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Les développements libyens

D 22 mars 2011     H 14:50     A     C 0 messages


Nous publions ci-dessous un entretien donné le 19 mars 2011 par Gilbert Achcar à Znet.

Qui est l’opposition libyenne ? Certains ont noté la présence du vieux
drapeau monarchiste dans les rangs des rebelles

Ce drapeau n’est pas utilisé comme symbole de la monarchie, mais comme
drapeau de l’Etat libyen, celui qui a été adopté par le pays après avoir
gagné son indépendance par rapport à l’Italie. Les insurgés l’utilisent
pour rejeter le Drapeau Vert que Kadhafi a imposé de pair avec son Livre
Vert, lorsqu’il singeait Mao Zedong et son Petit Livre Rouge. Le drapeau
tricolore n’indique en aucun cas une nostalgie pour la monarchie.
L’interprétation la plus commune est que ce drapeau symbolise les trois
régions historiques de la Libye ; le croissant et l’étoile sont les mêmes
que l’on voit sur les drapeaux des républiques algérienne, tunisienne et
turque et non des symboles du monarchisme.

Alors, quelle est la configuration de l’opposition ?

Comme dans toutes
les autres révoltes qui secouent la région, sa composition est très
hétérogène. Ce qui unit toutes les forces disparates est le rejet de la
dictature et une aspiration pour la démocratie et les droits humains.
Au-delà de ce dénominateur commun, des courants très différents
existent. En Libye, plus particulièrement, l’opposition comporte un
éventail très large comprenant des militants des droits humains, des
défenseurs de la démocratie, des intellectuels, des éléments tribaux et
des forces islamiques. Le courant le plus marquant dans l’insurrection
libyenne est celles des « Jeunes de la Révolution du 17 février », qui
s’est doté d’une plateforme démocratique et qui revendique l’autorité de
la loi, des libertés politiques et des élections libres. Le mouvement
d’opposition libyen comporte également un élément qui n’existait pas en
Tunisie ou en Egypte, à savoir des fractions du gouvernement et des
forces armées qui ont rompu avec le régime et rejoint l’opposition.

L’opposition libyenne représente donc un mélange de forces et, en fait,
il n’y a aucune raison d’avoir à son égard une attitude différente de
celle que nous avons à l’égard des autres soulèvements de masse dans la
région.

Est-ce que Kadhafi est un personnage progressiste, l’a-t-il jamais été ?

Lorsque Kadhafi est arrivé au pouvoir en 1969, il était une
manifestation tardive de la vague de nationalisme arabe qui a suivi la
Deuxième Guerre mondiale et la Nakba de 1948. Il a essayé d’imiter le
dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser, qu’il considérait comme étant son
modèle et son inspirateur. Il a donc remplacé la monarchie par une
république, pris fait et cause pour l’unité arabe, forcé la base
aérienne états-unienne de Wheelus à quitter le territoire libyen et mis
en route un programme de changements sociaux.

Par la suite, le régime a suivi sa propre voie de radicalisation,
inspiré par une sorte de maoïsme islamique. Il y a eu des
nationalisations d’une portée considérable à la fin des années 1970 –
presque tout a été nationalisé. Kadhafi a prétendu avoir institué une
démocratie directe et a formellement changé le nom du pays [en 1977] en
« Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste », Jamahiriya,
étant un néologisme signifiant Etat des masses. Il a affirmé qu’il avait
transformé le pays en l’accomplissement de l’utopie socialiste avec une
démocratie directe, mais cela n’a pas trompé grand monde. Les « comités
révolutionnaires » agissaient de fait comme appareil de direction qui,
conjointement aux services de sécurité, contrôlait le pays. En même
temps, Kadhafi a joué un rôle particulièrement réactionnaire en
renforçant le tribalisme en tant qu’outil de son propre pouvoir. Sa
politique étrangère est devenue de plus en plus téméraire, et la plupart
des Arabes ont commencé à le considérer comme un fou.

Avec la crise en Union Soviétique, Kadhafi s’est éloigné de ses
prétentions socialistes et a ouvert à nouveau son économie aux
entreprises occidentales. Il a affirmé que sa libéralisation économique
s’accompagnerait d’une libéralisation politique, singeant en cela la
perestroïka de Gorbatchev après avoir imité la « révolution culturelle »de
Mao Zedong, mais cette libéralisation politique est restée lettre morte.
Lorsque les Etats-Unis ont envahi l’Irak en 2003 sous prétexte de
chercher les « armes de destruction massive » Kadhafi a pensé qu’il
pourrait être le prochain à subir une invasion. Il a alors appliqué un
brusque et surprenant virage à sa politique étrangère qui a fait passer
la Libye de la catégorie des « pays voyous » à celle des proches
collaborateurs des Etats occidentaux. Kadhafi est notamment devenu un
collaborateur des Etats-Unis – qu’il a aidés dans leur soi-disant
« guerre contre le terrorisme » – et de l’Italie, pour laquelle il a
effectué le sale boulot de renvoyer les futurs immigrés qui tentaient de
quitter l’Afrique pour l’Europe.

A travers ces métamorphoses, le régime de Kadhafi est toujours resté une
dictature. Quelles que soient les mesures progressistes qu’il a pu
mettre en place, il ne restait rien de progressiste ni
d’anti-impérialiste pendant la dernière phase de son régime. Son
caractère dictatorial se manifeste dans sa manière d’écraser les
protestations : il décide immédiatement de les étouffer par la force. Il
n’y a aucune tentative d’offrir une quelconque issue démocratique à la
population. Il a averti les protestataires dans un discours tragicomique
qui est devenu célèbre : « Nous viendrons centimètre par centimètre,
maison par maison, ruelle par ruelle… Nous vous trouverons dans vos
placards. Nous ne montrerons aucune pitié. » Ce discours n’est pas
surprenant lorsqu’on sait que Kadhafi a été le seul dirigeant arabe à
avoir publiquement dénoncé le peuple tunisien pour avoir renversé son
propre dictateur, Ben Ali, qu’il a décrit comme étant le meilleur
dirigeant possible pour les Tunisiens.

Kadhafi a eu recours à des menaces et à la répression violente, en
prétendant que les protestataires avaient été drogués par Al Qaida, qui
aurait versé des hallucinogènes dans leur café. S’il rejetait ainsi la
responsabilité du soulèvement sur Al Qaida, c’était pour tenter
d’obtenir un soutien de l’Occident. Il aurait certainement accueilli
avec joie toute offre d’aide que Washington ou Rome auraient pu lui
fournir. De fait, il a exprimé son amère déception devant l’attitude de
son pote Silvio Berlusconi, le Premier ministre italien, avec lequel il
avait aimé faire la nouba, et il s’est plaint que ses autres « amis »
européens l’avaient également trahi. Au cours des dernières années,
Kadhafi était effectivement devenu l’ami de plusieurs dirigeants
occidentaux et d’autres personnalités en vue qui, pour une poignée de
dollars, ont été d’accord de se ridiculiser en échangeant des étreintes
avec lui. Même Anthony Giddens, le distingué théoricien de la Troisième
Voie de Tony Blair, a suivi les pas de son disciple en rendant visite à
Kadhafi en 2007 et en écrivant dans The Guardian que la Libye était sur
la voie de la réforme et en passe de devenir la Norvège du Moyen-Orient.

Quelle est votre évaluation de la Résolution 1973 que le Conseil de
Sécurité des Nations Unies a adoptée le 17 mars 2011 ?

La résolution elle-même est formulée d’une manière qui prend en
considération – et semble répondre à – la requête par les insurgés pour
une zone d’exclusion aérienne. Il est vrai que l’opposition a
explicitement appelé à une zone d’exclusion aérienne, à condition
qu’aucune troupe étrangère ne se déploie sur le territoire libyen.
Kadhafi détient la majeure partie des forces armées d’élite avec des
avions et des chars, et une zone d’exclusion aérienne pourrait
effectivement neutraliser son principal avantage militaire. Cette
requête des insurgés se reflète dans le texte de la résolution, qui
autorise les Etats membres de Nations Unies à « prendre toutes les
mesures nécessaires… pour protéger les civils et les régions habitées
par des civils qui sont menacés par une attaque de la Jamahiriya arabe
libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant toute forme de force
d’occupation étrangère où que ce soit sur le territoire libyen. » La
résolution établit « une interdiction de tout vol dans l’espace de la
Jamahiriya arabe libyenne pour aider à protéger des civils. »

Cela dit, la formulation de cette résolution ne donne pas suffisamment
de garanties pour l’empêcher d’être utilisée à des fins impérialistes.
Même si l’objectif de ces actions est censé être la protection de la
population civile et non pas « un changement de régime », la décision de
savoir si une action répond à cet objectif ou non est laissée aux
puissances d’intervention et non aux insurgés, ni même au Conseil de
sécurité. La résolution est étonnamment confuse. Mais étant donné
l’urgence de prévenir le massacre qui aurait inévitablement suivi un
assaut de Benghazi par les troupes de Kadhafi et l’absence de tout moyen
alternatif permettant de protéger la population, personne ne peut
raisonnablement s’y opposer. On peut comprendre les abstentions ;
certains des cinq états qui se sont abstenus dans le vote du Conseil de
sécurité voulaient exprimer leur méfiance et/ou leur insatisfaction avec
le manque d’une surveillance adéquate, mais n’ont pas voulu prendre la
responsabilité d’un massacre imminent.

Il est clair que la réaction occidentale n’est pas étrangère au pétrole.
L’Occident craint un conflit qui dure. S’il y a un massacre majeur, les
pays occidentaux seraient obligés d’imposer un embargo sur le pétrole
libyen, ce qui maintiendrait les prix du pétrole à un niveau élevé à un
moment où, étant donné l’état actuel de l’économie mondiale, cela aurait
des conséquences négatives importantes. Certains pays, dont les
Etats-Unis, n’ont agi qu’à contrecœur. Seule la France est apparue comme
étant très favorable à une action forte. Ceci est peut-être en rapport
avec le fait que la France – contrairement à l’Allemagne (qui s’est
abstenue du vote au Conseil de sécurité), à la Grande-Bretagne et
surtout à l’Italie – n’a pas un gros enjeu dans le pétrole libyen et
espère certainement obtenir une part plus grande dans un après Kadhafi.

Nous connaissons tous les prétextes et les deux poids deux mesures des
puissances occidentales. Par exemple, leur prétendue inquiétude sur les
dommages que subirait la population civile en cas de bombardement aérien
n’a apparemment pas été réveillée à Gaza en 2008-2009, lorsque des
centaines de non-combattants étaient tués par des avions de guerre
israéliens qui défendaient une occupation illégale. Ou le fait que les
Etats-Unis permettent au régime du Bahrein, qui est leur client et où
ils ont une importante base navale, de réprimer violemment le
soulèvement local avec l’aide d’autres vassaux régionaux de Washington.

Il reste néanmoins que s’il était permis à Kadhafi de poursuivre son
offensive militaire et de prendre Benghazi, il y aurait un grand
massacre. Dans ce cas, la population est réellement en danger et il n’y
a aucune alternative crédible pour la protéger. Une offensive de Kadhafi
était prévue quelques heures ou quelques jours plus tard. On ne peut
pas, au nom de principes anti-impérialistes, s’opposer à une action qui
éviterait un massacre de la population civile. Dans le même ordre
d’idées, même si nous connaissons bien la nature et les deux poids deux
mesures des flics dans l’Etat bourgeois, on ne peut pas, au nom des
principes anticapitalistes, en vouloir à quelqu’un qui ferait appel à
eux en cas de menace de viol imminent et s’il n’y a pas une autre
manière d’arrêter les violeurs.

Cela dit, et sans nous opposer à la zone d’exclusion aérienne, nous
devons faire preuve de méfiance et préconiser une surveillance attentive
des actions des Etats qui l’appliquent pour s’assurer qu’ils
n’outrepasseront pas la protection de la population civile mandatée par
le Conseil de Sécurité. Lorsque je suivais à la télévision les foules à
Benghazi qui acclamaient le passage de la résolution, j’ai remarqué au
milieu des manifestants une grande affiche sur laquelle on pouvait lire
en arabe : « Non aux troupes étrangères ». Les gens là-bas font une
distinction entre d’une part « l’intervention étrangère », qui signifie
pour eux des troupes au sol, et une zone d’exclusion aérienne
protectrice d’autre part. Ils sont opposés à des troupes étrangères. Ils
sont conscients des dangers et à juste titre ne font pas confiance aux
puissances occidentales.

En résumé, je pense que d’une perspective anti-impérialiste on ne peut
pas et on ne doit pas s’opposer à une zone d’exclusion aérienne, étant
donné l’absence d’alternative plausible pour protéger la population en
danger. Il a été rapporté que les Egyptiens fournissent des armes à
l’opposition libyenne – et c’est bien – mais cela ne suffit pas pour
modifier la situation de manière à sauver Benghazi à temps. Mais encore
une fois, on doit maintenir une attitude très critique à l’égard de ce
que pourraient faire les puissances occidentales.

Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?

Il est difficile de savoir ce qui va se passer maintenant. La résolution
du Conseil de sécurité des Nations Unies n’a pas appelé à un changement
de régime, et ne concerne que la protection de la population civile.
L’avenir du régime de Kadhafi est incertain. La question clé est de
savoir le soulèvement reprendra à l’ouest de la Libye, y compris à
Tripoli, conduisant à une désintégration des forces armées du régime.
Dans ce cas, Kadhafi pourra être rapidement renversé. Mais si le régime
réussit à maintenir un contrôle ferme sur l’ouest du pays, il y aura une
division de facto du pays, et cela même si la résolution affirme
l’intégrité territoriale et l’unité nationale de la Libye. C’est
peut-être ce qu’a choisi le régime, vu qu’il vient d’annoncer son
acceptation de la résolution des Nations Unies et a proclamé un
cessez-le-feu. Cela pourrait entraîner une impasse durable, avec Kadhafi
qui contrôlerait l’Ouest du pays et l’insurrection l’Est.

Il faudra évidemment du temps avant que l’opposition puisse incorporer
les armes qu’elle reçoit depuis et à travers l’Egypte et devienne
capable d’infliger une défaite militaire aux forces de Kadhafi. Vu la
nature du territoire libyen, il ne peut s’agir que d’une guerre
conventionnelle plutôt que d’une guerre populaire, une guerre de
mouvement à travers de vastes étendues de territoire. C’est la raison
pour laquelle le résultat est si difficile à prévoir. La vérité est que
nous devons soutenir la victoire du soulèvement démocratique libyen. Sa
défaite face à Kadhafi serait un recul sévère qui affecterait la vague
révolutionnaire qui secoue actuellement le Moyen-Orient et l’Afrique du
nord.

(Traduction A l’Encontre)

(20 mars 2011)