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Une nouvelle avancée de la révolution tunisienne

D 22 mars 2011     H 05:08     A MANSOURI Anis     C 0 messages


Nous nous sommes entretenus avec Anis Mansouri, de retour d’une semaine en Tunisie, où il a été molesté et arrêté pendant quelques heures pour avoir participé à une manifestation en province. Cela ne l’a pas empêché de prendre part à la « journée de la colère », le 25 février à la Kasbah de Tunis.

Jean Batou – Peux-tu présenter rapidement les principales évolutions de la situation politique en Tunisie qui ont conduit à la formation du Conseil national de défense de la révolution (CNDR) ?

Anis Mansouri – Depuis la répression brutale de la caravane de la liberté, le 28 janvier, la mobilisation populaire s’est développée au niveau régional et local avec des sit-ins pour déloger les gouverneurs fraîchement nommés, des mobilisations de chômeurs-euses, des grèves sectorielles et des limogeages de directeurs par les salarié-e-s. Plus la pression augmentait, plus le gouvernement central faisait des concessions (nominations annulées, mutations dans d’autres régions, etc.). De plus, les revendications portées par le Front 14 janvier (gauche anticapitaliste et nationalistes arabes), soit la dissolution du gouvernement provisoire et l’élection d’une Constituante, ont été reprises par d’autres secteurs. C’est alors que, dans la foulée de la création de comités locaux, un Conseil national de défense de la révolution (CNDR) s’est constitué centralement le 11 février. Le Front 14 janvier a accepté de travailler en son sein avec des forces qui n’avaient pas revendiqué jusqu’ici la dissolution du Gouvernement provisoire, parce qu’elles espéraient pouvoir négocier avec lui (la direction bureaucratique de l’Union générale tunisienne du travail - UGTT, l’Ordre des avocats, les magistrats, le parti islamiste Ennadha). Il faut noter qu’une partie importante des féministes a refusé d’intégrer le CNDR, compte tenu de la présence d’Ennahdha en son sein. Cette absence crée un vide dangereux, que seules les féministes sont en mesure de combler.

Comment expliques-tu que cette collaboratuion du Front 14 janvier avec des forces qui avaient reconnu au départ le gouvernement provisoire de Mohamed Ghannouchi ait débouché finalement sur une radicalisation de la situation politique et sur son renversement au lendemain de la mobilisation monstre du 25 février ?

L’ampleur des mobilisations locales et régionales a donné une forte légitimité aux revendications du Front 14 janvier. En même temps, la politique hésitante et frileuse du gouvernement donnait de l’espace aux secteurs mobilisés. Le CNDR a alors appelé, le samedi 19 février, à un deuxième sit-in national à la Kasbah (après celui de la Caravane de la liberté), jusqu’au départ du gouvernement. Le 25 février, « Journée de la colère », à Tunis et dans plusieurs villes du pays, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue. Cette mobilisation pacifique monstre a été cependant infiltrée par des éléments mobiles et violents, certainement manipulés par le régime, qui ont continué à agir d’ailleurs pendant tout le week-end, pour justifier une répression violente qui a fait au moins 5 morts et plus de 400 blessé-e-s. Cependant, cette mobilisation a été d’une telle ampleur, qu’elle a forcé le Premier ministre à démissionner le dimanche suivant, et plusieurs de ses Ministres à jeter l’éponge deux jours après…

La révolution tunisienne a démarré après le sacrifice de Mohamed Bouazizi pour protester contre la misère. Les revendications sociales de cette révolution – emploi, indemnités chômage, développment équitable – ont-elles été mises en sourdine au profit de la défense exclusive d’objectifs politiques ?

Les luttes de chômeurs-euses et de salarié-e-s ont continué au niveau local jusqu’à la constitution du CNDR. Depuis lors, elles ont marqué une pause. Rappelons que le CNDR est une structure interclassiste qui réunit aussi des forces libérales. Cette paralysie du front social est un grand problème pour l’avenir de la révolution tunisienne. Il n’y aura pas de démocratie politique sans justice sociale ; et il n’y aura pas de justice sociale sans redistribution des richesses et rupture avec les politiques imposées par les institutions économiques et financières internationales (FMI, BM, OMC, etc.) – notamment l’annulation de la dette odieuse de la dictature. Or, il est question de rembourser 1120 milliards de dinars entre avril et septembre, au détriment bien sûr de l’emploi et des dépenses sociales urgentes. Il est impératif de rediscuter des liens indissolubles entre révolution démocratique et révolution sociale. L’histoire a montré que lorsqu’on sépare les deux, c’est la contre-révolution qui finit par s’imposer.

Les syndicalistes de base de l’UGTT, qui ont largement porté le mouvement révolutionnaire et ont contribué à le politiser, ne peuvent-ils pas jouer un rôle essentiel aujourd’hui pour faire avancer ses revendications sociales ? Y a-t-il d’autres organisations de base qui puissent contribuer aujourd’hui à mobiliser les secteurs les plus défavorisés ?

Les syndicalistes des secteurs les plus combatifs devraient aujourd’hui relancer la mobilisation et l’organisation des travailleurs-euses (y compris des chômeurs-euses et précaires) pour s’assurer que leurs aspirations et revendications ne soient pas abandonnées par le CNDR, au nom d’une priorité exclusive donnée aux réformes politiques. Car dans ce cas, le risque serait grand, qu’une large partie de la population considère que la révolution ne lui a rien apporté et se tourne vers d’autres forces qui misent sur le pourrissement de la situation. Il appartient aussi aux forces anticapitalistes d’assumer leur responsabilité en proposant un programme politique qui lie entre elles les aspirations démocratiques et sociales. Seule la construction d’un rapport de force par en bas, qui fasse appel à la mobilisation et à l’organisation des exploité-e-s peut donner corps à une telle perspective. Il faut y travailler de façon prioritaire en valorisant les expériences des groupes syndicaux et des comités populaires qui ont porté jusqu’ici la révolution en avant.

* Entretien réalisé par Jean Batou.

MANSOURI Anis, BATOU Jean

* Source : solidaritéS, n° 184.