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Albert Camus, un auteur colonialiste ?

D 3 février 2012     H 05:55     A Gisèle Felhendler     C 0 messages


Pour expliquer la pérennité du succès d’Albert Camus auteur
incontesté (incontestable ?) des lettres françaises, c’est peut
être du côté d’un contexte politique porteur, propulsant les
auteurs relais de l’idéologie dominante qu’il faut chercher. Yves
Ansel, spécialiste aussi brillant que controversé propose une
analyse discordante dans un essai encore en quête d’éditeur :
Albert Camus, Totem et Tabou. Voici un résumé des thèses
défendues et qu’il a exprimées lors d’une interview accordée à
Eric Michel. (www.ericpierremichel.blogspot.com)

La littérature française est le miroir d’un système de classe
favorisant les hommes issus d’une classe sociale privilégiée.
Camus, lui, vient du peuple et enracine son oeuvre dans son
siècle. Ceci dit, la longévité de sa notoriété semble moins
répondre à ses qualités littéraires qu’à une coïncidence avec une
idéologie politico-étatique. La tentative de promotion d’une
mémoire officielle permet à l’Etat de faire un tri dans la
production artistique, pour gérer oubli ou célébration. La postérité
est alors un réel enjeu politique dont jouit Albert Camus.
En 2010, pour le cinquantième anniversaire de sa mort, il est
question de transférer les cendres du Prix Nobel 1957 au
Panthéon. Son statut d’auteur classique le rend intouchable,
encensé par ses laudateurs patentés et imperméable à tout
discours dissonant. Camus, mort en 1960, n’a pas vu
l’indépendance de l’Algérie. Ses tentatives pour enrayer la montée
de la violence dans le conflit algérien ayant échoué, il se tait.

Tandis que Sartre prend la parole, Camus tombe dans un oubli
relatif, dont il sortira pour des motifs politiques, sans lien avec
son style ou sa pensée. C’est la chute du monde bipolaire, la fin
des idéologies, l’effacement du communisme qui l’auréolent d’une
imagerie hagiographique, contrairement à Sartre ou Aragon.
Mythes et réalités autour de Camus : on assiste depuis les années
1990 au refoulement de tout ce qui pourrait faire désordre dans
l’iconographie du personnage. Or, cette légende est lourdement
entachée par le rapport de Camus à l’Algérie, et à la colonisation
française dans son ensemble.

La (re)lecture de l’Etranger, publié en 1942, nous éclaire. Sur une
plage écrasée de soleil, Meursault, un pied noir tire sur un Arabe
(le mot « Algérien » n’est jamais écrit) armé d’un couteau. Jugé, il
est condamné à mort non pour le meurtre d’un homme, mais
pour son absence de relation au monde, étrange(r) parce qu’il n’a
pas pleuré à l’enterrement de sa mère, a fumé une cigarette
devant son cercueil.

Un système dans lequel tout ceci a plus de sens que le meurtre
d’un homme porte un nom : la colonisation, où le colonisé n’a
aucune valeur. Le procès qui s’ensuit ne fait pas référence à la
mort d’un homme, totalement néantisé. L’explication officielle de
l’assassinat est le soleil qui aurait fait perdre tout discernement à
Meursault. Mais le roman se ferme sur le mot Haine, celle qui
anime Meursault, annonçant peu de temps avant de retrouver sa
victime : « s’il tire son couteau, je le descendrai ». Il s’agit bien
d’un meurtre prémédité, et non involontaire et gratuit. Depuis
1942, un contresens officiel fait de L’Etranger l’illustration de la
philosophie de l’absurde.

Malgré le décodage des enjeux idéologiques de ce texte par
l’historien, Pierre Nora, dans Les Français d’Algérie (1961), il reste
encore impensable en France de voir l’empreinte de la mentalité
colonialiste dans ce livre. L’Etranger détruit la légende
soigneusement entretenue d’une Algérie de la coexistence
pacifique entre colons et colonisés, celle que Camus journaliste
dépeint dans ses articles de Combat ou l’Express. De même, La
Femme adultère révèle le racisme inhérent au colonialisme,
tandis que Le Premier homme exhume les atrocités des guerres
coloniales, des vérités que Camus se refuse à énoncer dans ses
diverses chroniques.

Les fétichistes de Camus contestent cette vision du grand homme
et dégainent Misère de la Kabylie, article paru en 1939 dans
Alger Républicain en juin 1939 parce qu’à leurs yeux il prouve la
bonne volonté, la générosité et la lucidité du grand auteur
visionnaire. Une lecture attentive montre pourtant qu’il émane
d’un homme favorable à la colonisation.
Trois voies étaient possibles : Une Algérie indépendante, la
conservation de l’Algérie française y compris par la guerre ou le
maintien de l’Algérie française, moyennant concessions et
réformes pour une plus grande justice.

C’est la voie du compromis, celle du « colon de bonne volonté »
(A. Memmi) que choisit Camus comme un certain nombre de
pieds-noirs progressistes qui, sentant qu’on ne peut indéfiniment
tenir en respect la population indigène sans faire d’« efforts » en
vue de leur liberté, non de leur émancipation, tentent de
préserver les acquis en humanisant le système.
Camus ne pense que dans les termes et dans le cadre de la
colonie, l’auteur de Misère de la Kabylie est incapable de s’en
prendre aux racines mêmes du système colonial. Il raisonne en
termes d’assimilation, de fraternité, de générosité, voire de
colonisation positive. A ses yeux, la conquête coloniale aide les
peuples conquis à garder leur personnalité. C’est ne tenir aucun
compte de l’aculturation et de la destruction qu’impose la
colonisation.

Pour justifier le constant refus d’une Algérie coupée de la France,
Camus en évoque systématiquement les « racines séculaires »,
(1830 !) l’ancienneté de l’implantation du peuple français en
Algérie, en occultant sciemment la violence de l’armée
d’occupation : spoliations, exterminations, projet génocidaire.
Il y a ses silences, aussi. Pas un mot sur Sétif et Guelma en 1945.
Camus n’a pu concevoir une Algérie indépendante. Il écrit dans
Combat :« C’est la force infinie de la justice, et elle seule, qui doit
nous aider à reconquérir l’Algérie et ses habitants ».

On a admiré Camus pour avoir osé écrire dans L’Homme révolté,
que le stalinisme et le nazisme étaient deux totalitarismes et
d’avoir dénoncé les camps staliniens quand la gauche
intellectuelle s’abstenait d’ouvrir les yeux. Mais la Guerre d’Algérie
remet cette postérité en perspective. Camus ne conteste pas
l’essence même du fait colonial, qui ne peut en aucun cas être
moralisé !

A cette analyse rigoureuse, on pourrait objecter que Camus,
directement concerné par les répercussions en Algérie, préférait
la prudence. Mais l’affectif ne doit pas prendre le pas sur le
légitime.

Est-il alors possible d’oublier que Camus fut celui qui refusa de
signer la lettre de soutien à Henri Alleg, celui qui dit : « Entre la
justice et ma mère, je choisis ma mère » ?

Gisèle Felhendler