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La revendication d’égalité n’est pas négociable

D 10 avril 2013     H 05:37     A Didier Epsztajn     C 0 messages


J’avais une appréhension à aborder cet ouvrage, compte tenu de certaines divergences avec l’auteur. Divergences politiques, entre autres, sur l’articulation de la « question raciale » ici et maintenant, avec les analyses de l’exploitation, des oppressions, des rapports de pouvoir. Divergences, au sein de larges plages d’accords, je tiens à le souligner. Divergences probablement aussi, dues à l’absence de débats, dont Sadri Khiari ne peut-être tenu responsable.

Je choisi subjectivement quelques éléments analysés ou traités par l’auteur, au fil de sa présentation plus complète de Malcolm X.

A juste titre, Sadri Khiari met en garde contre la transformation de Malcom X « en symbole », en dissolvant ses propositions politiques, par ailleurs non homogènes et non constantes, sa stratégie politique : « Je suis convaincu par contre que l’une des préoccupations politiques de Malcolm X au moins à partir de 1963, a été de penser une stratégie politique et de la mettre en œuvre. Je prétends également que cette réflexion stratégique et l’esprit qui l’a animée peuvent être riches d’enseignements pour nous aussi bien dans ses certitudes, dans ses hésitations avouées que dans ses points aveugles et ses limites. » Il ajoute : « Ce petit livre n’a qu’une prétention modeste. Il se veut une introduction aux problématiques stratégiques développées par Malcolm X au cours de la période, sans doute la plus fructueuse, qui sépare sa rupture avec la NOI (Nation of Islam) de ce 21 février tragique où il nous a quitté. »

Il convient à la fois de situer les positions de Malcolm X dans sa trajectoire et de « penser par nous même de manière autonome ce qu’il a dit, écrit ou fait. Ne pas craindre d’insulter sa mémoire, de l’interpréter, de le tordre si nécessaire. L’honorer, c’est parfois le trahir si lui être fidèle, c’est poursuivre son combat politique ». D’autant que le discours de celui-ci n’est ni linéaire, ni exempt de contradictions, et que son parcours est aussi fait d’hésitations, d’inflexions, d’excès polémiques, etc. Et tout cela dans un contexte très particulier : celui de États-Unis en des temps marqués par la ségrégation/déségrégation, la montée des revendications démocratiques, l’engagement au Vietnam ; et plus largement à l’échelle internationale, par des luttes des mouvements de libération nationale et anticoloniale.

Je ne discuterai pas ici de toutes les analyses, mais je souligne mon accord avec une phrase lourde de sens : « Si nous sommes ici, c’est que vous étiez là-bas ». L’auteur critique au passage « la puissance intégratrice du fameux »creuset républicain » », fantasmagorie dans laquelle se noie une bonne partie de la gauche d’émancipation. Il termine son introduction en espérant que « ce livre aidera à faire en sorte que la pensée libératrice de Malcolm travaille nos propres réflexions. L’intégrationnisme est usé jusqu’à la trame, il est temps de changer les draps ».

Dignité. Contre les « dispositifs de dépersonnalisation », de la réduction des Noir-e-s à un statut d’esclave ou de prisonnier-e, de l’indignité sociale, de la violence, de la peur, d’un statut inférieur, de l’arrachement à leur historicité, de la négation de leur humanité, retrouver la dignité, c’est fissurer « l’un des dispositifs majeurs de l’hégémonie morale et culturelle sur laquelle repose le pouvoir racial : l’autodévalorisation ». Pour Sadri Khiari, il y a là un fil qui « serpente l’ensemble de son parcours » : « Conquérir la dignité. Pour lui-même, un temps. Pour tous les Noirs, par la suite. » Ne pas accepter les dénominations des dominants mais « se nommer soi-même », construire sa propre image, s’autodésigner collectivement, comme condition nécessaire, contre la communauté majoritaire, pour se situer, être, exister, s’affirmer, reconstruire une image positive de soi, « la reconstruction d’une image positive de soi exige la réconciliation des Noirs américains avec leurs origines africaines, la réhabilitation et la valorisation des histoires et des cultures africaines ».

La dignité est inséparable d’une « reconquête de l’histoire », d’une « indispensable révolution culturelle », d’une « réappropriation autonome des savoirs ». La dignité passe aussi par « le devoir d’impolitesse, l’irrespect, la provocation, l’insubordination aux normes et aux mythes intégrateurs, fondateurs des États-Unis, le refus des »règles du jeu » et du »sens des responsabilités », forgés par les Blancs, constamment opposés à la libre initiative noire ». L’auteur fait sans doute référence aux mouvements de désobéissance civile (boycott des magasins, des bus, occupation des salles de restaurants, bousculer les Blancs hors des trottoirs, etc.) et à toutes ces « micro » résistances par lesquels les ségrégué-e-s se réapproprient leur « moi ». La dignité, condition de la résistance noire, en est aussi le mobile et la fin. « La dignité c’est le pouvoir noir ».

Un second point traité par l’auteur me semble très important, il s’agit du pseudo racisme anti-Blancs qui resurgit aujourd’hui dans le débat en France. Cette « thèse » sert toujours à relativiser le racisme blanc, « la notion de racisme-anti-Blancs est une notion raciste blanche », c’est une « inversion idéologique destinée à renverser en apparence l’ordre des responsabilités », c’est une « imposture politique ». Avant de continuer, j’élargis volontairement le propos : se rebeller, s’opposer à la « communauté » dominante, que cela soit celle des bourgeois ou des patrons (exploitation et domination économique), de la majorité de couleur invisibilisée (la blancheur), au système de genre (domination des hommes sur les femmes), à la « tradition » laïco-chrétienne dans les pays de l’occident ; se rebeller, s’opposer à l’État colonisateur et à ses colons réellement exitant-e-s, à l’inégalité structurellement instituée, etc., à chaque fois, les dominants retournent les réalités et parlent de haine de classe, de sexisme, de racisme…

Et si comme le souligne l’auteur, Malcolm X n’évite pas toujours l’essentialisation, la naturalisation des Blanc-he-s, le taxer de racisme-anti-Blanc est « profondément injuste » : « Il conteste à l’oppresseur, le droit de juger l’opprimé et a fortiori de le condamner pour un crime que lui-même ne cesse de commettre en toute impunité. » De manière élargie, Malcolm X illustre, à sa façon, dans un contexte précis, la différence entre le « nationalisme » de l’opprimé et le « nationalisme » de l’oppresseur.

Sadri Khiari insiste sur l’asymétrie des situations : « Le rapport qui existe entre celui qui tente de se libérer de la corde qui l’étrangle et celui qui le tue est un rapport de force, un pouvoir d’oppression auquel s’oppose un pouvoir de résistance. L’un repose sur la maîtrise de la corde, l’autre n’a que des mots de haine pour exister. Le Noir maudit celui qui le pend et il a raison de le maudire ». L’exercice d’une révolte, d’un contre-pouvoir est certes « infecté, comme tout contre-pouvoir, par le pouvoir auquel il s’oppose », mais cela relève encore et toujours de la réalité du mode de domination.

Contre cette « racialisation du corps social dont bénéficient les Blancs », la haine, « forme de résistance symbolique ou psychologique, est une arme destinée à favoriser l’autodémarcation collective des Noirs et à construire leur indépendance politique… »

J’ai apprécié notamment apprécié le chapitre « L’ébauche d’un internationalisme décolonial », j’en extrais juste une phrase : « Malcolm a raison de penser le rapport entre minorité et majorité à travers les rapports de force internationaux, mais les frontières institutionnelles qui balisent les luttes mondiales n’en est pas moins une réalité qui démembre les résistances et introduit en leur sein des intérêts différenciés et des temporalités disjointes. »

Sadri Khiari discute aussi des positions séparatistes puis du nationalisme noir et souligne l’importance du « principe de l’autonomie politique noire », de la « maîtrise de son destin collectif », de l’égalité ou du pouvoir collectif « au centre de cette stratégie, l’unité afro-américaine, adossée à une organisation nationaliste noire », qui passe par le « choix radical de la non-mixité ».

Tout en appuyant cette stratégie, l’auteur montre aussi la minimisation « des tensions qui traversent la société et le système politique blancs ». Il indique : « Du coup, il n’aperçoit pas les brèches, les failles, les cassures , les retournements, les dynamiques parfois paradoxales qui agitent le monde des Blancs, déterminent les positionnements politiques des uns et des autres et pourraient constituer autant de points d’appuis pour une politique de libération noire ».

Il ajoute aussi que « Malcolm n’accorde aucune attention particulière à la question des rapports de classe, inséparable de la stratégie anticapitaliste, comme il fait l’impasse sur la question des Blancs et plus précisément de la classe ouvrière blanche, incontournable pourtant du point de vue d’une stratégie décoloniale aux États-Unis ».

Et je voudrai rebondir sur le début de cette phrase, pour préciser un point de divergence. Ce point à plus à voir avec la très grande incapacité des un-e-s et des autres à rechercher l’articulation entre rapports sociaux de classe, rapports sociaux de sexe (système de genre) et rapports sociaux ou processus de racialisation, qu’avec les thèses particulières de l’auteur.

Et pour m’exprimer comme l’auteur, j’indique que Malcolm X et Sadri Khiari n’accordent aucune attention particulière à la question des rapports sociaux de sexe, du système de genre, inséparable d’une stratégie anticapitaliste…

Car il s’agit ici d’un livre d’un homme qui ne parle que des hommes…

Voici donc un petit livre, en attendant la biographie de Malcolm X, Malcolm X : A life of reinvention, rédigée par Manning Marable, à paraître aux Editions Syllepse, qui contribue au débat sur les stratégies d’auto-émancipation des opprimé-e-s. Celles-ci passent par des organisations autonomes/indépendantes, condition préalable indispensable aux fronts communs contre l’ensemble des systèmes d’exploitation et d’oppression. « Mais, en s’entêtant à défendre l’autodétermination politique noire, il a jeté les bases d’un dépassement de intégrationnisme et du séparatisme, seul susceptible d’offrir un espoir de libération propre aux colonisés de l’intérieur »

Sadri Khiari : Malcolm X. Stratège de la dignité noire

Editions Amsterdam, Paris 2013, 124 pages, 8,50 euros

Didier Epsztajn

Source : http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com