 1996 dans la prison d’Abou Salim, en présence de Moussa Koussa et d’Abdallah Senoussi, deux des responsables des services secrets. La commission d’enquête mise en place par l’Association libyenne des prisonniers d’opinion (Al-Jam’ia al-Libya li-sujana al-raï), l’une des trois associations libyennes de prisonniers, a recueilli, hors de toute contrainte, les aveux détaillés de ceux qui avaient été chargés de faire disparaître les traces du massacre.

Enfouis sommairement pendant quatre ans dans l’enceinte même de la prison, les corps ont été déterrés au début des années 2000 lorsque la nouvelle du massacre, révélée par l’un des gardiens, a filtré dans les chaines satellitaires arabes. Moammar Qadhafi, prenant peur, a alors donné l’ordre d’en effacer toute trace. Des gardiens les ont d’abord transférés dans le Jebel Nafoussa au lieu dit Al-Shawf, où ils ont entrepris de les passer dans une concasseuse broyeuse spécialement acquise à cette fin. Les premiers résultats autorisant encore une identification, ils ont opté pour une autre méthode et les corps ont été alors longuement calcinés dans une fosse couverte de pneus d’engins de travaux publics. Les cendres ont été ensuite recueillies dans de grands sacs en plastique dont le contenu a été déversé en mer, au large, à une trentaine de kilomètres de Tripoli. Les familles des victimes n’ont jamais été informées du massacre. Pendant plus de quatre années elles avaient continué à déposer des provisions à destination de leurs proches, dont certains étaient emprisonnés depuis plus de vingt ans. Effets et provisions étaient partagés entre les gardiens et le surplus brûlé régulièrement dans une des cours de la prison [4].

Ce sont ces familles des victimes qui, le 15 février 2011, à Benghazi, ont initié les premiers soulèvements qui ont conduit, après le long détour de l’internationalisation, à la chute du régime. De toutes couleurs politiques et de toutes régions, les anciens prisonniers politiques sont aujourd’hui un constituant essentiel du ciment démocratique national. Ils forment, ce faisant l’un des tous premiers remparts contre les possibles tentations « égyptiennes » de retour aux raccourcis autoritaires. Plus encore que les drones américains ou les incursions terrestres des forces spéciales françaises, ce sont les institutions démocratiques, qu’avec une large majorité de la société, ils s’emploient aujourd’hui à construire, malgré les difficultés que l’on voit, qui seront le meilleur des repoussoirs contre un autre danger dont la Libye, à l’instar de ses voisins, doit se prémunir : celui que représentent les laissés pour compte de la politique régionale et mondiale que sont les groupes jihadistes transnationaux.

Pour l’heure « réfugiés » dans le Sahel, ces groupes en plein essor tireront sans surprise avantage de chacune des limites et de chacun des revers (dont l’archétype est l’insulte cinglante faite aux urnes égyptiennes par les militaires et leurs complaisants interlocuteurs occidentaux) de la réinstitutionnalisation démocratique en cours dans la région.


« Ben Ali exilait, il a été exilé, Moubarak emprisonnait, il a été emprisonné, Qadhafi assassinait, il a été assassiné »
(Abderahim Belhaj, cité par Isabelle Mandraud, Du Jihad aux urnes,…)

François Burgat est un politologue, directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Source : http://iremam.hypotheses.org/4498)

NOTES

[1] Sur la difficile construction de l’armée nationale cf. Marilyne Dumas :http://orientxxi.info/magazine/libye-l-armee-nationale-ne-marche,0457. Sur la résilience des milices armées, cf. Marilyne Dumas et Mathieu Galtier : http://orientxxi.info/magazine/libye-au-coeur-d-un-emirat,0430

[2] Dont Isabelle Mandraud a longuement retracé l’itinéraire militant in Du Djihad aux Urnes, le parcours singulier d’Abdelhakim Belhadj, Paris, Stock, 2013. Belhadj, né en 1966 à Tripoli, a milité au Pakistan et en Afghanistan où il a côtoyé Ben Laden tout en s’opposant à sa stratégie du « Jihad global contre l’ennemi lointain ». Dans le « Djebel al-Akhdar » de l’Est libyen, il a mené une difficile guerilla à la tête du Groupe islamique libyen combattant (Al-Jema’a Al-Islamiya al-Libya al-Muqatila) qu’il a fondé en 1995. Livré à Qadhafi par les Américains, détenu et torturé, il a accepté en 2004 la trêve proposée par Seif Al-Islam Qadhafi avant de reprendre les armes pour contribuer de façon décisive, à la tête du Conseil militaire de Tripoli, à la chute du régime. Belhadj s’est ensuite lancé, sans succès à ce jour, à la conquête des urnes. Il est aujourd’hui reconverti dans les affaires mais conserve une influence politique (et potentiellement militaire) importante.

[3] Le réformisme de Qadhafi en matière religieuse s’est en revanche manifesté de façon radicale à l’égard de toutes les institutions héritées de la confrérie Senoussiya, identifiée à la dynastie qu’il avait abattue, puis contre les oulémas, dont il a cherché à affaiblir le pouvoir en disqualifiant purement et simplement la Sunna (et donc la corporation de ses exégètes de profession) au profit du seul Coran.

[4] A. Ghwela, président de la commission d’enquête, détenu 6 ans à Abou Salim et Ali Elakermi, détenu 30 ans dont 12 à Abou Salim. Entretien avec l’auteur, prison d’Abou Salim, Tripoli, le jeudi 16 janvier 2014.

Source : http://www.pambazuka.org