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La conversion de dette : une opportunité pour la Tunisie ?

D 5 juin 2013     H 05:18     A ACET (Auditons les créances envers la Tunisie)     C 0 messages


Le gouvernement tunisien a signé un accord intergouvernemental de conversion d’une partie de la dette avec l’Allemagne le 27 juin 2012 d’un montant total de 60 millions d’euros. Depuis mars 2013, cette « aide » pour la Tunisie semble revenir sur le devant de la scène, avec le ministre français chargé du développement, Pascal Canfin |1|, qui a parlé de « recyclage » de la dette tunisienne envers la France ou encore la députée européenne Marie-Christine Vergiat qui a, elle aussi, évoqué une possible conversion de la dette de l’UE en marge du Forum social mondial à Tunis |2|. Perçue comme une solution face aux problèmes de l’endettement du pays, la conversion de dette n’est pourtant pas nécessairement à l’avantage de la Tunisie.

La conversion de dette : un mécanisme parmi d’autres d’allègement de dette
Il existe différents mécanismes que nous présenterons brièvement afin d’avoir une idée générale de ces derniers.

Le rééchelonnement :

Réviser et réétaler sur une nouvelle période de temps l’échéancier du paiement du principal et des intérêts d’un ou plusieurs prêts puis consolider cela dans un nouvel accord.

Le refinancement :

Recourir à un autre crédit/ prêt qui viendra se substituer au crédit/ prêt initial. Refinancer la dette, c’est donc convertir les arriérés (principal et intérêts) et la dette en cours (en totalité ou en partie) en un prêt nouveau. En règle générale, le prêt de refinancement couvre les arriérés.

La conversion de dette :

Échange de dette contre un actif ou une autre créance dans des conditions de remboursement différentes ou des liquidités. Les termes de l’échange doivent être de telle sorte à ce que le débiteur réalise le paiement de la dette à une valeur inférieure à 100% de la valeur nominale de la dette d’origine (exemples : transformer une créance en titre de propriété (prise de participation en capital) habituellement porteur de dividende ; convertir une dette en une autre forme de dette, en emprunt obligataire à long terme ou sous formes de dons). La conversion de dette doit se traduire en général par un allégement de dette selon le taux de conversion qui est négocié avec le créancier, c’est-à-dire la part (capital et/ ou intérêt ou arriérés) que l’on ne va pas rembourser et qui va être converti (en monnaie locale ou autre type de créance).

La résiliation unilatérale de dette et la remise de dette :

Accord qui a pour effet d’effacer la totalité ou une partie de la dette en cours ou du service de la dette. La remise de la dette peut toucher des arriérés en principal et/ ou des intérêts. Une remise de dette équivaut à une passation, totale ou partielle, aux pertes et profits par le créancier : elle diffère d’une résiliation unilatérale de la dette par le créancier dans la mesure où il y a eu un accord. L’abandon se fait sans accord. Remettre une dette revient pour le créancier à reconnaitre que la dette est irrécouvrable ou que débiteur est devenu insolvable ou autre.

La conversion de la dette tunisienne envers l’Allemagne
L’encours de la dette publique envers l’Allemagne s’élevait en 2012 à environ 312 millions de dinars (soit environ 160 millions d’euros). La conversion de dette allemande, à savoir la conversion d’une partie du service de la dette (capital et intérêts), qui ne sera pas remboursé au créancier mais mis dans un compte en dinars (l’équivalent de 60 millions d’euros soit environ 1/3 de la dette publique allemande) va servir à financer des projets de développement : projets d’alimentation en eau potable des régions défavorisées (Gafsa, Tozeur, Kasserine, Kébili, Kef, Sidi Bouzid, Sfax, Siliana, Tataouine, Médenine, Jendouba, Zaghouan) et l’installation de 4 stations d’épuration à Rgueb, Fouchana, Bengarden (ces projets seront gérés par la SONEDE et l’ONAS).

La conversion de dette : une proposition prématurée dans le contexte tunisien
Cette proposition de l’Allemagne puis la France s’est faite dans le contexte d’une campagne lancée par plusieurs associations telles que RAID, ACET en faveur de la mise en place d’un audit de la dette publique tunisienne. Par ailleurs, de nombreux partis politiques tunisiens s’étaient positionnés pour un audit de la dette lors de la campagne électorale en 2011 |3|.

En juin 2012, le président de la République M. Moncef Marzouki a refusé de signer deux projets de lois portant sur l’augmentation de la quote-part de la Tunisie en droits de tirages spéciaux (DTS) auprès du Fonds monétaire international (FMI), tant qu’un audit de la dette publique tunisienne n’est pas entrepris afin de vérifier si ces dernières sont légalement à la charge de l’État tunisien ou de l’ancien régime |4|. En juillet 2012, un projet de loi soutenu par plusieurs partis politiques a été déposé à l’Assemblée Nationale pour la mise en place d’une commission mixte pour un audit de la dette publique tunisienne. Cette commission sera chargée également d’examiner les propositions de conversion de dette. Ce projet de loi est actuellement en attente d’examen à la Commission des Finances de l’ANC.

Dans ce contexte où il n’y a pas encore eu d’audit de la dette publique, aussi avantageux que cela puisse paraître, la conversion de dette semble prématurée. Et ce, pour deux raisons principales :

Risque de légitimer des dettes odieuses ou douteuses

Ce risque existe dans la mesure où la conversion de dette est un instrument souvent utilisé pour recouvrir des dettes irrécouvrables ou se débarrasser de dettes illégitimes ou odieuses. Le fait de convertir ou de rééchelonner des dettes contractées sous la dictature, choisies par le créancier et dans lequel le débiteur n’a pas son mot à dire et ce, avant même de les examiner et de les auditer, permet ainsi de légitimer ces dettes et en quelque sorte de « blanchir » des créances dont l’origine est douteuse ou qui ont servi à la répression, au maintien du régime ou au pillage du peuple. Cette vague de conversion de dette, soutenue également par certaines parties en Tunisie, comme le Président de la République |5|, le premier ministre |6| ou encore le syndicat de l’UGTT |7|, peut « tuer dans l’œuf » la dynamique naissante de l’audit de la dette publique tunisienne.

D’après le Professeur Buckley, auteur d’un ouvrage comparatif des différentes conversions de dette : « Si un créditeur choisit une dette qu’il “offre” à échanger : il choisira probablement d’échanger une dette illégitime ou odieuse, c’est naturel, la plupart des gouvernements prendront l’opportunité « d’enterrer » leurs actions passées qui peuvent s’avérer être douteuses ou difficile à assumer » |8|.

D’ailleurs, dans cet ouvrage, le professeur Buckley critique fortement la lisibilité de l’action du gouvernement français dans le cadre de l’initiative PPTE : « les gouvernements bénéficiaires ainsi que les partenaires ont du mal à comprendre quelles sont exactement les créances qui font l’objet de conversion et pourquoi elles font l’objet d’un traitement spécial » |9|. De plus, l’OCDE a critiqué le mécanisme français en arguant le fait qu’il n’y a pas d’allègement de la dette puisqu’il s’agit de continuer à rembourser le service de la dette sauf qu’un montant est réinvesti par la France en dons dans des projets que la France choisit et gère à travers l’AFD (agence française de développement), avec des coûts de transactions élevés et une gestion complexe.

Une négociation en position de faiblesse voire de « mendicité »

De plus, le gouvernement tunisien est dans une position de faiblesse vis à vis du créancier : sans audit qui permettrait d’avoir des éléments de preuves du caractère douteux ou odieux de certaines créances, il ne pourra pas négocier à son avantage les conversions ou rééchelonnements de sa dette. Or, pour que la conversion mène véritablement à l’amélioration des conditions sociales, il faut qu’elle soit conçue et exécutée en toute souveraineté, avec des leviers de négociations, et qu’elle soit reprise dans les stratégies nationales de développement.

Dans le cas contraire, il est en position de faiblesse si ce n’est plutôt en position de « mendicité », comme s’il demandait une « faveur » au créancier, acceptant ainsi d’être à la merci du créancier qui choisit le mécanisme et les conditions de ce « cadeau ».

Les conversions de dette : un effet d’annonce favorable aux créanciers plutôt qu’un véritable allègement /solution pour la dette tunisienne
La conversion porte en général sur des montants dérisoires

Concernant les montants de conversion de dette, le plus important montant a été conclu en 1992 (pour un montant du service de la dette de 1992 à 2010) entre la Pologne et certains créanciers officiels du Club de Paris, pour une valeur de 571 millions USD, l’accord Eco-Fund. Les montants des conversions de dette varient en moyenne entre 60 ou 200 millions d’euros.

Quand on compare à l’encours de la dette publique totale de la Tunisie, à savoir 20 milliards d’euros, on se rend compte du caractère dérisoire du montant de la conversion de dette accordée par l’Allemagne en comparaison à la somme que l’Équateur a pu récupérer après l’audit de sa dette publique, à savoir 7 milliards de dollars.

Un moyen de contrôle pour le créancier

Les mécanismes de conversion de dette sont intéressants pour les bailleurs de fonds car cela leur donne un moyen de contrôle considérable sur la façon de dépenser les fonds, l’allocation des fonds, le choix des projets et la manière de les mener. Ces mécanismes ont été critiqués car ils s’avèrent être une perte de souveraineté de l’État dans le choix et la gestion des projets : grâce à ce mécanisme, l’État créditeur possède une marge de contrôle importante. Par exemple, les conversions de dette en investissements privés qui se traduisent par une entrée dans le capital des entreprises publiques.

Une aide liée dans certains cas

La conversion de dette peut être conditionnée, à travers ce que l’on appelle l’« aide liée », c’est à dire que les entreprises ou ONG du pays créancier vont poser des conditions sur les entreprises bénéficiaires (de leur pays) qui vont tirer profit du mécanisme : comme c’est le cas de la France, Espagne et Italie.

L’exemple de la France, à travers le contrat de désendettement et de développement (en abrégé C2D) illustre parfaitement cela. Le C2D constitue le principal volet bilatéral additionnel français d’allègement de la dette des pays.

Cet accord de conversion de dette est un refinancement par dons, dans le budget du pays, des échéances du service de la dette remboursées par le débiteur. La perspective du refinancement agit comme une incitation à rembourser. Ce mécanisme est d’ailleurs assorti d’un dispositif de sanctions analogue à celui des prêts classiques de l’AFD : Le pays rembourse sa dette, puis aussitôt le remboursement effectué, la France reverse une partie en « dons » qu’elle comptabilise dans son aide publique au développement, pour des projets de développement choisis par la France, avec des entreprises françaises et souvent gérés par l’AFD.

L’Agence Française de Développement est l’opérateur des contrats de désendettement et de développement. C’est l’AFD qui instruit et assure le suivi de l’exécution des projets, souvent par des entreprises françaises, conformément à ses propres procédures. Elle a un rôle très important dans l’identification des projets et programmes : des projets déjà identifiés que l’AFD avait en pipeline. Cette conversion de dette a aussi permis à l’AFD de compenser une pénurie de ressources et de financer des projets qui, sinon, seraient restés dans ses cartons, faute de fonds pour les prendre en charge.

Cette approche a cependant eu pour conséquence une contribution très limitée des autorités locales concernées qui n’ont participé qu’indirectement à la programmation du C2D. En effet les décisions sur les projets ont été des décisions unilatérales françaises.

Conclusion :

A travers la conversion de dette, le créancier cherche essentiellement la visibilité d’une action de développement afin de mieux négocier par la suite des accords avec le pays concerné. Nous pouvons aller même plus loin dans le cas de la Tunisie : la conversion de dette apparait être une opération technique propre à chaque créancier qui, en contrepartie de cette « aide », négocie des faveurs économiques et /ou politiques. Ainsi ce n’est pas anodin si l’Allemagne, qui lorgne sur le secteur solaire tunisien pour ses besoins en électricité, ait été le premier pays à proposer et signer une conversion de dette : le partenariat énergétique qu’elle est en train de négocier avec la Tunisie, et sur lequel des critiques émergent, va lui rapporter des milliards Doit-on voir un lien entre la conversion de dette et le partenariat énergétique ?

C’est d’ailleurs dans ce contexte que la France emboite le pas à l’Allemagne pour négocier une conversion de dette : la France et la Tunisie ont convenu d’« œuvrer de concert en vue d’identifier les mécanismes adéquats pour la conversion de la dette tunisienne en projets de développement et garantir sa bonne utilisation ». Or, il est bon de rappeler les positions antérieures de M. Hollande durant la campagne électorale française sur la dette tunisienne. M. Hollande avait effectué, les 24 au 25 mai 2011, en tant que dirigeant du Parti socialiste français (PS) et candidat à l’élection présidentielle française, une visite en Tunisie. Interrogé sur l’annulation de la dette tunisienne par les bailleurs de fonds internationaux, au cours d’une rencontre-débat le 24 mai 2011, avec de jeunes leaders et représentants de la société civile tunisienne, M. Hollande avait prôné un audit de la dette tunisienne. Il a toutefois proposé, au regard de la situation actuelle du pays, de dispenser la Tunisie du paiement des intérêts, mais sans suspendre complètement les paiements de la dette elle-même, pour ne pas voir baisser la notation de la Tunisie.

« Cet endettement n’a pas amélioré les conditions de vie de la population et la fortune accumulée par le clan Ben Ali en vingt-trois ans de pouvoir démontre que d’importants détournements ont été effectués avec la complicité de certains créanciers », a souligné un signataire de la pétition lancée et signée par 120 parlementaires européens pour un audit des créances européennes envers la Tunisie, un socialiste proche de François Hollande, Kader Arif, devenu ministre délégué aux anciens combattants.

Pascal Canfin aujourd’hui ministre chargé du développement, qui était signataire aussi de cette pétition |10|, propose aujourd’hui le « recyclage » de la dette tunisienne, zappant ainsi l’étape de l’identification des « déchets » passés de la France sous la dictature de Ben Ali, par un audit de la dette. Il est donc urgent aujourd’hui de revoir l’idée très répandue selon laquelle la conversion de dette est un mécanisme forcément « gagnant-gagnant » et d’appeler à un audit de la dette publique, étape préliminaire à toute future négociation.

4 mai par ACET

Voir en ligne : http://zelzel.net/deconstruire/la-c...

Notes

|1| http://www.webmanagercenter.com/act...

|2| http://www.letemps.com.tn/article-7...

|3| http://www.youtube.com/watch?v=RuoB...

|4| http://www.mag14.com/national/36-ec...

|5| http://www.jeuneafrique.com/actu/20...

|6| http://www.tap.info.tn/fr/index.php... http://www.businessnews.com.tn/La-F...

|7| http://www.tuniscope.com/index.php/...

|8| http://law.bepress.com/cgi/viewcont... Ross P. Buckley, Debt For Development-Exchanges : History and New Applications, 2011

|9| Id.

|10| http://lafederation.org/index.php?o...