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Etre anticapitaliste au Maroc

D 3 décembre 2009     H 16:48     A Julien Terrié     C 0 messages


Ouarzazate, le 17 septembre 2009. Ismail Manouzi est directeur du
journal « Almounadil-a », regroupant depuis 2005 des articles et analyses
politiques sur l’actualité politique et les luttes sociales au Maroc. Propos
recueillis par Julien Terrié (NPA 31).

Extraits.

Le roi du Maroc, Mohamed VI, jouit d’une bonne image
à l’échelle internationale. Il est même surnommé le « Roi
des pauvres ». Qu’en est-il en réalité ?

C’est vrai que le régime apparaît comme une exception parmi
les pays arabes. Hassan II a laissé l’image d’un régime
autocratique et moyenâgeux, mais qui juste avant sa mort a su
se donner une nouveau visage en convoquant un gouvernement
dit « d’alternance », présidé par le secrétaire général de l’Union
Socialiste des Forces Populaires (USFP), le plus grand parti
d’opposition reconnu, mais aujourd’hui totalement converti au
libéralisme et ... à la monarchie. L’actuel roi a continué à travailler
sa « communication » par des mesures n’ayant aucun coût
politique ou économique mais une forte charge symbolique :
révision mineure du code de la famille, création de la structure
dite « Instance Équité et Réconciliation » pour tourner la page de
la répression, permission à la presse de fouiller le passé
dictatorial et d’évoquer quelques tabous. Ces mesures, dont la
portée a été gonflée par les médias constituent la base de cette
bonne image. Il est vrai que l’héritage du régime d’Hassan II en
matière d’atteinte aux libertés fondamentales, de répression, de
paupérisation, mais aussi d’analphabétisme est une raison
suffisante pour expliquer les efforts de communication du
nouveau roi pour tenter d’absorber le mécontentement populaire
grandissant, tout en préservant son essence autocratique et
poursuivant la mise en oeuvre des politiques libérales.

Quel est aujourd’hui le rôle de la monarchie ?

La monarchie doit aujourd’hui garantir et renforcer les intérêts
des sociétés multinationales et des pays créanciers de la dette
marocaine grâce aux privatisations et à l’exploitation des
ressources agricoles et minières (le Maroc est le premier
producteur mondial de phosphate). Tout ceci est en lien avec le
renforcement de la présence économique de la France qui
représente environ 60 % des investissements étrangers au
Maroc. L’Espagne est au deuxième rang avec 15 %. Les accords
de libre échange doivent permettre l’extension des marchés des
multinationales et le démantèlement du tissu économique local.
Les risques sont donc importants de voir rapidement exploser le
chômage et s’accélérer l’exode rural. Socialement, la politique de
Mohamed VI est comparable à celle de Sarkozy, avec la casse des
systèmes de solidarité, la privatisation du système de santé, du
système universitaire...Par ailleurs, le rôle du régime marocain au
service de la politique de lutte contre le terrorisme s’est accru,
principalement à cause de la place importante des Marocains
dans les réseaux d’Al Qaïda. D’où le renforcement de la présence
militaire impérialiste dans la région (des exercices militaires de
l’OTAN et une base militaire près de Tan-Tan), et l’attribution à la
monarchie d’un nouveau rôle de garde-frontières face aux vagues
d’immigration des victimes des politiques libérales en Afrique.

Quel impact a la crise ?

Pour l’instant, les effets sont indirects. La première ressource
financière du pays étant les Marocains résidant à l’Etranger
(MRE), les licenciements en Europe vont certainement avoir un
impact sur les chiffres de cette année. En ce qui concerne les
sources de revenus internes au pays, dans le textile 50000
emplois ont déjà disparu. L’agriculture ne souffre pas trop grâce
aux pluies particulièrement exceptionnelles de ces deux dernières
années, mais elle reste fragile et dépendante du pluviomètre.
L’exportation de phosphate reste stable. Le chômage des jeunes
risque de s’aggraver mais c’est un problème systémique et de
longue date, qui est d’ailleurs à l’origine du Mouvement des
Jeunes Diplômés au Chômage, véritable bête noire de la
monarchie. Depuis la naissance du mouvement en 1991, les
jeunes n’ont toujours aucune reconnaissance légale ne serait-ce
qu’associative, ce qui ne leur permet toujours pas, par exemple,
d’avoir de locaux. Ce mouvement a eu la grande vertu d’éduquer
le mouvement social marocain paralysé par la répression et une
crise profonde du syndicalisme. Ses militants ont été les premiers
à ressortir dans la rue, surtout dans les petites villes. Ils ont ainsi
réussi à maintenir la pression sur la monarchie pour obtenir
l’embauche de 35 000 à 40 000 jeunes par an dans la fonction
publique. L’apogée du mouvement a été la plus grande
manifestation de jeunes à Rabbat en 1999. Depuis 2004, le
gouvernement et les collectivités locales stoppent les
recrutements en divisant les embauches par cinq. Ceci a
énormément affecté le mouvement et réduit sa base. On assiste
depuis à un changement de stratégie en lien avec leur
affaiblissement, avec des mobilisations plus locales et parfois plus
radicales.

Comme à Sidi Ifni
en 2005 ?

Par exemple.
L’énorme mobilisation
des jeunes et des
habitants d’Ifni a montré
une forte détermination
de la population. Ifni a
cette particularité d’être
une petite ville (20 000
habitant-e-s) sans
activité économique
principale. A la suite
d’un forum social local,
les habitant-e-s ont
élaboré une plate-forme
de revendications et élu
un « secrétariat de suivi
de la situation » avec des représentant-e-s des associations,
partis politiques et syndicats. En 2005, la population a bravé
l’interdiction de manifester et l’aile modérée a quitté le secrétariat
ce qui a laissé la place à une autogestion salutaire qui a permis le
développement de la mobilisation. Les autorités n’ont pas laissé
faire, la répression s’est abattue pendant 3h sur la ville, mais les
manifestants ont tenu bon, la police s’est retirée et la
manifestation a continué pour finir devant le commissariat. La
population a fait preuve d’un immense courage et de dignité.
Politiquement, ce fût une nouvelle preuve de l’utilité d’une force
politique qui a pris beaucoup d’importance et dans laquelle
beaucoup de camarades se sont organisés : Attac Maroc.
Il y a eu une nouvelle mobilisation en 2008,
l’ « intifada d’Ifni »...
Oui, cette fois le mouvement est parti des jeunes non diplômés.
La municipalité devait embaucher 8 balayeurs, mais ce sont 800
jeunes qui se sont présentés ! Les 792 non embauchés sont allés
bloquer la route entre le port et le village, 12 sont restés par un
sit-in improvisé. Ils ont tout de suite reçu le soutien de la
population et des milliers de gens sont venus aider à bloquer la
sortie des camions du port. Ce qui est surprenant c’est que, d’une
part, les autorités n’ont pas réprimé d’emblée et, d’autre part,
que les jeunes ont voulu parler directement avec les autorités
nationales en refusant la légitimité des négociateurs prévus. Le
pouvoir a fini par réagir de façon militaire en encerclant par la
mer et par la terre les manifestants. Le 8 juin 2008 les habitants
d’Ifni ont été victimes de viols et de vols, de pillage d’ordinateurs,
de téléphones portables, de bijoux et d’argent. Les forces
publiques ont usé de bombes lacrymogènes, de balles de
caoutchouc, de pierres et de bâtons. Quatre manifestants sont
morts, la police a procédé à 300 arrestations. Les détenus ont été
torturés. Tous ces faits ont été listés et dénoncés par l’Amhd
(Association Marocaine des Droits Humains) et une campagne
nationale et internationale a bien fonctionné notamment sous la
forme d’une caravane de solidarité. Mais malheureusement le
mouvement ne s’est pas étendu. Une campagne du CADTM a été
menée pour la libération de Bara Brahim, un de nos camarades,
et de tou-te-s les détenus d’Ifni. Brahim est sorti de prison en
mai dernier après un an alors qu’il avait été condamné à 10 ans !
Trois autres militants ont été libérés avec lui, grâce à la
campagne de solidarité. Attac Maroc se restructure et
recommence à accumuler des forces. Un « comité du Sit-in » a vu
le jour. Une frange du « secrétariat de suivi de la situation », la
plus proche du pouvoir, a proposé une issue politique à la
situation et a constitué une liste pour les dernières municipales
sous l’étiquette du Parti Socialiste. Ils viennent de gagner la
majorité des sièges. La majorité des élus ne sont
malheureusement pas mus par de bonnes intentions. Il y a parmi
eux beaucoup d’arrivistes, mais la population reste sur la position
de « donner du temps à nos élus ». Les camarades plus radicaux
poussent d’ailleurs la population à créer des comités de contrôle
des élus. Ce type de mobilisation populaire paraît de plus en plus
fréquente.

On a beaucoup parlé de la montée des
fondamentalistes religieux sur l’échiquier politique. Où en
est-on après le scrutin municipal de 2009 ?

L’existence du Parti de la Justice et du Développement (PJD),
représentant la mouvance salafiste, a été longtemps une aubaine
pour la monarchie. Ce parti acceptant sans problème les
politiques libérales de la Banque Mondiale et du FMI, il a permis à
la monarchie de lutter contre la gauche sur leur terrain. Par
exemple sur les luttes féministes, les courants salafistes
mobilisèrent autour de 500.000 personnes contre la lutte du
collectif associatif féministe et ses propositions de réforme pour
inscrire le droit au divorce, la garde d’enfant en cas de
séparation, et la juste répartition de l’héritage entre hommes et
femmes (contraire au Coran) dans la loi. Le PJD possède une très
forte capacité de mobilisation qui en fait la première force
politique du pays. Elle est due notamment à une forte
implantation parmi les communautés pratiquantes, grâce aux
confréries religieuses. Cela s’est vu clairement dans les
mobilisations contre la guerre en Irak et dans le soutien à la
Palestine pendant l’attaque sur Gaza (les salafistes représentaient
2/3 du cortège avec beaucoup de femmes et de jeunes contre
1/3 pour la gauche). Pourtant, après les législatives de 2007 et
leur défaite, en ayant pourtant obtenu le plus grand nombre de
voix avec 10,7%, les salafistes ont du mal à rebondir. Ils ne
représentent plus une force alternative après les expériences
désastreuses de leurs élus (cas de corruption avéré à Meknes), et
la population les considère de plus en plus comme un parti dans
la lignée des autres, menteur et corrompu. C’est ce qu’a confirmé
le dernier scrutin municipal où le nouveau parti proche du pouvoir
PAM (Parti authenticité et modernité) est passé en tête (avec
néanmoins une participation est tout juste montée à 50% des
inscrits, soit environ 80% d’abstention entre les inscrits
abstentionnistes et les non-inscrits !) […]

Subissez-vous la censure dans votre journal ?

Jusqu’à présent nous écrivons ce que nous voulons, la
censure ne nous est pas tombée dessus à proprement parler,
même si nous donnons l’actualité très précise et fine du
mouvement syndical et social marocain. Nous ne nommons pas
expressément le roi pour ne pas tomber sous le coup de la loi,
mais nous parlons du « gouvernement » ou de la « monarchie ».
On s’adapte. Nous tirons à 3000 exemplaires et nous faisons
essentiellement une vente militante, évidemment sans
subvention. Notre site est aussi un des sites politiques marocains
les plus visités et nous mettons en ligne des oeuvres classiques
en arabe, nous fournissons notamment le site marxisme.org en
traductions. La diffusion de certains de nos articles traduits se fait
en France dans le magazine Inprecor ou sur le site Europe
Solidaire Sans Frontière, on l’espère rapidement dans la nouvelle
revue Contretemps. Nous nous organisons autour du journal.
Pour nous déclarer en tant que force politique il faudrait accepter
officiellement les trois piliers du régime : la monarchie, l’islam et
l’unité nationale... Trois choses qui nous posent problème !
Quand nous serons plus costauds, nous aurons un rapport de
force favorable pour que ces formalités ne nous coûtent rien
politiquement.

Tentez-vous des alliances avec d’autres groupes de
gauche radicale pour peser sur la situation ?

Oui, nous avons entamé un débat avec une organisation
nommée Voix Démocratique qui se classe elle même dans le
camp de la gauche radicale. Ce parti est issu d’une scission du
parti de Serfaty « Ila Al Amame » (« en avant » en arabe), mais
en a gardé les pratiques internes peu enclines à la contradiction.
Nous avons toujours eu un rapport très tendu avec eux
politiquement et dans les luttes. Nous souhaitons discuter avec
eux car, malgré tout, beaucoup de choses nous rassemblent.
Nous devons clarifier avec eux des thèmes importants
notamment notre stratégie dans les organisations syndicales.
Alors que nous tentons d’organiser les syndicalistes « luttes de
classe » dans les syndicats, les cadres de VD prennent les postes
à responsabilité en faisant d’énormes concessions aux
bureaucrates. Ceci pose problème très souvent, et nous pensons
qu’il faut que l’on ait une discussion franche avec eux. VD a
souvent eu une stratégie d’alliance de toute la gauche, mais
commence à se positionner pour l’union de la gauche radicale,
alors nous disons : « chiche » ! Nous voulons sincèrement avoir
le débat avec eux pour, qui sait, avancer sur une alliance sérieuse
et solide dans les luttes et sur des événements politiques
concrets. Nous avons été déçus par l’inefficacité d’une alliance qui
a eu lieu entre VD et le Parti d’Avant-garde Démocratique et
Socialiste PADS qui n’avait rien donné de concret... Les luttes
courageuses du peuple marocain méritent mieux que ça !